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  • Par hasard

    Hugues traduction allemande.jpg« C’est son fils Joachim qui m’a raconté l’histoire de sa mère. Nous nous sommes rencontrés tout à fait par hasard dans la librairie de mon quartier. Par-dessus le comptoir, je parlais avec la libraire de mon idée d’écrire l’histoire de ma rue. Je venais de rentrer bredouille d’une expédition dans les après-midi goûter et jeux de cartes pour seniors des deux paroisses de mon quartier. Mais ni les catholiques, ni les protestants n’avaient pu fournir la pièce du puzzle qui manquait à mon projet : quelqu’un de non juif qui avait vécu dans ma rue dans les années 30. Et il était exclu de transgresser la règle que je m’étais fixée : mes protagonistes devaient impérativement avoir habité ma rue ou sa place. Pas question de recueillir le témoignage de quelqu’un venant d’une rue attenante. Joachim Bickenbach se racla la gorge et se mêla à notre conversation : Peut-être puis-je vous être utile. Ma mère a vécu avant et pendant la guerre au numéro 3 sur la place. »

    Pascale Hugues, La robe de Hannah 

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    Textes & prétextes
    , 7 ans

  • Une rue à Berlin

    « Berlin 1904-2014 », c’est le sous-titre de  La robe de Hannah, un récit, une enquête passionnante de Pascale Hugues, Prix du Livre européen 2014. Dès son installation dans la capitale allemande, la journaliste française (correspondante pour Le Point) s’intéresse à la rue en cul-de-sac qui sera désormais la sienne, « même pas une rue à part entière », à proximité d’une bouche de métro. Le premier chapitre, « Rue tranquille dans beau quartier », rapporte comment elle y a trouvé un appartement, un choix forcément arbitraire.

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    Cette rue ordinaire devient son « champ d’étude » : « Car pour un étranger, sa rue de résidence est comme un échantillon du pays, le miroir en miniature de ses coutumes et de ses traits de caractère. » Pascale Hugues s’intéresse aux lieux, et avant tout aux gens. Qui habite, qui a habité son immeuble ? sa rue ? son quartier ? Quelle en est l’histoire ? Ces questions ont nourri ses recherches, menées avec empathie et persévérance.

    Les reconstructions d’après-guerre, l’ajout d’un étage dans les années 80, les transformations ont défiguré le dessin premier, la rue à présent « de bric et de broc » n’a plus le chic de ses débuts en 1904, à l’époque où « en l’espace de quelques années, le village de Schöneberg, but champêtre des excursions dominicales des Berlinois, se mue en quartier taillé sur mesure pour la bourgeoisie aisée. »

    Que disent les dossiers de construction, les archives ? « C’est un peu comme avancer seule dans la première neige, pas à pas, page après page. Je saisis chaque feuille volante avec précaution. J’essaie de déchiffrer syllabe après syllabe ces écritures en vieil allemand. » Les architectes ont conçu les appartements tout confort sur une « hiérarchie horizontale » : luxe à l’avant, à l’arrière des pièces plus petites, sans décor, pour loger les domestiques ou la bonne d’enfants. « Les entrepreneurs construisirent cette rue pour l’éternité. Ils croyaient au progrès et à la technique. » En 1904, on n’imaginait pas que le XXe siècle allait connaître deux guerres et que les bombardements allaient détruire la rue en deux ans, le temps mis à la construire.

    Lilli Ernsthaft, « notre doyenne », est la première des rencontres marquantes racontées par Pascale Hugues. Veuve d’un Autrichien fortuné, elle a vécu « soixante-dix-neuf ans à la même adresse », jusqu’en 2001. Cette habitante de l’immeuble va ressusciter pour elle le début du XXe siècle, les boutiques, le train de vie des « princesses de bonne famille si peu armées pour traverser la dureté des jours que le destin leur réserverait », « un gai ruban de promenades dans les parcs des stations thermales, de leçons de piano et de tennis, de thés dansants (…) ».

    Frau Ernsthaft est la dernière survivante de la bourgeoise juive allemande de cette rue (sans que personne ne s’en soit jamais douté), une « miraculée ». Une amie l’a poussée au premier rang le jour de l’inauguration, après maintes discussions, d’une plaque commémorative sur leur façade au n° 3, avec les noms « des treize juifs déportés de l’immeuble ». Son appartement, « un vrai cabinet d’antiquaire » comme avait prévenu l’ancienne pharmacienne, n’a pas changé depuis les années vingt.

