Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : marc pautrel

  • Morand et Venise

    Sous une couverture de toile rose un peu passée, Venises (1971) a attiré mon regard dans une brocante – jamais lu. « Venises. Dans un décor immortel, le portrait d’un homme ; plutôt esquisse que portrait » écrit Paul Morand (1888-1976) dans un hors-texte. Le Cercle du nouveau livre (librairie Jules Tallandier) offre une trentaine de pages à la fin du livre, textes et photos, pour l’information et le plaisir des lecteurs. Morand y répond au questionnaire de Marcel Proust, une photo le montre un chat dans les bras.

    morand,paul,venises,récit,essai,venise,autoportrait,littérature française,culture

    « A Venise, ma minime personne a pris sa première leçon de planète, au sortir de classes où elle n’avait rien appris. » Les classiques ennuient ce fils unique, solitaire, insociable, qui n’a « faim de rien ». A dix-sept ans, le sport le change : « l’énergie musculaire éveilla la force de l’esprit ». Il voit son adolescence à l’image d’un très vieux palais à Padoue : « je vivais hier ; j’habitais au milieu d’hommes d’autrefois ; j’en étais même arrivé à ne plus regarder le monde qu’à travers les Ancêtres. »

    Pour son père, « il est plus facile de se passer des choses que de perdre son temps à les acquérir », ses richesses se limitent à quelques œuvres d’art. « La beauté seule comptait, exactement le contraire d’aujourd’hui, où la beauté sera exilée tant qu’un homme aura faim. » Paul Morand vivait « naturellement » au rythme de ses parents, dans leur sillage. Les mercredis d’hiver, il y avait dîner à la maison, musique italienne, parfois Rodin au déjeuner (Eugène Morand, artiste-peintre, professeur de dessin, est nommé conservateur du Dépôt des Marbres en 1902).

    Puis viennent des lieux, des dates : « Vallée du Rhône, 1906 », l’hiver à la montagne et la révélation du blanc ; « Italie, 1907 », l’éblouissement à Naples sous le soleil ; « Lombardie, 1908 » ; « 1908. Venise dans le rétroviseur ». C’est à Venise, ce « haut lieu de la religion de la Beauté » (Proust), que Morand pense sa vie, « mieux qu’ailleurs », Venise devient sa confidente. L’ancienne gare, la gondole, la Douane de mer, le Grand Canal, et le voilà au petit appartement au deuxième étage d’un palais loué par ses parents chaque année en septembre, traghetto San Maurizio.

    La place Saint-Marc est lieu de rendez-vous pour les Français de Venise, des gens discrets, aimant l’art, haïssant le commerce. Paul Morand décrit leurs habitudes, leur conversation : « ce n’étaient pas des théoriciens, pas des intellectuels, leurs mots ne finissaient pas en isme (…) ; comme Jules Renard ils avaient des dégoûts très sûrs. » Puis, en octobre 1909, c’est le service militaire dans l’infanterie – « je quittai Venise, la rage au cœur » – où, jugé inapte au combat, on l’affecte bientôt dans le service auxiliaire. « L’Etat veut être aimé exclusivement. Il fallait choisir : j’optai pour le bonheur, pour la route libre, pour le temps perdu, c’est-à-dire gagné. Je repris le chemin de Venise. »

    On peut lire Venises pour découvrir peu à peu l’écrivain. N’ayant rien lu d’autre de Paul Morand, j’y ai plutôt butiné des ambiances, comme celle de l’« Ile San Lazzaro » : au couvent des Arméniens (« Je leur suis reconnaissant d’avoir été les premiers importateurs des chats angoras en Occident. »), l’écrivain médite sur les rapports de Proust avec la Sérénissime. Puis il évoque trois cafés vénitiens qu’il a fréquentés au long des années. Au pied de l’Accademia, un petit café où « on reçoit le soleil de face, vers dix heures ; l’air n’a pas encore servi ; il court à vous, tout débarbouillé, venant de la mer. » La nuit, à la Fenice – la place est un théâtre. Pour la canicule, sur la place San Zanipolo.

