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Textes & prétextes - Page 424

  • Montaigne au passage

    La millième page des Essais tournée, je m’y arrête avant les trois cents qui restent de ce qu’il appelle son entreprise tantôt « épineuse », tantôt « sotte », « cet enfant-ci ». Les passages où Montaigne se décrit, au physique et au moral, je les garde pour une autre fois. C’est le fil conducteur de ces Essais où il veut donner à son portrait le mouvement de la vie. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage, non un passage d’un âge à un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. » 

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    Mon premier contact avec Montaigne

    « Quant à moi, j’estime que nos âmes se sont développées à vingt ans comme elles doivent le faire et qu’elles promettent tout ce dont elles sont capables. Jamais une âme qui n’a pas donné à cet âge des arrhes bien évidentes de sa force n’en a donné, depuis, la preuve. » (Livre I, « Sur l’âge ») Jamais ? Voilà qui me rappelle Milton : « La jeunesse montre l’homme comme le matin montre le jour. »

     

    Montaigne reconnaît la complexité des êtres, l’inconstance de nos actions : « Nous sommes entièrement [faits] de lopins, et d’une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment joue son jeu. Et il y a autant de différences de nous à nous-mêmes que de nous à autrui. « Magnam rem puta unum hominem agere. » [Sois persuadé qu’il est très difficile d’être toujours un seul et même homme] ajoute-t-il en citant Sénèque.

     

    Au sujet des femmes, ses jugements me heurtent. Elles sont « toujours naturellement portées à être en désaccord avec leurs maris », « elles s’aiment le mieux quand elles ont le plus de tort », c’est « la faiblesse ordinaire du sexe ». Le chapitre « Sur trois femmes valeureuses »« Il n’en existe pas par douzaines, comme chacun sait (…) » – rend hommage à trois épouses qui se sacrifient pour accompagner leurs maris dans la mort.

     

    Dans « Sur trois sortes de relations sociales », Montaigne conseille aux femmes de se contenter de faire valoir « leurs richesses naturelles » : « C’est qu’elles ne se connaissent pas assez : le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elles qu’il appartient d’honorer les arts et d’embellir ce qui est beau. Que leur faut-il [d’autre] que vivre aimées et honorées ? Elles n’ont et ne savent que trop pour cela. (…) Si toutefois elles sont ennuyées de nous le céder en quoi que ce soit et si elles veulent par curiosité avoir accès aux livres, la poésie est une occupation qui convient bien à  leur besoin : c’est un art léger et subtil, paré, tout en paroles, tout en plaisir, tout en parade, comme elles. » Sans commentaire.

     

    « Sur des vers de Virgile », où il est question de la sexualité et du mariage, contient cet aveu qui tempère de tels préjugés : « Nous sommes presque en tout, des juges iniques des femmes, comme elles le sont des nôtres. » Et enfin, « Je dis que les mâles et les femelles sont jetés dans un même moule : à part l’éducation et la coutume, la différence entre eux n’est pas bien grande. »

     

    A propos d’éducation, justement, Montaigne estime que « seules l’humilité et la soumission peuvent façonner un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun le soin de connaître où est son devoir ; il faut le lui prescrire, et non laisser à sa fantaisie [le droit] de le choisir : autrement, selon la faiblesse et la variété infinie de nos raisons et de nos opinions, nous nous forgerions finalement des devoirs qui nous conduiraient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicure. »

     

    « Sur les livres » éclaire le rôle de la lecture pour Montaigne. Il rappelle que ce qu’il écrit, ce sont ses idées personnelles, et non des connaissances à transmettre, tâche qu’il laisse aux savants. Aussi avance-t-il au hasard : « Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire, irrégulier comme il est. » – « Je ne cherche dans les livres que le moyen de me donner du plaisir pour une honnête distraction, ou, si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même – et une science qui m’apprenne à bien mourir et à bien vivre. »

     

    La mort, « remède à tous les maux »,  Montaigne en parle assez souvent.  « La mort la plus volontaire, c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui ; la mort, de la nôtre. » (Une coutume de l’île de Zéa) Mais tous les sujets de la vie courante l’inspirent : l’ivrognerie, la fainéantise, la conscience, la cruauté, la gloire, le courage, la colère, la médecine (il se fie plus à la nature qu’aux médecins)…