    Cent six juifs ont été déportés dans la rue, du moins officiellement. Pour retrouver des survivants, des témoins, la journaliste place une annonce – « Qui a habité ma rue ? » – dans Aktuell, revue semestrielle du Sénat destinée aux derniers juifs berlinois dans le monde – « c’était rechercher une aiguille dans la meule de foin planétaire ». Ils seront pourtant treize à lui répondre. De New York, d’Australie, de Haïfa… « Ma rue irradiait soudain dans le monde entier. » Pascale Hugues va leur rendre visite et recueillir leurs témoignages.

    « La robe de Hannah », chapitre éponyme, décrit l’amitié de deux jeunes filles, Hannah et Susanne, que l’émigration aux USA sépare brutalement en 1939. On peut voir une photo d’elles au milieu du livre, souriantes, se tenant par le bras. Les souvenirs, les récits, les confidences, le hasard parfois vont permettre à Pascale Hugues de reconstruire l’histoire d’une rue et, vous l’avez compris, de bien plus que cela : d’un siècle de vie berlinoise avec ses promesses, ses défaites, ses métamorphoses, « un microcosme de l’histoire allemande » (J.-Cl. Ventroyen, Le Soir).

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    Photo extraite d'une vidéo entretien Arte info, P. Hugues y lit un extrait de La robe de Hannah. 
    http://info.arte.tv/fr/un-prix-pour-donner-envie-deurope

    Ce n’est pas un essai historique, bien qu’il fourmille d’informations précises. C’est bien plus qu’un reportage : une histoire passionnante, émouvante, qu’on lit tout du long avec curiosité grâce au ton simple et naturel choisi par Pascale Hugues pour nous faire partager son travail, étape par étape, comme il s’est peu à peu échafaudé. « Cadré dans l’embrasure de ses fenêtres, le récit file à la première personne, réflexif et incisif, sa rue s’anime, sensible, sensuelle. On voit le grain des poussières qui s’envolent des albums de famille, on entend le souffle des voix. » (Corinne Bensimon, Libération)

  • Avec de la lumière

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    « En laissant le soleil projeter son ombre sur un morceau d’histoire grecque, il nous dit quelque chose de sa propre histoire et du processus photographique. Photographier signifie en grec écrire avec de la lumière ; c’est ce qu’Ignatiadis réalise ici littéralement. »

    Faces Then / Faces Now, Guide du visiteur, Bozar, Bruxelles, 6/2 > 17/5/2015

    © Konstantinos Ignatiadis, Autoportrait à Nikopolis, août 1999

  • Visages en images

    Au bout du grand hall Horta, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar), on prend à gauche pour l’exposition Faces Now, « Portraits photographiques européens depuis 1990 » (31 artistes). Ces portraits sous verre, ces visages en images font un effet très différent des peintures de Faces Then, place ici à l’impression au sens photographique. 

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    Palais des Beaux-Arts (Bozar), hall Horta

    Une première série en noir et blanc porte un titre significatif : « L’autre » de Luc Delahaye. Le catalogue cite à propos Susan Sontag : « Il y a dans les visages des gens qui ne se savent pas observés quelque chose qui n’apparaît jamais quand ils en sont conscients. » Le photographe a pris ces clichés à l’insu de ces personnes qui ne sourient pas et ne regardent pas l’objectif.

    C’est le contraire pour les séries en couleurs « Exactitudes » (pour « exact » et « attitude ») d’Ari Versluis & Ellie Uyttenbroek, conçues à partir de codes vestimentaires, gestuels et sociaux : hommes mûrs en pardessus ; noirs bien sapés ; femmes en manteau beige ; « Rebels » en jean, pouces en poche ; Africaines enturbannées portant sur leur boubou un châle de grande marque. Conséquence : on retient des attitudes, pas des visages.

    Ces poses façon « gravure de mode » contrastent à l’extrême avec cinq grands formats de Boris Mikhaïlov, « Case history », portraits d’Ukrainiens que la fin de l’URSS a plongés dans la misère : couple avec hareng et vodka, homme en uniforme brandissant une hache, couple aux visages contusionnés, femme âgée contre un arbre dans la neige, homme à moitié nu sur les genoux d’une femme – impressions de désastre. 