    « Un écrivain doit avoir sa propre longueur d’onde. » Le récit accueille des fragments, des aphorismes. « L’eau donne aux sons une profondeur, une rémanence veloutée qui durent au-delà d’une minute ; on croit descendre dans les grands fonds. » – « Ces Leica, ces Zeiss ; les gens n’ont-ils plus d’yeux ? » – « Les vautours de Venise, ce sont les chats. » Paul Morand a divisé Venises en quatre parties ; la dernière s’intitule « Il est plus facile de commencer que de finir. »

  • Carrère en enquêteur

    Aurais-je lu Le Royaume d’Emmanuel Carrère si quelqu’un ne me l’avait pas offert dernièrement ? (Merci, R.) Difficile à dire. Avec cet écrivain, j’en étais à 1 – 1, un titre aimé, l’autre pas. N’allais-je pas au-devant d’un persiflage ennuyeux dans ce récit de plus de cinq cents pages ? Dominique, qui avait quelque crainte, elle aussi, avait pourtant parlé sur A sauts et à gambades d’« un bon guide pour faire retour vers les premiers temps du christianisme », je m’en souvenais.

    carrère,emmanuel,le royaume,récit,enquête,nouveau testament,paul,luc,évangile,foi,culture
    Vittore Carpaccio, Vision de St Augustin, 1502, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venise.

    « Je suis puérilement fier de cette bibliothèque biblique, je me sens dans mon bureau comme saint Jérôme [sic] en train d’écrire dans le merveilleux tableau de Carpaccio, celui avec le petit chien, qu’on peut voir à la scuola Saint-Georges des Esclavons de Venise, et à la vérité, je ne vois pas ce que cette image [son portrait de Luc] a d’invraisemblable, au moins en ce qui concerne Luc. » (Le Royaume, IV, 34, p. 535)

    Ce doute sur ma lecture a persisté un certain temps, plus d’une centaine de pages, le temps d’un prologue et d’une première partie (Une crise) où Emmanuel Carrère raconte comment il a eu la foi, trois ans, puis l’a perdue. Adolescent, il avait pour idéal « d’observer l’absurde agitation du monde sans y participer, avec le sourire supérieur de celui que rien ne peut atteindre ». C’est sa marraine, Jacqueline, qui avait dans la famille le rôle de leur parler de « l’âme », mais lui n’avait alors d’admiration que pour les créateurs, les grands artistes, et désespérait de ne devenir dans le meilleur des cas qu’un « petit ».

    Jeune homme « très malheureux », il fondait son système de défense « sur l’ironie et sur l’orgueil d’être écrivain » et cela « fonctionnait assez bien ». En lui offrant le Nouveau Testament, Jacqueline lui avait conseillé d’essayer « de n’être pas trop intelligent ». C’est elle aussi qui lui a présenté son autre fille, Hervé, plutôt « passe-muraille », qui « parlait peu et sans crainte », sans ironie : « Il ne jouait aucun jeu social. Il essayait de dire précisément, calmement, ce qu’il pensait. » Ils sont devenus amis, ils le sont restés.

    Carrère en rajoute dans son autoportrait en « égocentrique et moqueur ». Quand il se met à lire l’évangile de Jean, quand il se met à prier, il se plaît à devenir le type « fervent et grave qui, discrètement, sans la ramener, s’intéresse au « milieu johannique » », lecteur boulimique de livres religieux – d’autant plus qu’il n’arrive plus à écrire, en tout cas pas le « grand livre » qui épaterait tout le monde. Egotiste assumé.

    Conversion. Psychanalyse. Relecture de Philip K. Dick. « En dépit de ma soumission à la volonté divine, je ne cesse de me demander si et quand il me sera donné d’écrire un nouveau livre. » Puis le trouble et l’effroi de perdre la foi qui venait de changer sa vie. Pas de moyen terme chez Emmanuel Carrère, il ne se sent chez lui qu’aux extrêmes.