     

    Les expressions imagées de Montaigne sont le sel de la lecture (sans doute bien davantage dans le texte original, André Lanly les signale en bas de page quand il n’a pu les laisser). En voici deux exemples : « Je n’ai nullement étudié pour faire un livre, mais j’ai quelque peu étudié parce que je l’avais fait, si c’est étudier que d’effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre, nullement pour former mes opinions, mais bien pour les assister, formées [qu’elles sont] depuis longtemps, pour les seconder et les servir. »

     

    « Surtout, c’est bien faire le sot, à mon gré, que de faire [l’homme] entendu parmi ceux qui ne le sont pas, de parler toujours tendu, favellar un punta di forchetta [parler sur la pointe d’une fourchette]. »

  • Le poète allongé

    « Quel beau, charmant et singulier tableau que Le poète allongé de 1915 (peint donc en Russie, tout de suite après le départ de Paris) ! Le cheval et le porc, devant l’isba, évoquent Rousseau (que Chagall aime beaucoup), oui, mais le poète aux mains réunies comme celles des gisants des anciens sépulcres, sa tête sur son veston posé dans l’herbe, près de son chapeau, ses pieds en de fastueux souliers, tout cela, d’où est-ce venu, comment ?  

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    Marc Chagall Le poète allongé Huile sur toile © Collection particulière

    Chagall s’est-il peint là en « poète » comme il fut dit ? Je ne sais. Mais le visage, où il n’y a rien qui me propose une ressemblance, et la silhouette, me font songer à des photographies de Paul Eluard, …, que Chagall ne devait rencontrer que dix ans plus tard, et qui, bien plus tard encore, allait trouver dans sa peinture une inspiration radieuse. »

    André Pieyre de Mandiargues, Chagall, Maeght éditeur, Paris, 1974.


     

     

  • Chagall issime

    Très attendue, la grande exposition Chagall des Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles tient ses promesses : une superbe rétrospective, de nombreuses toiles de musées étrangers et de collections particulières, de quoi découvrir, même si on se souvient d’autres expositions. 

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    Marc Chagall L'anniversaire 1915 Huile sur carton © Museum of Modern Art, New York

    Je ne me rappelle pas avoir admiré ce Nu avec des fleurs, par exemple, aquarelle et gouache ; cette Tentation, belle comme un vitrail, avec de petits animaux autour d’Adam et Eve ; ce Portrait du poète Mazin, son voisin russe à La Ruche ; un splendide Nu rouge... Bientôt c’est Vitebsk, sa ville natale, et les éléments qui reviendront si souvent dans sa peinture, sans que l’artiste donne pourtant l’impression de se répéter : une fenêtre, un bouquet, un cheval…  

    L’anniversaire, toile prêtée par le Moma (ci-dessus), est une merveille : dans une atmosphère chaude (sol rouge, tissus à ramages) qui contraste avec leurs vêtements sombres, Bella, épousée en 1915, tient un bouquet de fleurs et semble décoller du sol pour recevoir le baiser de Chagall en flottaison dans l’air, la tête renversée pour l’embrasser. C’est la première peinture où il représente un personnage « en lévitation ».  

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    Marc Chagall La naissance 1911 Huile sur toile originale collée sur bois contreplaqué Collection privée

    Une petite salle rassemble des tableaux familiaux : David jouant de la mandoline (deux beaux portraits très différents de son frère mort jeune à la guerre), sa mère, son père et sa grand-mère (avec un chat), ses sœurs, des amoureux... La naissance (ci-dessus) montre une jeune mère allongée, un bébé nu dans les bras de son père ; plein de détails comme la lampe en haut, un chat bleu en bas, animent cette scène structurée franchement par des lignes et une grande diagonale, ce qui est assez rare chez Chagall (1887-1985).   

    Chacune de ses peintures raconte une histoire. On expose aussi dans cette salle de beaux intérieurs, animés par un bouquet, éclairés par une baie vitrée – on aperçoit la petite Ida, sa fille née en 1916, en robe rouge dans un fauteuil, et la tête de Bella, dehors, à la fenêtre. Une toile m’a fait penser à Bonnard : Les fraises ou Bella et Ida à table, avec le joyeux contraste des fruits rouges sur la nappe blanche. 

