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  • La montagne de Mann

    Pourquoi attendre d’avoir refermé un livre pour en parler ? Je le fais d’habitude, mais cette fois, après qu’un roman décevant m’était tombé des mains, j’ai ouvert le premier tome de La Montagne magique de Thomas Mann (Der Zauberger, 1924, traduit de l’allemand par Maurice Betz), une relecture trop souvent remise à plus tard. Dès les premières pages, une voix intérieure me chuchotait : attention, chef-d’œuvre.

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    « Un simple jeune homme se rendait au plein de l’été, de Hambourg, sa ville natale, à Davos-Platz, dans les Grisons. Il allait en visite pour trois semaines. » Le premier chapitre relate le voyage de Hans Castorp d’Allemagne en Suisse et son arrivée à Davos : deux jours l’ont éloigné de son quotidien « infiniment plus qu’il n’a pu l’imaginer ». « L’espace qui, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent. »

    Avant son stage pratique sur un chantier de constructions, Hans découvre pour la première fois l’univers alpestre. A la gare du village, son cousin Joachim Ziemssen le presse de descendre : une voiture va les emmener au sanatorium international Berghof. Hans le complimente sur sa mine, Joachim le ramène à la réalité. Le soleil a bruni sa peau, oui, mais le médecin pense prolonger sa cure de « six bons petits mois ». Au Berghof, on se fait une tout autre idée du temps, trois mois passent comme un jour, « on change de conceptions ». Cette analyse du temps et de la manière dont on le perçoit sera un des leitmotivs du roman.

    En échangeant leurs impressions sur le paysage, sur la qualité de l’air à seize cents mètres d’altitude, Joachim répète « nous autres, ici, en haut », comme s’il s’agissait d’un monde à part. Hans est content de découvrir sa chambre « gaie et paisible » au numéro 34, à côté de celle de son cousin. Une Américaine y est morte deux jours avant, mais tout a été désinfecté par « des fumigations ». Hans écoute distraitement, s’étonne du froid des radiateurs – pas de chauffage en été, il s’habituera. Au restaurant, pendant un excellent dîner, Joachim lui parle des habitudes et des gens, puis le présente au médecin en second, le Dr Krokovski, qui ironise sur la « santé parfaite » du jeune ingénieur de la marine. La première nuit de Hans sera peuplée de rêves étonnants.

    Le chapitre II revient sur son passé : ayant perdu sa mère puis son père avant ses sept ans, Hans Castorp a vécu d’abord chez son grand-père, un sénateur qu’il aimait et admirait, qui lui a transmis ses valeurs avant de mourir d’une pneumonie, comme son fils. Puis chez son tuteur et oncle, le consul Tienappel, qui gère le patrimoine de Hans et lui conseille des études et un bon travail s’il veut continuer à mener sa vie agréable  de jeune bourgeois – linge marqué, tailleur, confort.

    Le trouvant fatigué après son examen d’ingénieur, le médecin lui a conseillé des vacances en haute montagne ; aussi le consul lui a suggéré de passer trois semaines avec son cousin qui s’ennuie au sanatorium depuis cinq mois. En découvrant l’établissement, Hans est curieux de ce mode de vie tout nouveau pour lui et suit à peu près l’horaire de son cousin – sur le conseil du médecin-chef Behrens qui trouve que le visiteur ferait un meilleur malade que lui.

    La sieste obligatoire sur la galerie n’est pas pour lui déplaire, Hans trouve la chaise-longue extraordinairement confortable. Bizarrement, ses cigares préférés n’ont plus ici leur bon goût habituel. Les jeunes gens qu’il croise ont l’air joyeux, exubérant, il les trouve très libres dans leurs manières et leur tenue. En promenade, Joachim et lui rencontrent « un étranger, un monsieur gracieux et brun », Settembrini. Ses vêtements manquent d’élégance, mais Hans est aussitôt charmé par sa façon de s’exprimer, pleine d’esprit et d’allusions. Il remarque aussi certaines femmes, comme l’attirante Mme Chauchat, qui mange à la table dite des « Russes bien » ou Maroussia, qui semble troubler son cousin.

    Qu’est-ce qui enchante dès ces premiers chapitres de La montagne magique ? Nous arrivons avec le héros au Berghof, nous ressentons avec lui un changement complet d’atmosphère – le paysage et le climat des Alpes, les rites du sanatorium. Thomas Mann décrit avec art ses personnages, leurs émotions, pose ici et là un présage, un accent, une observation dont on se doute qu’ils auront une suite. Il y mêle des réflexions sur la maladie, la mort, l’existence, les autres. Avec humour le plus souvent, sans s’appesantir. Ces digressions ralentissent l’intrigue et imposent en quelque sorte au lecteur le rythme, la durée de la cure. Au sanatorium, on s’amuse aussi, on peut même y tomber amoureux. Alors que les trois semaines vont se terminer, Hans se dit qu’il y resterait bien un peu plus longtemps.