    Enfin, p. 141, voici Paul (Grèce, 50-58), celui que l’écrivain, à présent agnostique, a choisi pour enquêter sur les débuts du christianisme à travers ses lettres (épitres) et les Actes des Apôtres attribués à Luc, le troisième évangéliste. Tout de suite, c’est plus intéressant : voici le texte, la lecture qu’il en fait, les recherches sur ces hommes à travers d’autres textes, d’historiens ou de philosophes. Une approche fouillée du monde romain, de la religion des Juifs, de la Bible grecque que Luc devait lire ou entendre lire à la synagogue.

    carrère,emmanuel,le royaume,récit,enquête,nouveau testament,paul,luc,évangile,foi,culture

    Comment Luc a composé son évangile, comment Renan a évacué le divin et la religion pour ramener tout cela à l’humain et à l’histoire, comment on vivait dans les premières communautés chrétiennes, l’enquête de Carrère sur Paul et sur Luc lui inspire de nombreux détours par d’autres époques de l’histoire y compris le monde actuel, vers des écrits anciens ou modernes, vers sa propre vie d’homme et d’écrivain. Il imagine les relations entre Pierre, Paul et Jacques, décrit les rivalités entre eux, remarque la manière dont Luc, discrètement, apparaît parfois dans le texte.

    « Je pense avoir accompli honnêtement ce travail et ne pas tromper le lecteur sur le degré de probabilité de ce que je lui raconte. Pour les deux ans passés par Paul à Césarée, je n’ai rien. Plus aucune source. Je suis à la fois libre et contraint d’inventer. » (Folio, p. 315) Emmanuel Carrère n’esquive pas la question que les lecteurs vont se poser à son sujet. Il ne croit pas à la Résurrection – « seulement qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse – je ne sais pas quel verbe convient le mieux. »

    Entre autres digressions, nombreuses et souvent pertinentes (du côté de Sénèque, Dostoïevski, Homère, Yourcenar, etc., sans compter la méditation et le yoga, la maison achetée en Grèce avec sa femme), Carrère confie sa prédilection, en peinture, pour les portraits et se considère dans son domaine « comme une sorte de portraitiste ». Les hommes et les femmes dont parle le Nouveau Testament, il cherche à les décrire, à les connaître, à les associer à ces détails personnels ou symboliques qui révèlent une personnalité. Carrère réussit sans conteste à nous rendre proche et vivant le premier siècle de notre ère.

    Pourquoi faut-il qu’après avoir observé différents visages de Madone en peinture, plus ou moins « sexy », il détaille une soirée de vidéos porno dans un chalet de montagne ? Provocation, effet de contraste, marqueur contemporain, que sais-je ? Carrère dira plus loin que rien ne le gêne dans l’exhibition du corps et que sa pudeur, il la garde pour ses sentiments.

    On finit par se demander, en lisant Le Royaume, écrit vingt ans après ces trois ans de sa vie où il a été chrétien – une « affaire classée », pensait-il – si au bout de cette enquête sur les débuts du christianisme, l’affaire est définitivement classée. Il n’a pas pour rien passé « deux ans de [sa] vie à commenter Jean, deux à traduire Marc [pour la Bible des écrivains], sept à écrire ce livre sur Luc ». Son grand livre au succès étonnant, abondamment traduit, qui a suscité enthousiasme et critique, il le termine par ces mots qui sonnent juste, ceux d’un agnostique : « Je ne sais pas. »

  • Le don de l'Italie

    « L’Italie a fait don de la Renaissance au monde. J’ose lui rendre un simple livre (…) » : la modestie d’Edouard Pommier à la fin de son passionnant Comment l’art devient l’Art,  dans l’Italie de la Renaissance (2007) ne doit pas masquer la formidable entreprise de l’auteur qui nous raconte l’aventure des « trois arts du dessin », peinture, sculpture et architecture, au pays de Michel-Ange, du XIVe au XVIe siècle. Servi par sa « passion raisonnée pour l’Italie », l’essayiste montre comment les composantes essentielles de l’art sont nées à cette époque, en Toscane et à Rome : aussi bien le mot « artiste » que l’histoire de l’art, l’entrée des génies artistiques parmi les hommes illustres que l’invention des académies, des musées, du public même.

