Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Se perdre à Calcutta

Lire Marguerite Duras, c’est lire autrement et même écouter. « Marguerite pense
que la parole est un bruit humain et pas seulement un message intellectuel. Si elle s'obstine à écrire, c'est parce qu'elle croit que, par-delà les mots qu'elle utilise, elle peut atteindre une autre réalité, indicible. (...) Cette conception de l'écriture, elle la nommera l'approche de l'ombre interne, là où se situent les archives du soi »
, commente Laure Adler dans sa passionnante biographie de Duras. La relire, avec son écriture syncopée, son maniérisme, c'est entrer dans son rythme et laisser parler l’imagination puisque le lecteur, comme l’auteur, selon l'écrivaine, doit créer l’histoire qui n’est pas faite, disons, pas explicite. Le vice-consul (1965), un roman à lire donc aussi entre les lignes pour inventer, rêver.

 

Duras, Le Vice-consul lu par M. Lonsdale.JPG

 

Ils sont trois à se perdre à Calcutta : la mendiante (déjà présente dans Un barrage contre le Pacifique), le vice-consul, Anne-Marie Stretter (femme de l’ambassadeur de France). « Elle marche, écrit Peter Morgan. » Première phrase. Un des amis d’Anne-Marie écrit un livre sur une jeune fille chassée par sa mère parce qu’elle est enceinte. Elle ne trouve pas la direction de la Plaine des Oiseaux dont on lui a parlé, retourne chez elle à Battambang, s’y prosterne devant ses parents qui l’ignorent, repart.

 

A l’ambassade de France, on invite en dernière minute à la réception l’ex-vice-consul à Lahore, Jean-Marc de H. Cela fait cinq semaines qu’il a été rappelé à Calcutta après de graves « incidents », il y attend sa prochaine affectation. Il observe les allées et venues d’Anne-Marie Stretter qui traverse le parc de l’ambassade, qui fait donner de l’eau fraîche et les restes aux affamés de Calcutta, qui abandonne sa bicyclette contre le grillage des tennis. Charles Rossett, depuis peu aux Indes, examine avec l’ambassadeur le dossier du vice-consul qui a reconnu les faits qu’on lui reproche. Il a tiré dans les jardins de Shalimar, il y a eu un ou des morts (personne ne précise), on parle de dépression nerveuse. Selon M. Stretter, c’est « dans l’enfance » qu’il faut chercher une explication. Et pour tenir le coup à Calcutta, en période de mousson, se rendre dans les îles, conseille-t-il à son nouveau premier secrétaire. Sa femme va régulièrement à la villa sur le delta, avec ses amis  anglais – d'aucuns disent ses amants. « Tout Calcutta sait-il ? Tout Calcutta se tait. Ou ignore. »

 

La mendiante accouche vers Oudang. Dès qu’elle le peut, elle se remet en route, suit le Mékong. Elle a entendu parler d’enfants adoptés. Malgré un pied blessé, elle arrive au marché où viennent parfois des femmes blanches. Elle sourit à l’une d’elles, accompagnée de sa fille, les suit jusqu’à leur villa, leur fait comprendre par gestes qu’elle ne peut garder l’enfant. « C’est fait : l’enfant a été prise et emmenée à la villa. » La jeune fille se repose dans le jardin, observe ce qui se passe entre la femme, la fille et l’enfant. On lui apporte à manger, de quoi soigner son pied. Après, elle s’en ira pour Calcutta. Peter Morgan veut rendre compte de sa faim, de cette marche pendant dix ans, de la misère et de la folie de la mendiante. « J'ai connu personnellement cette femme, dira Marguerite, j'avais dix ans. Elle me faisait très peur. » (Laure Adler)

 

Avant la réception, le vice-consul se rend au Cercle où il est attendu par le Directeur. Ils se racontent leurs souvenirs d’école, « le bonheur gai » des mauvaises blagues de potaches. Puis il faut mettre un smoking pour se rendre à l’ambassade : Anne-Marie Stretter, en noir, accueille les invités près du buffet. Charles Rossett raconte au vice-consul ce qu’on sait d’elle : elle lit beaucoup, elle s’occupe de l’éducation de ses trois filles, elle s’éloigne souvent pour quelques jours, elle a des amants. Il y a dix-sept ans, l’ambassadeur l’a enlevée à un administrateur général, c’est une femme « irréprochable » – « Rien ne se voit, c’est ce que j’appelle irréprochable à Calcutta ».