  • Bonheur

    parisa reza,les jardins de consolation,littérature française,roman,iran,xxe,famille,éducation,histoire,culture« Durant quinze ans, elle n’a retiré son tchador qu’à l’intérieur des pièces exiguës où ils logeaient, ou parfois seule dans la plaine, courts moments qu’elle volait à la vie à l’abri des regards. Maintenant, elle passe la plupart de son temps à travailler dans son jardin sans tchador et roubandeh. Et, parfois, elle s’amuse à grimper en haut de son mûrier, à monter sur son toit, ou à jouer avec son fils dans son jardin. Et sa peau, qui n’avait pas connu le soleil pendant toutes ces années, noircit à vue d’œil et son teint devient celui de Sardar, et ils reconnaissent ensemble que le bonheur a une couleur. »

    Parisa Reza, Les jardins de consolation

  • D'une vie à l'autre

    Parisa Reza a donné un beau titre à son premier roman : Les jardins de consolation. Née à Téhéran en 1965, arrivée en France à dix-sept ans, elle écrit en français. L’histoire de Talla et Sardar, un couple de paysans, puis de leur fils Bahram, se déroule entre 1920 et 1953. Parisa Reza utilise dans son récit le calendrier iranien. En 1299, à douze ans, Talla quitte son village natal, Ghamsar, sur le dos d’un âne, avec son mari qui marche à ses côtés.

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    Festival de la rose à Ghamsar-Kashan (Synotrip)

    A Ghamsar, « le bout du paradis, tombé du ciel », pousse la rose de Perse, dont quelques familles extraient « la plus odorante essence de rose ». « Ce n’est pas sans raison que le paradis est né dans le désert. Aucun être entouré de verdure n’aurait imaginé le paradis. Lorsque les gens de la région disent que Ghamsar est un paradis, ils reconnaissent en lui un improbable objet de désir : un jardin de fleurs et de fruits. »

    Les femmes ne sortent pas du village. Talla travaille dans le verger, cueille les roses, s’occupe des poules, trait les brebis et fait le beurre, le fromage et le yaourt. A vingt ans, Sardar vend ses terres, il veut quitter Ghamsar, souvent la proie de pillards, et vivre ailleurs. Talla, neuf ans, travailleuse, sera une bonne épouse. Pour une fille, c’est l’âge de se marier. Le père de Talla lui accorde sa main, mais prudent, décide que le mariage ne sera célébré et consommé qu’au retour de Sardar.

    Si elle souhaite devenir une femme, Talla est encore une enfant qui s’épanouit en plein air, aux champs, dans le verger. Dans cette famille nombreuse, elle a pris en charge sa sœur cadette, Havva, qu’elle emmène partout avec elle. Mais la petite est fragile, mouille encore sa couche à quatre ans ; le père, exaspéré, la bat et cause un jour sa mort, horriblement. Sardar revient, trois ans plus tard, heureux de voir à Talla une silhouette de femme. A son bonjour, elle répond par une gifle « retentissante ». Il lui explique qu’il lui a fallu ce temps pour sortir de la misère. Talla ne veut pas divorcer, elle veut partir, rapidement.

    Elle a peur de franchir les montagnes. Ils traverseront le désert pour arriver à Kashan, puis ils iront vers le nord, deux cent cinquante kilomètres à parcourir pour atteindre la capitale. Au village, les femmes ne portent le tchador blanc ou coloré que pour la prière, sinon elles se contentent d’un foulard noué derrière la tête. Sardar lui a rapporté de Téhéran un tchador noir et un « roubandeh » (voile) blanc comme en portent les habitantes de Téhéran, Talla accepte de les porter pour entrer dans son nouveau monde, elle s’y sent à l’abri.

    Installés d’abord dans un faubourg de Téhéran (une simple pièce dans la cour du maître), ils subissent un ordre social inconnu à Ghamsar où ne régnait aucun khan, où chacun possédait sa maison et ses terres. Ici le paysan craint le maître. La vie paisible y est à peine troublée par le coup d’Etat de Reza Khan. L’été, la transhumance les emmène vers le nord, à Shemiran. Talla aime ces collines qui lui rappellent son pays natal.