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    Marc Chagall La promenade 1917-1918 Huile sur toile © Musée russe, Saint-Pétersbourg

    La promenade, grande toile choisie pour l’affiche, vous la connaissez certainement : le couple se tient par la main, lui les pieds à terre, elle en robe mauve volant dans un ciel blanc à la Malévitch au-dessus de la ville tout en vert, à l’exception de la cathédrale. Dans l’angle inférieur gauche, leur pique-nique en rouge, sous un peu de feuillage bleu – Chagall associe les couleurs comme personne. 

    La religion tient une place constante dans son œuvre : on peut voir côte à côte une esquisse sur papier et l’huile sur toile du Rabbin au citron vert (ci-dessous) – un cédrat dans une main, une branche de palmier dans l’autre, deux des quatre végétaux associés à la fête de Souccot. Pourquoi ce petit rabbin inversé sur sa tête ? D’après l’audioguide (compris dans le prix d’entrée), ce serait une manière d’évoquer la succession, la chaîne des rabbins. Plus loin, on verra Chagall traiter des thèmes bibliques et peindre de nombreuses crucifixions pour symboliser la tristesse, la souffrance, le malheur – le peintre ira jusqu’à se peindre lui- même en croix. 

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    Marc Chagall Le Rabbin au citron 1924 Huile sur Toile © Collection Particulière

    La figure du juif errant, avec son baluchon sur le dos et sa canne, est un autre motif récurrent, même si la toile intitulée En route ou le juif errant, à la pâte épaisse, s’appelait au départ « Chemin faisant », allusion au voyage du peintre vers Paris. Ce n’est que des années plus tard que Chagall ajoutera le second titre. 

    Rentré en Russie, Chagall a beaucoup travaillé pour le Théâtre juif de Moscou. On présente ici des maquettes de costumes, de décors, et en projections, les grandes fresques réalisées pour ce théâtre (montrées à la Fondation Gianadda en 2007). En revanche, je ne connaissais pas toutes ces illustrations pour les fables de La Fontaine, une idée de Vollard : Le renard et les raisins, La grenouille voulant se faire aussi grosse que le bœuf (collection des MRBAB), Deux pigeons, entre autres. 

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    Marc Chagall Le renard et les raisins 1926-27 Aquarelle et gouache © Collection Particulière

    On retrouve des autoportraits et des portraits de couple tout au long du parcours, comme le magnifique Double portrait (Nagoya) datant de 1924 où le peintre vêtu de noir, debout à son chevalet, tient contre lui Bella en robe blanche, leurs deux profils tournés vers la toile. Ou encore Le gant noir (ci-dessous).  

    Des animaux, des anges, des amoureux, des fleurs, des violons... La peinture de Chagall célèbre la vie. Elle s’assombrit pendant la guerre, à la mort de Bella, retrouve des couleurs enchantées quand il se remarie avec Vava. Mais Bella reviendra encore souvent sous ses pinceaux. A Saint-Paul de Vence, il peint sur un énorme bouquet au milieu de son atelier, une grande toile verticale, très claire, aérée, qui tranche avec l’effervescence habituelle. 

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    Marc Chagall Le gant noir 1923-48 Huile sur toile © Collection Particulière

    La dernière salle montre des études pour le Metropolitan Opéra – Le triomphe de la musique – et pour l’Opéra Garnier, et aussi des costumes pour Stravinsky. Impossible de vous parler de tout, plus de deux cents œuvres, aussi je vous renvoie au site de l’exposition. Vous avez quatre mois pour vous y rendre, jusqu’au 28 juin. 

    Cette rétrospective bruxelloise, d’abord montrée à Milan, montre très bien que Chagall, tout en restant fidèle à son univers original, évolue constamment dans sa manière de peindre. J’ai aimé son Don Quichotte, peint à 86 ans, entouré de gens qui dansent, d’autres qui font la guerre, avec Chagall au chevalet entouré des siens, et dans le bas, de petits arbres. « On ne sait jamais avec Chagall, lorsqu’il peint, s’il dort ou s’il est réveillé. Quelque part, dans sa tête sans doute, il doit y avoir un ange. » (Picasso) Tantôt joyeux, tantôt inquiet, l’art de Chagall touche au cœur.