    Un objectif si vaste peut inquiéter le profane. Pommier le prend par la main et le guide vers la lumière. Au début, il y a Dante, premier à prophétiser la gloire ici-bas pour les peintres à l’instar des poètes. C’est lui l’inventeur absolu du personnage de l’artiste, de sa dignité nouvelle, de son dialogue avec les Anciens et avec la nature - à propos de Giotto. Celui-ci fait la gloire de Florence, reconnaît Boccace, et Pétrarque admire son art du portrait devenu  « l’image vivante de l’être humain ». Ces trois poètes ont l’intuition d’une étape décisive pour les arts vers 1430, le mythe de Florence est né.

    3e4f7c52679aaa410354d19ff8d45cdc.jpg 
    http://www.toscane-toscana.org

    Si l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien a permis de connaître l’Antiquité, c’est aux Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes de Vasari que l’on doit les informations les plus précieuses sur ces personnes de basse condition, ni princes ni héros, jusque-là de simples artisans. Ils osent à présent se représenter : le peintre ou le sculpteur se glisse parmi les personnages secondaires d’un récit biblique ou historique, comme Botticelli dans L’Adoration des Mages. Ghiberti sculpte deux fois son portrait sur la porte du Baptistère de Florence. Quant au premier portrait d’artiste vraiment public, en reconnaissance envers celui qui a dessiné l’image de sa ville pour toujours avec la géniale coupole de la cathédrale florentine, il orne le tombeau de Brunelleschi. Au XVIe siècle, les galeries de portraits d’artistes, par exemple au Palais de la Seigneurie à Florence, les feront entrer définitivement dans l’Histoire.

    La découverte à Rome, en creusant des fondations, du Laocoon « dont parle Pline », a changé le regard sur les œuvres antiques. Images des dieux païens, elles avaient été rejetées parce qu’issues des empereurs ennemis de l’Eglise. Mais l’heure est venue de les mettre en vue sur les places. Même le pape considère qu’il faut garder la mémoire des « choses bonnes » et accorder l’ancienne et la nouvelle Rome. Toute une génération d’artistes ressuscite l’antiquité et s’en inspire. Ainsi naissent les « chefs-d’œuvre », ces œuvres anciennes qui méritent le voyage, et bientôt aussi les nouvelles, de Michel-Ange et de Raphaël en particulier. Peintres et sculpteurs affluent à Rome et à Florence pour s’initier à leur exemple.

    La figure de la femme idéale, Renommée, Victoire ou Vertu, se met à incarner les activités de l’esprit. Bramante, pour la première fois, représente l’Architecture, vers 1505, par une noble silhouette féminine tenant les instruments de son art. Sur le tombeau de Michel-Ange, la Peinture est une femme tenant une statuette à la main, peut-être pour rappeler sa primauté dans la sculpture. L’unité du « Disegno », des trois arts du dessin (peinture, sculpture et architecture), est essentielle à l’identité de Florence.

    « Ils ont une grande dette de reconnaissance envers le ciel et la nature, ceux qui enfantent sans peine des œuvres dotées d’une grâce que d’autres ne peuvent obtenir ni par le travail ni par l’imitation », écrit Vasari. Pour lui, l’idéal artistique se définit par une certaine liberté dans la règle, sans pour autant la transgresser. Pommier a d’autres belles formules :  « La grâce est un don reçu et se révèle dans le don aux autres » ou encore elle est « l’art de cacher l’art ».

    Le jardin de Saint Marc à Florence est-il le premier musée et la première académie des arts de l’Europe ? A cette question et à plein d’autres qui participent de cette Renaissance italienne, Comment l’art devient l’Art apporte des réponses nuancées, étayées, enrichies d'anecdotes et de commentaires, ainsi que d'une centaine d’illustrations. A qui s’intéresse aux beaux-arts, la remarquable synthèse d’Edouard Pommier offre une mine d’informations et de sujets de réflexion. Inutile de préciser qu’en lisant, on caresse le projet de partir illico pour l’Italie et de redécouvrir de visu tant de splendeurs, « belles antiques » et chefs-d’œuvre nourriciers.