    Enceinte une première fois à treize ans, elle perd une petite fille à six mois de grossesse. A quinze ans, elle accouche d’un fils, qui ne vivra pas longtemps. Elle se croit maudite. Sardar ne lui reproche rien, mais les gens la critiquent. Quand Reza Khan devient Reza Shah (roi d’Iran) et annonce de grands changements pour le pays, ils vont s’installer à Shemiran, où Talla retrouve « vigueur et espoir ». On y vit sans peur.

    Enfin naît le fils tant attendu, sept ans après le précédent : Bahram (« un prince vaillant et grand chasseur de fauves ») Amir (le nom de son père). Sardar, berger analphabète, possède à présent un nom de famille, une carte d’identité, le droit de vote, grâce à la révolution constitutionnelle. Les gens doivent s’habiller à l’européenne, le tchador est interdit. Sardar croit en Dieu et son Prophète, mais il ne va pas à la mosquée. Talla, indifférente aux nouveaux droits des femmes, heureuse d’être mère, se contente d’être maîtresse chez elle.

    Deux ans après la naissance de Bahram, ses parents deviennent enfin propriétaires d’une maison et d’une bergerie entourées d’un grand jardin, à Gholhak. Sardar a réalisé son rêve. Même si Talla est d’humeur changeante, le couple tient bon. Insensiblement, Bahram devient le héros du récit : il est beau, intelligent, volontaire. Ses succès scolaires ravissent son père.

    D’une vie à l’autre, Les jardins de consolation racontent l’histoire d’une famille, le destin d’un garçon doué – peut-être trop aimé par sa mère pour aimer vraiment une autre femme un jour –, et l’évolution d’un pays. Des jardins de Ghamsar aux jardins de Shemiran, Parisa Reza décrit la vie du foyer et celle au dehors. C’est tout un pan de l’histoire iranienne qu’elle nous fait traverser, entre rêves amoureux et péripéties politiques. Un très beau premier roman, prix Senghor 2015, qui donne envie de lire le suivant, Le parfum de l’innocence.

  • Gouverner

    clara dupont-monod,la révolte,roman,littérature française,aliénor d'aquitaine,richard coeur de lion,pouvoir,guerre,culture« Ma mère est une femme sûre d’elle. Je lui fais une confiance absolue. Elle doit cette assurance à sa naissance, puisqu’elle est duchesse d’Aquitaine, élevée dans le luxe et les livres, nimbée du souvenir de son grand-père, le premier poète. Pour elle, la soie et le savoir ne font aucune différence. Très tôt, elle a géré ses fiefs d’une main ferme. Les rébellions des seigneurs, les récoltes, le tracé des frontières, le règlement des litiges… Aliénor aime gouverner et connaît chaque ruelle de son Aquitaine. Car elle porte sa terre comme un bijou fondu dans sa peau. Un bijou puissant : l’Aquitaine, cela signifie un territoire immense et riche, qui s’étend du Poitou à la frontière espagnole en débordant sur le Limousin et l’Auvergne. Le seigneur d’une telle contrée est bien plus puissant que le roi de France. »

    Clara Dupont-Monod, La révolte

  • Pour Aliénor

    Fervente admiratrice d’Aliénor d’Aquitaine, Aliénor de Bordeaux, à qui je dédie ce billet, nous a invités tout au long de l’année dernière sur les traces de cette « dame du temps jadis » – à travers une vie, des mots, des lieux comme la magnifique abbaye de Fontevraud. Dans La révolte, Clara Dupont-Monod raconte l’histoire de cette reine médiévale par la bouche d’un de ses fils, Richard Cœur de Lion.

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    Le gisant d’Aliénor d’Aquitaine dans l’abbaye royale de Fontevraud, détail © AFP

    En épigraphe, un extrait d’une lettre d’Hildegarde de Bingen à Aliénor d’Aquitaine : « Ton esprit est comme un mur battu par la tempête. Tu regardes autour et tu ne trouves pas de repos. » Le récit de Richard Cœur de Lion commence par cet ordre qu’elle donne à ses fils d’aller renverser leur père. Son premier époux, Louis VII, roi de France, avait quinze ans quand il a épousé Aliénor, elle en avait treize. Une union sans héritier, ennuyeuse : « Elle aimait la littérature, lui les Evangiles ; elle demandait des fêtes et des guerres, il voulait la paix et le dialogue. Elle croit au pouvoir, lui à Dieu. »

    Ce premier mariage annulé, elle épouse Henri Plantagenêt, roi d’Angleterre, « de onze ans son cadet », avec qui elle fera sept enfants. Le contrat prévoit qu’il lui laisse la mainmise sur l’Aquitaine, mais son royal époux traite ses nouvelles terres en « royaume conquis » et y change tout « selon ses désirs, ignorant la révolte montante ». Aliénor fait couronner son fils aîné, Henri, pensant « un peu régner à travers lui », mais son plan échoue, d’où son appel à la vengeance des fils contre leur père.

