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Carrère en enquêteur

Aurais-je lu Le Royaume d’Emmanuel Carrère si quelqu’un ne me l’avait pas offert dernièrement ? (Merci, R.) Difficile à dire. Avec cet écrivain, j’en étais à 1 – 1, un titre aimé, l’autre pas. N’allais-je pas au-devant d’un persiflage ennuyeux dans ce récit de plus de cinq cents pages ? Dominique, qui avait quelque crainte, elle aussi, avait pourtant parlé sur A sauts et à gambades d’« un bon guide pour faire retour vers les premiers temps du christianisme », je m’en souvenais.

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Vittore Carpaccio, Vision de St Augustin, 1502, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venise.

« Je suis puérilement fier de cette bibliothèque biblique, je me sens dans mon bureau comme saint Jérôme [sic] en train d’écrire dans le merveilleux tableau de Carpaccio, celui avec le petit chien, qu’on peut voir à la scuola Saint-Georges des Esclavons de Venise, et à la vérité, je ne vois pas ce que cette image [son portrait de Luc] a d’invraisemblable, au moins en ce qui concerne Luc. » (Le Royaume, IV, 34, p. 535)

Ce doute sur ma lecture a persisté un certain temps, plus d’une centaine de pages, le temps d’un prologue et d’une première partie (Une crise) où Emmanuel Carrère raconte comment il a eu la foi, trois ans, puis l’a perdue. Adolescent, il avait pour idéal « d’observer l’absurde agitation du monde sans y participer, avec le sourire supérieur de celui que rien ne peut atteindre ». C’est sa marraine, Jacqueline, qui avait dans la famille le rôle de leur parler de « l’âme », mais lui n’avait alors d’admiration que pour les créateurs, les grands artistes, et désespérait de ne devenir dans le meilleur des cas qu’un « petit ».

Jeune homme « très malheureux », il fondait son système de défense « sur l’ironie et sur l’orgueil d’être écrivain » et cela « fonctionnait assez bien ». En lui offrant le Nouveau Testament, Jacqueline lui avait conseillé d’essayer « de n’être pas trop intelligent ». C’est elle aussi qui lui a présenté son autre fille, Hervé, plutôt « passe-muraille », qui « parlait peu et sans crainte », sans ironie : « Il ne jouait aucun jeu social. Il essayait de dire précisément, calmement, ce qu’il pensait. » Ils sont devenus amis, ils le sont restés.

Carrère en rajoute dans son autoportrait en « égocentrique et moqueur ». Quand il se met à lire l’évangile de Jean, quand il se met à prier, il se plaît à devenir le type « fervent et grave qui, discrètement, sans la ramener, s’intéresse au « milieu johannique » », lecteur boulimique de livres religieux – d’autant plus qu’il n’arrive plus à écrire, en tout cas pas le « grand livre » qui épaterait tout le monde. Egotiste assumé.

Conversion. Psychanalyse. Relecture de Philip K. Dick. « En dépit de ma soumission à la volonté divine, je ne cesse de me demander si et quand il me sera donné d’écrire un nouveau livre. » Puis le trouble et l’effroi de perdre la foi qui venait de changer sa vie. Pas de moyen terme chez Emmanuel Carrère, il ne se sent chez lui qu’aux extrêmes.

Enfin, p. 141, voici Paul (Grèce, 50-58), celui que l’écrivain, à présent agnostique, a choisi pour enquêter sur les débuts du christianisme à travers ses lettres (épitres) et les Actes des Apôtres attribués à Luc, le troisième évangéliste. Tout de suite, c’est plus intéressant : voici le texte, la lecture qu’il en fait, les recherches sur ces hommes à travers d’autres textes, d’historiens ou de philosophes. Une approche fouillée du monde romain, de la religion des Juifs, de la Bible grecque que Luc devait lire ou entendre lire à la synagogue.

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Comment Luc a composé son évangile, comment Renan a évacué le divin et la religion pour ramener tout cela à l’humain et à l’histoire, comment on vivait dans les premières communautés chrétiennes, l’enquête de Carrère sur Paul et sur Luc lui inspire de nombreux détours par d’autres époques de l’histoire y compris le monde actuel, vers des écrits anciens ou modernes, vers sa propre vie d’homme et d’écrivain. Il imagine les relations entre Pierre, Paul et Jacques, décrit les rivalités entre eux, remarque la manière dont Luc, discrètement, apparaît parfois dans le texte.