  • Normal / anormal

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    « C’est normal d’avoir envie d’écrire ses pensées, ce qui est anormal, c’est que quelqu’un de tout à fait différent de vous ait envie de lire, c’est formidable ! »

    Dany Laferrière

     

    Camille Marcilly, « La Foire du livre est ouverte », La Libre Belgique, 25/2/2015

     

     

  • A la Foire du livre

    La Foire du Livre de Bruxelles bat son plein à Tour & Taxis, elle se termine aujourd’hui, lundi 2 mars. L’affiche d’Yslaire sur le thème des « Liaisons dangereuses » n’est pas vraiment à mon goût, mais comme disait J. qui m’accompagnait vendredi dernier, « elle accroche l’œil » et montre bien l’importance particulière donnée à l’image cette année – dessin d’illustration, bande dessinée, cinéma – à côté du texte. 

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    Après le Centre Rogier puis le Palais des Congrès au Mont des Arts, entre autres déménagements depuis sa création en 1970, la Foire a trouvé là de beaux espaces, on y respire malgré la foule. Au grand stand de la Communauté française de Belgique (Fédération Wallonie Bruxelles), la collection Espace Nord met à l’honneur les écrivains belges (premier achat), et on y distribue aussi la brochure mise à jour des noms de métier au féminin, très pratique – on peut la consulter en ligne.

    Maisons d’édition, librairies, organismes officiels, universités, fondations, presse, les exposants sont très variés, près de deux cents stands, trop peut-être : il me semble que les grandes librairies font de l’ombre aux éditeurs. De nombreux espaces de rencontre aussi : le Café littéraire, la Tribune des éditeurs, l’Agora, entre autres, où je me suis laissé happer par un sujet de débat (« Quels lecteurs pour ce XXIe siècle ? ») et ensuite par l’éloquence d’un écrivain haïtien-québécois (Dany Laferrière, invité d’honneur avec les éditeurs québécois).

    Débat… Le terme est impropre : il s’agissait pour chaque intervenant de présenter son sujet en dix, quinze minutes, ce qui n’a guère laissé de place aux échanges. Il s’agissait principalement d’examiner comment on peut aider les enfants à aborder le livre ou la lecture, dès la petite enfance.  

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    Une enquête récente de l’ONE et de l’ULg sur les enfants de 18 à 36 mois montre qu’à l’âge de l’entrée à l’école maternelle, on constate déjà chez les petits francophones un retard linguistique aussi bien pour le vocabulaire que pour le décodage du sens. En plus des soins aux nourrissons et de l’accompagnement des parents, l’ONE propose des « coins lecture » en consultation, surtout pour un premier contact avec « l’objet-livre » et on y fait appel aussi à des conteuses, puisque « On ne lit pas tout seul » à cet âge.

    Puis ce fut le tour d’une inspectrice de l’enseignement maternel, d’une formatrice à la littérature de jeunesse. La dernière évaluation des compétences en quatrième primaire a conclu à 45% de lecteurs « précaires » et à seulement 25 % de « bons » lecteurs à ce niveau, un constat très préoccupant qui ne peut que donner du grain à moudre à l’actuelle ministre de l’enseignement et de la culture, arrivée un quart d’heure en retard et qui, à l’entendre, avait ici plus à écouter qu’à dire.

    J’aurais mieux fait d’aller voir les expositions ou de m’asseoir au Café littéraire où Dany Laferrière charmait son public (assis et debout) par des propos pleins de bon sens et enthousiastes sur la littérature, l’écriture (« le jouet essentiel »), l’époque – très écouté sur L’art presque perdu de ne rien faire (2011), titre accrocheur comme celui de son premier succès, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Il faudra que je le lise pour comparer avec L’art difficile de ne presque rien faire (2009) de Grozdanovitch (est-ce une impression ou les éditeurs sont moins stricts qu’avant sur la proximité des titres ?) 

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    On rencontre toujours une connaissance ou l’autre à la Foire du livre de Bruxelles, excellent lieu de rencontres où les gourmands ne sont pas oubliés, et avec des livres en veux-tu en voilà, comment résister ? « Pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise. » (Baudelaire) Rares sont ceux qui sortent sans avoir rien acheté à la Foire du Livre, je n’ai pas fait exception. J’ai résisté aux sirènes du design suisse, mais je me suis trop approchée du dangereux Citadelles & Mazenod, où j’ai signé un bon de commande – à suivre, donc.