 

Charles Rossett invite la femme de l’ambassadeur à danser, c’est ce qu’il faut faire lorsqu’on est reçu à l’ambassade. Elle lui parle de livres, de la lumière, de Venise, de la musique ; elle joue du piano. Il y a beaucoup d’hommes autour d’Anne-Marie Stretter, l’ambassadeur lui-même invite Charles Rossett à se joindre au cercle des intimes qui l’accompagnent à la villa. Le vice-consul dont tout le monde parle, effrayé par sa réputation, son visage au regard mort, sa voix blanche, danse lui aussi avec elle et lui parle un peu. A elle, peut-être, il dirait de ce qui s’est passé à Lahore. Quand la femme de l’ambassadeur distribue des roses aux invitées, le signal du départ, le vice-consul s’attarde, insiste pour terminer la soirée avec elle, avec ses amis. Mais elle refuse – « je prends la vie légèrement » – et il se fait éconduire, crie et vocifère dans la rue, sans que personne ne s’en émeuve vraiment à part Charles Rossett, à qui le vice-consul s’est confié.

 

Marguerite Duras, avec la mendiante devenue folle sur les chemins d’errance ou dans la boue des fleuves, évoque l’Inde des miséreux à ciel ouvert, en contraste avec l’ambassade et ses jardins entourés de grillages pour tenir à distance lépreux et mendiants, l’hôtel Prince of Wales et son luxe, la villa du delta. Les personnages du Vice-consul vont d’un endroit à un autre, leurs mouvements sont indiqués, leurs gestes. (Un scénario de commande, Nuit noire Calcutta, matrice du roman, a déclenché son désir de devenir cinéaste.) Dans leurs conversations, ils parlent souvent des autres. La souffrance afffleure, ne s’exprime pas. Duras disait de ce roman « qu'il était le premier de sa vie, le plus difficile, le plus risqué car il énonçait l'amplitude du malheur sans jamais évoquer les événements visibles qui l'avaient provoqué.  » (Laure Adler, Marguerite Duras, VI. Les traités de la perdition : de Lol V Stein à Aurelia Steiner) L’un est amoureux, l’autre plein de désir, une femme verse des larmes mais prétend que ce n’est rien. Et finalement rien n’est dit. C’est étrange et envoûtant, ce manège des apparences, de la vie mondaine, et celui des secrets soigneusement gardés, dans la misère aussi, chacun dans son brouillard de solitude.

Commentaires

  • Lonsdale ? De vraiment grandes voix continuent à revenir en autant d'échos d'un récent passé. Blier, Bussières, Dufilho, Gérard Philippe. Piéplu. Noiret. Piccoli, Serrault...

  • L´oeuvre de Marguerite Duras est l´une des oeuvres majeures de ce temps car elle est née de l´interrogation que se renvoient l´Orient (la faim et la lèpre) et l´Occident (Auschwitz et Hiroshima). Quant à son écriture, avec son style répétitif parlé mais pourtant très travaillé, il tourne sans cesse autour de plusieurs énigmes à jamais résolues : l´amour, la folie et la femme.
    Bonne journée

  • "Le Vice-Consul", je l'ai lu il y a bien longtemps et je m'en souviens à peine... une impression "étrange et envoûtante" et "un brouillard de solitude" comme dans ses autres romans où on "se perd" toujours, c'est ce que j'ai dû ressentir et vous en parlez si bien ! Merci pour ce rappel et merci pour ce lien passionnant qui reprend l'interview de Laure Adler.