« Je pense avoir accompli honnêtement ce travail et ne pas tromper le lecteur sur le degré de probabilité de ce que je lui raconte. Pour les deux ans passés par Paul à Césarée, je n’ai rien. Plus aucune source. Je suis à la fois libre et contraint d’inventer. » (Folio, p. 315) Emmanuel Carrère n’esquive pas la question que les lecteurs vont se poser à son sujet. Il ne croit pas à la Résurrection – « seulement qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse – je ne sais pas quel verbe convient le mieux. »

Entre autres digressions, nombreuses et souvent pertinentes (du côté de Sénèque, Dostoïevski, Homère, Yourcenar, etc., sans compter la méditation et le yoga, la maison achetée en Grèce avec sa femme), Carrère confie sa prédilection, en peinture, pour les portraits et se considère dans son domaine « comme une sorte de portraitiste ». Les hommes et les femmes dont parle le Nouveau Testament, il cherche à les décrire, à les connaître, à les associer à ces détails personnels ou symboliques qui révèlent une personnalité. Carrère réussit sans conteste à nous rendre proche et vivant le premier siècle de notre ère.

Pourquoi faut-il qu’après avoir observé différents visages de Madone en peinture, plus ou moins « sexy », il détaille une soirée de vidéos porno dans un chalet de montagne ? Provocation, effet de contraste, marqueur contemporain, que sais-je ? Carrère dira plus loin que rien ne le gêne dans l’exhibition du corps et que sa pudeur, il la garde pour ses sentiments.

On finit par se demander, en lisant Le Royaume, écrit vingt ans après ces trois ans de sa vie où il a été chrétien – une « affaire classée », pensait-il – si au bout de cette enquête sur les débuts du christianisme, l’affaire est définitivement classée. Il n’a pas pour rien passé « deux ans de [sa] vie à commenter Jean, deux à traduire Marc [pour la Bible des écrivains], sept à écrire ce livre sur Luc ». Son grand livre au succès étonnant, abondamment traduit, qui a suscité enthousiasme et critique, il le termine par ces mots qui sonnent juste, ceux d’un agnostique : « Je ne sais pas. »

Commentaires

  • oui, pareil pour moi, j'ai bien aimé 'D'autres vies que la mienne' et ai été déçue par ses autres écrits.
    J'ai lu le Royaume, j'ai dû en parler sur mon blog (mais ce fouillis alphabétique est d'un pratique pour retrouver un truc ;-) ;-) ;-)) et j'ai eu des moments "top" pendant cette lecture, comme toi, mais finalement - et ça se confirme si on commence à s'intéresser à la critique de la part de ceux dont c'est la spécialité - j'ai terminé avec une impression de malhonnêteté intellectuelle, de tripotage pour arriver au scénario que lui a en tête (je ne sais pas si je me fais bien comprendre ;-))

  • j'ai tout de même remis la main dessus, tu verras à quel point on est d'accord ;-)
    http://adrienne.skynetblogs.be/archive/2017/03/08/f-comme-fou-8706748.html

  • peut être un des livres dont on peut dire : il a changé ma vie
    Suite à sa lecture j'ai lu tout un tas de livres sur le sujet et je me suis mise à étudier l'hébreu !!!! c'est dire que ce livre fut important

  • @ Adrienne : Merci, je m'en souvenais, mais pas moyen de retrouver le lien vers ton billet. "Malhonnêteté intellectuelle", je ne dirais pas cela ; l'auteur n'hésite pas à montrer comment il s'y prend et imagine à l'occasion. Mais comme toi, je pense que par moments, il donne une version qui colle à sa vision des personnages ou à sa mise en scène. Ce n'est pas un essai, mais un récit qui se donne pour autobiographique, le lecteur n'est pas pris en traître.

    @ Dominique : Oh, une lecture très marquante pour toi, merci de l'écrire ici & de m'avoir incitée la première à passer au-dessus d'un a priori. Tu étudies l'hébreu ! Félicitations. Peut-être partageras-tu tes découvertes dans le prolongement de ta curiosité ?

  • J'ai été moi-aussi très partagée par la lecture de ce livre, je suis passée par des moments où l'enthousiasme était suivi par l'agacement. Et puis je l'ai trouvé trop long. C'est quand même formidable de voir toutes ces facettes de ressenti à propos d'une même lecture. Bel après-midi Tania. brigitte

  • Je me souviens l'avoir dévoré, mais agacée par certaines prises de position et 'inventions'. Et par la video. ^_^ Mais je le recommanderais.

  • J'ai eu très envie de le lire après une rencontre avec l'auteur, qui est passionnant à l'oral ! mais je n'ai pas encore eu le courage de me lancer dans ce pavé ; ce sont les digressions qui me freinent.

  • Bel éclairage, mais beaucoup beaucoup de mal avec lui.
    D'autres pistes vont passer avant, sans nul doute !

  • @ Plumes d'Anges : Comme toi, je suis partagée, l'oeuvre ouvre à beaucoup de questions et interpelle, indéniablement.