    C’est pourquoi elle offre son Aquitaine à Richard Cœur de Lion, le faisant duc d’Aquitaine à quatorze ans – « A ma charge de la défendre et de l’honorer. » Son frère aîné, Henri, l’a toujours regardé de haut ; Richard est prompt à se battre. Aliénor l’a élevé avec un enfant abandonné, Mercadier, « vigilant, fripon, bagarreur comme personne », compagnon loyal. Henri ressemble trop à leur père, Richard lui préfère Mathilde, l’aînée des filles, son aînée d’un an. Les enfants se méfient les uns des autres. Leur père n’a de sentiment paternel que pour Jean, le quatrième et petit dernier des fils.

    La reine Aliénor réside tantôt en Angleterre, tantôt en France, ses enfants toujours avec elle : elle veille sur eux, mais « pas la moindre parole tendre (…) ni non plus de caresses. Très tôt, nous avons senti que pour ma mère, le bonheur s’accompagne toujours d’une menace. » Elle craint leur disparition.

    Flash-back. Le monologue de Richard, le troisième fils, remonte en avril 1152, à Poitiers : on y célèbre la reine d’avril, « regina avrilloza », qui a osé quitter le roi de France. Elle pense déjà, en galopant dans la campagne, à ce Plantagenêt qui ira loin. « Aliénor a trente ans. Elle agit comme elle veut. Elle n’est pas inquiète. » Sur ses gardes, pourtant : elle se sait une proie, elle qui possède le Poitou et l’Aquitaine. Pas question qu’un seigneur l’enlève, l’épouse de force pour acquérir ses terres. « Le 18 mai 1152, Aliénor épouse le Plantagenêt. Elle n’a que faire des rumeurs. »

    Deux ans plus tard, elle perd ses illusions. L’Angleterre, sortie de la guerre civile, réclame son nouveau roi qui a promis de « soustraire les biens des pauvres à la rapacité des grands ». Elle doit embarquer, un fils dans les bras, enceinte à nouveau, pour les terres humides du prieuré de Bermondsey, le palais de Westmister étant en travaux. Thomas Becket, l’archidiacre, l’accueille ; il est encore l’homme de confiance – dans quelques années, le roi ordonnera sa mort. « Elle ignore où se trouve son mari, ce qu’il projette », mais elle entend souvent le nom de Rosemonde Clifford, une « grande beauté », fille d’un seigneur anglo-normand. Comme reine, elle ne s’en soucie pas d’abord, mais quand elle comprend qu’il l’aime, « germe dans son esprit, la possibilité d’une guerre. »

    De loin, elle apprend que « son royaume ne se laisse pas faire », des révoltes éclatent en Aquitaine. Mais elle patiente et aménage, après la naissance d’Henri, le palais de Westminster, contre « la rudesse anglaise ». Elle fait venir les poètes, ils chantent l’amour et sa gloire. Le climat est fatal à son premier fils qui respire mal, Guillaume meurt alors qu’un autre enfant va naître. Sur la pierre du Poitou qu’elle garde près de son cœur, elle fait graver une phrase avant de la mettre dans sa tombe : « Relève ce qui est détruit, conserve ce qui est debout. »

    La révolte conte la manière dont Aliénor, reine et mère, stratège et guerrière, reconquerra sa position sur ses terres, s’alliant avec l’un, déclarant la guerre à l’autre, se servant de ses fils et en particulier de Richard Cœur de Lion, obstinée, fidèle à cette devise gravée, quitte à se retrouver en prison. C’est un Moyen âge de rivalités et de batailles, qui mènera son fils jusqu’à Jérusalem. Ils ne trouveront le repos qu’à la belle abbaye de Fontevraud, devenue nécropole des Plantagenêt.

    Ce roman qui « par définition, n’est pas un livre d’histoire », comme le rappelle Clara Dupont-Monod dans une note finale où elle précise « certaines libertés » prises dans ce récit, s’appuie largement sur des travaux d’historiens. Quoique je lise peu de romans historiques et que j’aie souvent du mal quand ils ont pour narrateur un des protagonistes de l’histoire, j’y ai découvert une autre image de la reine des troubadours et de l’amour courtois : une mère qui n’hésite pas à lancer ses enfants dans la bataille, une femme attachée à sa région, au pouvoir, un destin très tumultueux.