  • J'ai lu avec grande attention ce billet car je suis une réfractaire à Duras, j'ai lu (peu) mais je n'y prend pas de plaisir sans savoir bien exprimer pourquoi, ce n'est pas un déplaisir mais plutôt une insensibilité à ses écrits je referai sans doute un essai un jour ou l'autre

  • "Un corps à corps avec la langue" dit Laure Adler, "l'appproche de l'ombre interne" dit Duras. Formules parfaites pour décrypter de ses écrits. Merci d'en parler si bien.

  • @ JEA : Lonsdale lisant Duras, ça doit être bien.

    @ BOL : Je souscris volontiers, à condition de parler d'énigmes irrésolues, n'est-ce pas ?

    @ MH : C'est vrai qu'on s'y perd d'abord, et puis on y prend goût, on se met au diapason...

    @ Dominique : Même "Le marin de Gibraltar" ? "Les petits chevaux de Tarquinia" ? "Moderato cantabile" ? "Un barrage contre le Pacifique" ?
    C'est comme cela avec certains écrivains, quand le plaisir de la lecture n'a pas lieu, je le comprends très bien, Dominique.

    @ Colo : Belle expression de Laure Adler, ce "corps à corps avec la langue", un défi à relever en lisant Duras. Heureuse que ce billet t'ait plu.

  • Je laisse aux spécialistes et distingués critiques littéraires que sont les habituels intervenants du blog de Tania, le soin de disséquer « l’écriture syncopée et le maniérisme » ainsi que « l’approche de l’ombre interne, là où se situent les archives du soi » de Marguerite Duras pour en saisir le fond comme une perche tendue à mon obsession depuis dix ans de trouver la raison « d’exister » et la valeur de nos croyances.

    Aussi l’Inde m’interpelle-t-elle, gangrénée par ses croyances … avec une population grouillante qui ne cesse d’augmenter et d’atteindre la démesure chinoise qui impose pourtant la limitation des naissances … interpellé par cette mendiante qui « se débarrasse de son enfant » comme d’un jeune chien qu’on donne si on ne le noie pas … Le vieil homme que je suis éprouve une grande angoisse en pensant à l’avenir de la planète et à celui de ses descendants qui seront confrontés à cette surpopulation… en évitant les guerres et les épidémies … Les « biens nantis » que nous sommes vont-ils accepter un mode de vie de « fourmilière » ? … Ne devons-nous pas déjà nous y préparer … avec l’handicap de l’écologie ?

  • Ah Duras ! Un modèle pour tout ce qui est entre les lignes.
    Sinon je n'ai jamais essayé les livres lus. C'est bien ?

  • Je suis sensible à l'écriture de Duras, tout en n'aimant pas beaucoup le personnage. Et lu par Lonsdale ... je suis partante.

  • @ BOL : Ne grognez pas, le lapsus peut être charmant.

    @ Doulidelle : Oui, c'est un des passages les plus durs de ce roman, quand la jeune femme opte pour ce don de son enfant, seule perspective de survie - après son exclusion de la maison familiale, le plus grand des malheurs à l'origine de sa folie.
    L'angoisse de l'avenir, là-bas, n'est rien sans doute devant l'angoisse du présent !

    @ Blue Jam : Merci pour le commentaire. Oui, Duras résiste à l'ironie. Je retourne lire vos "7 secondes de lucidité".

    @ Aifelle : Sa personnalité n'a pas fini d'inspirer biographes et commentateurs. Entre Duras et moi, il s'est passé quelque chose le soir où Bernard Pivot l'a reçue à "Apostrophes" et où elle a parlé de l'écriture et de la mort comme personne. D'où peut-être mon indulgence pour le personnage et "l'artiste".

Écrire un commentaire

Optionnel