    @ Keisha : Pas vu la vidéo, je la chercherai (peut-être ;-).

    @ Aifelle : Les digressions ne nuisent pas à la cohérence de l'ensemble. J'imagine bien Carrère passionnant à l'oral, il a tant de choses à dire.

    @ K : Merci K, la lecture est parfois une affaire de circonstances, souvent de choix. A vous de choisir.

  • Je n'ai jamais lu cet auteur, il y a quelque chose qui me retient à chaque fois, notamment l'aspect " autobiographique ", et puis beaucoup de bruits toujours. J'imagine bien que le propos doit être passionnant. Je préférerai l'aborder autrement. ( et ton retour de lecture me rappelle à quel point j'ai aimé l'exposition Chrétiens d'Orient, notamment cette partie sur les premiers Chrétiens )

  • Je suis venue ici en passant par chez Adrienne.
    Je suis comme vous à propos des livres de Carrère : +1, -1
    Ce qui est sûr, c'est qu'il écrit bien.
    J'aime beaucoup votre billet qui permet de se faire une idée du livre. J'essaierai sans doute de lire ce livre en passant rapidement les premières pages sans doute.

  • @ Marilyne : Un extrait significatif du ton de Carrère dans ce récit : "Décidément, je bute. Et c'est toujours, depuis que j'ai formé le projet de ce livre, au même endroit que je bute. Tant qu'il s'agit de raconter les querelles de Paul et de Jacques comme celles de Trotsky et de Staline, ça va. De raconter le temps où je me suis cru chrétien, ça va encore mieux - pour parler de moi, on peut toujours me faire confiance. Mais dès qu'il faut en venir à l'Evangile, je reste coi. Parce qu'il y a trop d'imaginaire, trop de piété, trop de visages sans modèles dans la réalité ? Ou parce que si je n'étais saisi, abordant ces parages, de crainte et de tremblement, ça ne vaudrait pas le coup ?"

    @ Dalva : Bienvenue, Dalva, merci pour votre passage. Pour moi, la première partie, "Une crise", plus de cent pages, aurait pu être réduite de moitié, au moins.

  • Quel beau conseil que celui d"essayer de ne pas être trop intelligent" ! J'avoue que ce livre ne me tente pas, j'ai tourné plusieurs fois autour après avoir lu l'article de Dominique, mais n'ai jamais franchi le pas. Peut-être un jour... bon week-end, Tania.

  • Bon week-end, Annie. Il vaut mieux ressentir un minimum d'intérêt pour ce livre, je comprends.

  • Le hasard a fait que j'en ai lu quelques-uns des romans d el'auteur ( un roman russe, bravoure, la moustache etc...). Je vois qu'à chaque fois, il divise avec ses sujets ou son écriture. A l'occasion, je le lirai car jusqu'à présent, j'ai globalement cet auteur.

  • Un auteur globalement apprécié, je suppose ? Je me demande ce que tu en penseras.
    Pour info, j'ajoute le lien vers tes billets sur Carrère : http://www.canalblog.com/cf/search.cfm?q=Carr%C3%A8re&bid=631435&searchbtn=Rechercher

  • Ce que tu dis de l'homme,de son orgueil, de son côté provocateur ne m'attire pas. Mais un livre qui "change la vie" selon Dominique ce serait peut-être important de le lire même si, à priori, je n'en ai pas trop envie !

  • Je suis contente de l'avoir lu pour l'éclairage qu'il donne sur les origines du christianisme, mais son ego est trop présent à mon goût, tu l'auras compris.

  • C'est vrai, on sent que c'est loin d'être une affaire classée mais je pense (parce que c'est mon cas), qu'on ne sort jamais tout à fait de la religion dans laquelle on a été élevée, même quand on devient agnostique.

  • D'accord avec toi, Valérie. J'ai trouvé pour ma part que Carrère donne une idée fort radicale de ce que c'est qu'être chrétien, ce n'est pas la conception que je m'en fais.

  • J'ai souvent passé mon chemin en voyant des billets sur ce livre qui, a priori, ne m'intéressait pas. Heureusement, je suis allée jusqu'au bout de la lecture du tien. Et là, j'avoue que je suis soudain très très tentée ! D'autant plus que je maîtrise très mal le sujet, l'époque, et la Bible... Et quand je lis les commentaires et que je vois que Dominique a commencé à étudier l'Hébreu après cette lecture, je suis totalement intriguée. J'adore les livres qui sont de véritable embrayeurs intellectuels.
    Je vais en librairie jeudi... à suivre !!!

  • Oh, m'en voilà ravie. Merci, Margotte. Je n'étais pas tentée non plus, mais je suis contente de l'avoir lu, pour certains passages et pour m'en faire une idée personnelle aussi.

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