  • Se perdre à Calcutta

    Lire Marguerite Duras, c’est lire autrement et même écouter. « Marguerite pense
    que la parole est un bruit humain et pas seulement un message intellectuel. Si elle s'obstine à écrire, c'est parce qu'elle croit que, par-delà les mots qu'elle utilise, elle peut atteindre une autre réalité, indicible. (...) Cette conception de l'écriture, elle la nommera l'approche de l'ombre interne, là où se situent les archives du soi »
    , commente Laure Adler dans sa passionnante biographie de Duras. La relire, avec son écriture syncopée, son maniérisme, c'est entrer dans son rythme et laisser parler l’imagination puisque le lecteur, comme l’auteur, selon l'écrivaine, doit créer l’histoire qui n’est pas faite, disons, pas explicite. Le vice-consul (1965), un roman à lire donc aussi entre les lignes pour inventer, rêver.

     

    Duras, Le Vice-consul lu par M. Lonsdale.JPG

     

    Ils sont trois à se perdre à Calcutta : la mendiante (déjà présente dans Un barrage contre le Pacifique), le vice-consul, Anne-Marie Stretter (femme de l’ambassadeur de France). « Elle marche, écrit Peter Morgan. » Première phrase. Un des amis d’Anne-Marie écrit un livre sur une jeune fille chassée par sa mère parce qu’elle est enceinte. Elle ne trouve pas la direction de la Plaine des Oiseaux dont on lui a parlé, retourne chez elle à Battambang, s’y prosterne devant ses parents qui l’ignorent, repart.

     

    A l’ambassade de France, on invite en dernière minute à la réception l’ex-vice-consul à Lahore, Jean-Marc de H. Cela fait cinq semaines qu’il a été rappelé à Calcutta après de graves « incidents », il y attend sa prochaine affectation. Il observe les allées et venues d’Anne-Marie Stretter qui traverse le parc de l’ambassade, qui fait donner de l’eau fraîche et les restes aux affamés de Calcutta, qui abandonne sa bicyclette contre le grillage des tennis. Charles Rossett, depuis peu aux Indes, examine avec l’ambassadeur le dossier du vice-consul qui a reconnu les faits qu’on lui reproche. Il a tiré dans les jardins de Shalimar, il y a eu un ou des morts (personne ne précise), on parle de dépression nerveuse. Selon M. Stretter, c’est « dans l’enfance » qu’il faut chercher une explication. Et pour tenir le coup à Calcutta, en période de mousson, se rendre dans les îles, conseille-t-il à son nouveau premier secrétaire. Sa femme va régulièrement à la villa sur le delta, avec ses amis  anglais – d'aucuns disent ses amants. « Tout Calcutta sait-il ? Tout Calcutta se tait. Ou ignore. »

     

    La mendiante accouche vers Oudang. Dès qu’elle le peut, elle se remet en route, suit le Mékong. Elle a entendu parler d’enfants adoptés. Malgré un pied blessé, elle arrive au marché où viennent parfois des femmes blanches. Elle sourit à l’une d’elles, accompagnée de sa fille, les suit jusqu’à leur villa, leur fait comprendre par gestes qu’elle ne peut garder l’enfant. « C’est fait : l’enfant a été prise et emmenée à la villa. » La jeune fille se repose dans le jardin, observe ce qui se passe entre la femme, la fille et l’enfant. On lui apporte à manger, de quoi soigner son pied. Après, elle s’en ira pour Calcutta. Peter Morgan veut rendre compte de sa faim, de cette marche pendant dix ans, de la misère et de la folie de la mendiante. « J'ai connu personnellement cette femme, dira Marguerite, j'avais dix ans. Elle me faisait très peur. » (Laure Adler)

     

    Avant la réception, le vice-consul se rend au Cercle où il est attendu par le Directeur. Ils se racontent leurs souvenirs d’école, « le bonheur gai » des mauvaises blagues de potaches. Puis il faut mettre un smoking pour se rendre à l’ambassade : Anne-Marie Stretter, en noir, accueille les invités près du buffet. Charles Rossett raconte au vice-consul ce qu’on sait d’elle : elle lit beaucoup, elle s’occupe de l’éducation de ses trois filles, elle s’éloigne souvent pour quelques jours, elle a des amants. Il y a dix-sept ans, l’ambassadeur l’a enlevée à un administrateur général, c’est une femme « irréprochable » – « Rien ne se voit, c’est ce que j’appelle irréprochable à Calcutta ».

     

    Charles Rossett invite la femme de l’ambassadeur à danser, c’est ce qu’il faut faire lorsqu’on est reçu à l’ambassade. Elle lui parle de livres, de la lumière, de Venise, de la musique ; elle joue du piano. Il y a beaucoup d’hommes autour d’Anne-Marie Stretter, l’ambassadeur lui-même invite Charles Rossett à se joindre au cercle des intimes qui l’accompagnent à la villa. Le vice-consul dont tout le monde parle, effrayé par sa réputation, son visage au regard mort, sa voix blanche, danse lui aussi avec elle et lui parle un peu. A elle, peut-être, il dirait de ce qui s’est passé à Lahore. Quand la femme de l’ambassadeur distribue des roses aux invitées, le signal du départ, le vice-consul s’attarde, insiste pour terminer la soirée avec elle, avec ses amis. Mais elle refuse – « je prends la vie légèrement » – et il se fait éconduire, crie et vocifère dans la rue, sans que personne ne s’en émeuve vraiment à part Charles Rossett, à qui le vice-consul s’est confié.

     

    Marguerite Duras, avec la mendiante devenue folle sur les chemins d’errance ou dans la boue des fleuves, évoque l’Inde des miséreux à ciel ouvert, en contraste avec l’ambassade et ses jardins entourés de grillages pour tenir à distance lépreux et mendiants, l’hôtel Prince of Wales et son luxe, la villa du delta. Les personnages du Vice-consul vont d’un endroit à un autre, leurs mouvements sont indiqués, leurs gestes. (Un scénario de commande, Nuit noire Calcutta, matrice du roman, a déclenché son désir de devenir cinéaste.) Dans leurs conversations, ils parlent souvent des autres. La souffrance afffleure, ne s’exprime pas. Duras disait de ce roman « qu'il était le premier de sa vie, le plus difficile, le plus risqué car il énonçait l'amplitude du malheur sans jamais évoquer les événements visibles qui l'avaient provoqué.  » (Laure Adler, Marguerite Duras, VI. Les traités de la perdition : de Lol V Stein à Aurelia Steiner) L’un est amoureux, l’autre plein de désir, une femme verse des larmes mais prétend que ce n’est rien. Et finalement rien n’est dit. C’est étrange et envoûtant, ce manège des apparences, de la vie mondaine, et celui des secrets soigneusement gardés, dans la misère aussi, chacun dans son brouillard de solitude.

  • Couleur et ligne

    L’art belge du XXe siècle n’a qu’un nom à proposer dans ce courant pictural surtout italien qui trouvait plus belle une automobile de sport que la Victoire de Samothrace (Marinetti) – le futurisme : Jules Schmalzigaug (1882-1917), peintre méconnu de son vivant, un peu moins aujourd’hui. Une rétrospective lui est consacrée aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (jusqu’au 6 février 2011). Du rez-de-chaussée,
    il faut descendre au niveau – 6 du musée d’art moderne si l’on veut découvrir une autre exposition, « line & colour in drawing », une collection particulière de dessins. Loin de l’univers des orientalistes, ici et là une pratique de l’art centrée sur la couleur et sur la ligne.

     

    Schmalzigaug_baron Delbeke.jpg

    Baron Delbeke


    De Schmalzigaug, les Musées Royaux présentent en permanence le magnifique
    portrait du Baron Delbeke ainsi que celui de Mme Nelly Hurrelbrink (inachevé). Après quelques vues de ville (Bruges) ou d’intérieurs, ce sont surtout les oeuvres vénitiennes qui révèlent son intérêt pour la couleur en mouvement, sa préoccupation première. A Paris, en 1912, Schmalzigaug, issu de la riche bourgeoisie allemande d’Anvers, avait découvert les futuristes italiens avec enthousiasme et décidé de se rendre à Venise où il passera plus de deux ans.

     

    La peinture est pour lui recherche, compréhension de la couleur, analyse du mouvement. Venise est une fête pour les yeux, il y multiplie les croquis, peint le Rialto, la place Saint Marc, la basilique, le café Florian. Dans ses notes, il décrit avec minutie « la direction des rayons de lumière et les jeux d’ombres » (Catalogue de l’exposition « Jules Schmazigaug » aux MRBA, Bruxelles,1985), étudie la gamme chromatique.

     

    Schmalzigaug_-_Light.jpg

    Lumière

     

    Il adhère au futurisme dont il applique les principes artistiques, alors même que ce courant suscite la polémique et l’affrontement avec les passéistes. Schmalzigaug est résolument du côté de la liberté en peinture : « Le mot futurisme ne veut pas dire autre chose que recherche d’une forme d’art dérivant de notre sensibilité moderne et détachée, autant que possible, des conventions établies pour
    dégager des modes d’expression nouveaux… »
    , écrit-il à son frère Walter.

     

    L’Esprit de la danse (1913) est une composition audacieuse, où la danseuse n’est qu’arabesques dans un flot de lumière blanche entouré d’éclats colorés. Espace et lumière (le soleil bat sur l’église de La Salute) est en comparaison presque abstrait, comme une calligraphie orientale. Des planches sur la couleur, la spirale montrent le travail sur les formes et le mouvement. Schmazigaug observe les contrastes entre « couleurs-lumière » et « couleurs-feutre » (selon qu’elles renvoient ou absorbent
    la lumière), il élabore une théorie : la « panchromie ».

     

    Schmalzigaug, Can can.jpg

    Can can

     

    La guerre l’oblige à regagner la Belgique en 1914. Réformé pour raison de santé, il part pour La Haye. Lorsqu’il peint en Hollande un Paysage avec des arbres, c’est à nouveau un jeu de rythme et de lumière. Ce jaune et ce bleu éclairés de blanc, c’est la palette des deux beaux portraits cités plus haut. Mais Schmalzigaug, coupé de ses contacts internationaux, incompris, se décourage. Il disparaît prématurément, à trente-quatre ans, sans qu’on connaisse les raisons précises de son suicide.

     

    Dans sa préface à la brochure catalogue de « line & colour in drawing » (trilingue et gratuite), Michel Draguet, directeur des Musées Royaux, rappelle que « Le dessin est l’intelligence de l’art. » Cette collection privée d’ « un collectionneur de Bruxelles qui depuis 48 ans, collectionne de l’art contemporain » (six pages d’entretiens permettent de retracer son parcours) comporte une belle série de huit Sam Francis dont un Sans titre blanc constellé de gouttes de couleurs qui ne s’étendent qu’aux deux angles opposés du rectangle. Une Forme rouge. Une Forme bleue. De grands noms américains (Motherwell), européens (Miró), belges (Michaux) signent les
    œuvres exposées, mais aussi des artistes moins connus, par exemple Aurélie Nemours, disparue en 2005.

     

    Excepté les dessins de George Grosz, silhouettes sur le vif dans l’agitation urbaine, l’abstraction est « le fil rouge » de cet ensemble (69 œuvres, 33 artistes) avec tantôt des compositions très graphiques comme une courbe entre noir et blanc d’Ellsworth Kelly, une géométrie colorée de Jo Delahaut, de nombreuses explorations de la ligne ou des rayures avec Alan Green, Edwina Leapman, Marthe Wéry. J’ai été impressionnée par Parted Oaks, Hoge Veluwe de David Nash, un sculpteur anglais qui travaille surtout le bois, passionné par les arbres. Et par le Cube de Florence de Jesus Rafael Soto : cette « sculpture » joue magnifiquement des effets optiques de rectangles bleus et de la transparence à l’intérieur d’un cube en plexiglas.

     

    Le collectionneur – une collectionneuse, semble-t-il – sensible à l’art dès l’enfance, même si ses parents ne lui en avaient donné aucune notion, a beaucoup photographié les œuvres et les objets d’art avant d’en acquérir. Elle n’a pas connu tous ces artistes, mais en a rencontré beaucoup et certains sont devenus des amis. Après avoir acquis une œuvre, il lui en faut toujours une deuxième : « J’aime avoir, si je peux, deux œuvres du même artiste, pour qu’elles puissent dialoguer. »