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    Case history © Boris Mikhailov

    Cette première salle reflète la diversité des approches montrées dans Faces Now, diversité due aux choix des artistes dans leur travail et bien sûr à la sélection du commissaire de l’exposition, Frits Gierstberg (Nederlands Fotomuseum, Rotterdam), qui illustre la variété du genre et préserve les visiteurs de l’ennui que peut engendrer la succession du même. 

    Les notices individuelles du catalogue (à disposition sur les banquettes) résument la démarche de chaque photographe – dommage qu’on ne les ait pas reprises près des cartels. Pour Anders Petersen, « l’essentiel, c’est la rencontre ». Ses portraits de femmes, parfois flous, n’ont pas un but esthétique, mais expressif, les attitudes sont très personnelles.

    La plupart des figures exposées sont anonymes, d’autres ont un nom mais aucune expression : Thomas Ruff affiche en grand format des visages impassibles (affiche). On peut voir aussi des célébrités : portraits d’artistes par Anton Corbijn, de personnalités politiques (Christian Courrèges), et plus loin un très émouvant portrait de Jan Hoet mort (il avait donné son accord à Stephan Vanfleteren) – j’en reparlerai. 

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    Café Lehmitz © Anders Petersen

    Certains, certaines photographes travaillent comme des documentalistes de notre époque : intérieurs, vêtements, objets… Une mise en scène et un cadrage peuvent donner  aux portraits de famille un effet de naturel très travaillé. Dérangeante, la série « Kids » de Sergey Bratkov : ce « réaliste radical » a photographié des enfants mannequins russes dans des poses et des tenues qui ne sont pas de leur âge.

    D’autres imposent une vision personnelle, comme pour ces jeunes en vêtements contemporains placés devant une toile paysagère à la manière du XIXe siècle (Clare Strand) ou pour ces paysans de la série « Karczeby » (Adam Panczuk a repris le nom d’un dialecte de l’Est de la Pologne) : des photos carrées en noir et blanc où les gens paraissent viscéralement liés à leur terre.

    Les lieux ont aussi de l’importance pour Jitka Hanzlová retournée dans sa ville natale fuie à l’âge de 24 ans (« Rokytnik »). Paola De Pietri, « Io Parto » : trois femmes enceintes posent dans des environnements urbains (Milan et environs) qui occupent beaucoup plus de place qu’elles sur le cliché – une façon pour la photographe de conjuguer paysage et portrait. 

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    © Alberto Garcia-Alix, Autorretrato. Mi lado femenino, 2002, Gelatin silver print, 110 cm x 110 cm, Courtesy the artista

    Bien sûr, il y a des autoportraits – Jorge Molder, le visage et les mains blanchis, s’expose comme un acteur de théâtre, sans cadre ni verre, ce qui crée un contact particulier. Des coups de cœur ? Le portrait de sa mère par Koos Breukel, d’une présence incroyable. L’autoportrait d’Alberto García-Alix, « Mi lado feminino » (mon côté féminin). De Jitka Hanzlová encore, la série « There is something I don’t know » à la manière des peintures anciennes.

    J’ai été surprise par l’art caméléon de Dita Pepe, « Self-portrets with Men », où elle pose en famille ou en couple comme si elle en faisait partie. Et impressionnée par les portraits de pêcheurs au visage buriné par Stephan Vanfleteren – il scrute le travail du temps sur la peau. Enfin je n’oublierai pas sa photographie en noir et blanc de Jan Hoet les yeux clos, vêtu d’une chemise blanche sous un gilet sombre, un superbe hommage à cet homme qui n’est plus mais dont le visage irradie encore : lumière, paix, sagesse.

  • Les enfants

    Otsuka 10 18.jpg« Nous les déposions doucement dans des fossés, des sillons, dans des paniers d’osier sous les arbres. Nous les laissions tout nus sur des couvertures, par-dessus des nattes de paille tressée, à la lisière des champs. Nous les installions dans des cageots de pommes vides et les prenions dans nos bras chaque fois que nous finissions de biner une rangée de haricots. En grandissant ils sont devenus plus turbulents, et parfois nous les attachions sur leur chaise. Au cœur de l’hiver nous les accrochions sur notre dos à Redding pour aller tailler les vignes, mais certains matins il faisait si froid que leurs oreilles gelaient et saignaient. »

    Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer