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école - Page 2

  • Ibra et Jacky

    Geneviève Damas – beaucoup d’entre nous ont aimé son premier roman, Si tu passes la rivière (2011) – signe cette année Jacky, un roman qui sonne juste sur un sujet délicat, sans tomber dans les stéréotypes : la rencontre entre un jeune musulman (revenu du djihad) et un garçon juif de son âge. Jacky est aussi le titre donné par Ibrahim Bentaieb, dix-huit ans, à son travail de fin d’études (TFE) secondaires. Son professeur titulaire de classe a bien insisté : pour obtenir son diplôme, il lui faudra non seulement réussir ses trois examens de passage, mais aussi lui remettre un travail sur n’importe quel sujet qui l’intéresse, avant la délibé du mois d’août.

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    Rien ne l’inspire, à part Jacky, qu’il a rencontré en janvier. A la fin du premier trimestre, la prof de français avait annoncé à ses élèves, musulmans pour la plupart, que pour lutter contre la montée des intolérances à la suite des attentats de Paris et de Bruxelles, ils participeraient à une journée d’activités avec une classe de catholiques et une classe de Juifs, pour « éprouver la tolérance » entre eux. (Damas a animé un atelier d’écriture sur ce thème : « Oser l’espoir ».) Peu enthousiastes, certains garçons avaient d’abord pensé à se procurer un certificat médical pour y échapper, mais ils étaient tout de même arrivés au Centre culturel laïc juif, « un lieu sous surveillance militaire au centre de Bruxelles ».

    Arielle, écrivain et organisatrice, les avait accueillis un par un, distribué des autocollants avec leur prénom, puis les élèves avaient été répartis en groupes dans différents locaux, ensuite en « binômes » : « Ibrahim ira avec Jacky ». Il espérait tomber sur un catholique, mais « un minus aux cheveux noirs » lui avait alors souri et tendu la main : ils avaient trois quarts d’heure pour faire connaissance. « C’était juste un garçon comme moi. Disons qu’il n’était pas différent de ce que j’aurais été si cela [qu’on découvrira plus tard] ne m’était pas arrivé. » 

    « Mon portrait de Jacky » – chacun devait rédiger le portrait de son interlocuteur sans le nommer, texte qui serait lu par quelqu’un d’autre – permet au lecteur de situer le personnage éponyme ; celui qu’il a fait d’Ibrahim ne viendra qu’à la fin du roman, comme indiqué sur le plan qui précède l’introduction. Quand Jacky Apfelbaum lui propose de rester en contact sur les réseaux sociaux, il lui a répondu qu’il ne pouvait plus les utiliser et donné son numéro de téléphone.

    Pour participer au voyage de fin d’année, Ibrahim a dû d’abord parler avec son assistante de justice et attendre l’autorisation de la juge. A son retour de Rome, il reçoit un texto de Jacky : « On se voit ? » Il file en vélo à leur rendez-vous au Bois de la Cambre, la première d’une série de rencontres où ils font connaissance et se découvrent plus proches qu’ils ne l’auraient cru ; ils deviennent amis. Ensemble, ils s’inscrivent aux vingt kilomètres de Bruxelles, vont « graffer » à Doel (la passion de Jacky). L’un habite Schaerbeek, l’autre Uccle, mais le jeune Juif de milieu aisé envie « Ibra » dont les parents sont plus présents que les siens.

    Geneviève Damas fait raconter par Ibrahim, étape par étape, le développement d’une amitié a priori improbable. Tout n’est pas idyllique dans leur relation, mais l’émotion surgit à maintes reprises et on s’attache aux deux protagonistes. Ibra et Jacky ont chacun leurs problèmes personnels et on se prend à espérer, quand les embûches se présentent, qu’ils arrivent à surmonter ce qui pourrait les éloigner l’un de l’autre.

  • Tirer

    Carlos Llop couverture esp.jpg« J’ai commencé à tirer. J’ai tiré et tiré jusqu’à perdre le compte du nombre de coups de carabine que j’avais tirés et l’odeur de poudre m’excitait de plus en plus, jusqu’au moment où je me suis mis à pleurer. Jusqu’au moment où j’ai jeté la carabine par terre et je me suis mis à pleurer comme je n’avais jamais pleuré, enlaçant l’oncle Federico. Nous étions là, serrés l’un contre l’autre sous la pluie et les chênes, sachant l’un comme l’autre qu’il était impossible d’oublier tout ce que j’avais entendu. »

    José Carlos Llop, Le Rapport Stein

  • Le nouvel élève

    « Guillermo Stein est arrivé au collège au beau milieu de l’année scolaire, à bicyclette. Aucun d’entre nous n’allait à bicyclette. » D’emblée, José Carlos Llop (né à Majorque en 1956), nous introduit dans un collège de Jésuites à Majorque, dans les années soixante, et dans la vie de Pablo Ridorsa, un garçon solitaire et sensible, élevé par ses grands-parents. Le Rapport Stein (El Informe Stein, 2000, traduit de l’espagnol par Edmond Raillard, 2008), en moins de cent pages, raconte leur amitié.

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    José Carlos Llop donne un rythme très particulier à son récit – répétitions, explicitations, précisions : « On ne le voyait presque pas, le nouveau, Stein, sur sa bicyclette, n’eût été cet imperméable rouge qu’il portait sur les épaules, une pèlerine en plastique nouée autour du cou, sur laquelle la pluie dégoulinait jusqu’au sol. » En classe, Stein, avec ses pulls colorés, ses pantalons à poches, tranche avec eux tous habillés de gris ou de brun, « de la couleur des plumes de perdrix ».

    Son arrivée coïncide avec la mort du père Azcárate, que les élèves de onze à seize ans, organisés par sections, doivent veiller dans la crypte de demi-heure en demi-heure, une coutume du collège pour leur tremper le caractère. Pablo est « consul d’histoire » et son groupe hérite du premier tour, suivi par celui de Palou, « consul de mathématiques » et « capitaine de la classe ». Pendant l’étude, Pablo surveille le nouveau, qui range ses affaires dans son pupitre, « pour avoir quelque chose à raconter à Palou quand il remonterait de la crypte ».

    Tout les intrigue chez Stein, et en particulier la plaque ovale sur sa bicyclette, marquée des lettres « C. D. » et d’un blason « avec une devise en latin, des licornes et des fleurs de lis ». Rien qui ressemble à aucun drapeau de leur Atlas universel. Palou a décrété que c’était « un type bizarre ». Quand Stein referme son pupitre, il sourit à Pablo, qui lui sourit en retour.

    A la maison, il raconte l’arrivée de Stein à ses grands-parents chez qui il vit, ses parents étant toujours en voyage : « Mes parents étaient des cartes postales couleur d’ambre (…) » postées à Nice ou à Marseille, au Caire ou à Tanger, remplies de formules creuses. Ses grands-parents échangent un drôle de regard quand il prononce le nom de Stein – « et Stein, pour la première fois, m’a paru être le sifflement d’un cobra, le son d’une balle avant qu’elle atteigne la cible. » Mais ils ne disent rien.

    Blond aux yeux bleus, le nouveau sidère ses camarades de classe curieux en lâchant sans sourciller que son père « a été l’ami du comte Ciano » et que lui est « un agent secret de Sa Sainteté ». Alors les garçons décident de s’adresser à Planas, leur condisciple spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale, dont un oncle a combattu dans la división Azul. Planas sait que Ciano avait imaginé d’italianiser Majorque, d’en faire « une base militaire et un lieu de repos pour les chefs du Fascio », mais il doute que Stein soit un espion, « aspirant camerlingue, tout au plus ». Et aucun n’ose lui demander ce que le mot veut dire. Alors Palou commande à Planas « un rapport écrit sur la famille de Stein ».

    Puis la routine scolaire reprend le dessus, avec les faits et gestes des professeurs plus typés les uns que les autres, souvent brutaux ou de parti-pris. Stein invite Pablo à passer un dimanche après-midi chez lui et son grand-père ne dit pas non, mais « Méfie-toi de ce que tu ne connais pas et sois à la maison à huit heures ». La maison lumineuse de Guillermo Stein, située dans un quartier aux jardins luxuriants, est très différente de ce que connaît Pablo : « on voyait la mer depuis toutes les fenêtres ». Il est ébloui par la vue sur le port et sur la ville de Palma, « étalée en éventail sur la baie argentée », avec au centre le « fantastique vaisseau de pierre ocre » de la cathédrale.

    Ce n’est pas le seul sujet d’étonnement pour Pablo, et cette après-midi chez les Stein va nourrir ses rêves pour longtemps. Mais sa grand-mère, lui dit son grand-père, n’aime pas qu’il aille là-bas – « Moi, ça m’est égal, dans cette vie tout ce qui doit arriver finit toujours par arriver. » Il rôde bien des secrets autour de Stein, le nouvel ami de Pablo Ridorsa.

    L’arrivée d’un nouvel élève fascinant, les débuts d’une amitié hors du commun : de grands noms de la littérature ont traité ce sujet. Le Rapport Stein de José Carlos Llop, « comparé par la critique au Grand Meaulnes et aux Désarrois de l’èlève Törless » (quatrième de couverture) est un récit hanté par les histoires de guerre et les secrets de famille. Ce premier roman qu’on n’oubliera pas (merci, V.) donne envie de lire plus avant cet écrivain, « un Modiano majorquin » (selon Olivier Mony dans Le Figaro) pour qui la littérature la plus intéressante s’appuie sur la mémoire et sur le temps.

  • Don du verbe

    Lanoye couverture.jpg« Ma Pit Germaine possède le don du verbe, enrichi par la puissance d’une mémoire infaillible. Elle n’arrête pas de parler une seule seconde. Calme, imperturbable et dans les moindres détails, elle relate sa journée : qui elle a vu, à quelle autre personne ça lui a fait penser et ce qui est arrivé jadis à cette dernière, récit qu’elle tient d’une troisième qui était mariée à un quatrième, mais ces deux-là sont maintenant en bagarre à cause d’une cinquième personne, qui est justement le fils ou la fille d’une sixième, à qui, tiens, elle a parlé la semaine dernière quand elle était en route pour… Etcetera. Un flot irrépressible de récits, dont chacun a un centre bigarré et pittoresque, un début peu clair caché dans un récit précédent et une fin tout aussi indécise faisant déjà entièrement partie du récit suivant.
    Elle est l’inventrice de ce que j’appelle le racontage automatique. »

    Tom Lanoye, Les boîtes en carton

  • Les boîtes de Lanoye

    « Petit branleur du Plat pays », titrait Le Monde des livres à propos du roman de Tom LanoyeLes boîtes en carton (Kartonnen dozen, 1991), traduit en français par Alain van Crutgen en 2013, bien après La langue de ma mère qui l’a fait connaître aux francophones. Titre ironique et approprié pour ce récit d’inspiration autobiographique centré sur les émois d’un adolescent homosexuel. L’auteur, né en 1958, publiait de la poésie depuis 1980, mais selon la quatrième de couverture, c’est ce roman « qui fit connaître Tom Lanoye en Flandre ».

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    « Ceci est la révélation d’un amour banal et de son pouvoir dévorant » – l’amour de Z. au début des années septante. Le narrateur l’a rencontré lors d’un voyage bon marché organisé par les Mutualités Chrétiennes quand il avait dix ans. A la réunion de présentation de ce séjour en Ardenne, chaque enfant a reçu « deux feuilles de carton brun ultrasolide » à plier pour en faire une valise – modèle obligatoire pour tous, par souci d’égalité. C’est la première des boîtes en carton du roman où Lanoye raconte trois voyages, avec les « affections psychosomatiques » et les « images » qui y sont liées.

    Le garçon s’y amuse tellement qu’il n’écrit pas comme promis aux « quatre femmes qui (l)’avaient élevé et fait entrer dans ce monde » : sa sœur, cinq ans de plus que lui, pour qui il est une « poupée vivante » et un allié contre trois frères « trop vieux pour jouer avec elle » ; Wiske, « amie de la maison », qui passe presque tout son temps chez eux et l’emmène au cinéma ; sa mère, qui a hésité à se faire opérer après le quatrième enfant, d’où son statut de « tardillon », et a pour principes « le sens du devoir, l’ardeur au travail, la nourriture saine et des sous-vêtements propres chaque jour » ; enfin Pit Germaine, sœur aînée de sa mère et marraine du frère aîné, « l’inventrice » du « racontage automatique » ou « la chroniqueuse magnifique ».

    Ces quelques lignes peinent à rendre la faconde de Tom Lanoye pour faire vivre son petit monde sous nos yeux, camper une ambiance de famille, avant de revenir à ce camp de vacances à l’époque où Z. lui semblait un « alter ego », petit, cheveux noirs, souple et sportif, quasi son frère jumeau. La première chose qu’il a vue, le soir au dortoir, c’était son pyjama rouge foncé bordé de bleu en tissu synthétique souple et luisant – rien à voir avec le sien, « à l’ancienne mode », du solide coton rayé, feutré et délavé. Il lui faudrait le même.

    Durant ce séjour à A***, Z. avait épaté tout le monde en exécutant un double salto dans une prairie, appris au club de gymn. Le passage des infirmières à la douche pour savonner le dos des gamins et leur passer le gant de toilette entre les jambes avait été un autre moment inoubliable, et aussi ce garçon qui avait écarté l’élastique de son maillot sous une petite chute d’eau en montrant « ses coucougnettes et son index de massepain comme sur un petit plat. »

    A douze ans, l’étape suivante, c’est la découverte, grâce au « Petit Livre rouge Des Ecoliers » chipé à sa sœur, de la pratique du plaisir solitaire, et l’arrivée de Z. dans son collège, un ancien petit séminaire, qui recrute ses élèves dans la bourgeoisie aisée – les écoles de l’Etat, « c’était connu, étaient de véritables bordels. » Z. et lui se retrouvent dans la même classe.

    La description de « La Boîte » et de la métamorphose du réseau d’enseignement catholique en Flandre au début des années septante pour contrer l’attrait du réseau officiel, « sans dieu mais plus moderne », est un formidable résumé d’une époque, d’un système d’éducation, avec le passage des professeurs prêtres aux laïcs, l’arrivée de profs femmes, ceux qui fument la cigarette en classe, et les idéalistes à col roulé qui jouent les « animateurs ».

    « Et te rappelles-tu, lecteur, dans l’odeur de poudre de cette pitoyable révolution ratée, te rappelles-tu ce garçon-là, qui était toujours assis au premier rang dans la classe ? » Ce « petit emmerdeur », « infatigable fayot », « petit trouduc », « demi-portion » à lunettes et grande gueule, c’est lui, bien entendu, adepte de « l’hypocrisie subversive ».

    Nouvelle image de Z., au cours de gymn., pendu à l’envers sur un espalier : sa chemisette se rabat sur son visage et, « coup de poing en pleine figure » pour le narrateur, son ventre n’est pas « mou et vulnérable » comme celui des autres, les muscles sont tendus, « tout ondule comme une vague lente au rythme de sa respiration ». Emoi, fantasmes, dont l’onde de choc se mêle désormais à son « rituel quotidien d’amusement solitaire ». Tom Lanoye parle de la masturbation avec autant d'inventivité verbale que physique dans l’exploration des « frontières de l’orgasme ».

    Viennent ensuite le voyage en Suisse, à quatorze ans, encore grâce aux Mutualités Chrétiennes, puis les professeurs marquants surnommés le Boche, le Jap, et en dernière année Mussolini, leur prof de néerlandais, « le monument de l’école » – hommage et reconnaissance d’un écrivain à celui qui l’a encouragé. Et Z. ? vous demandez-vous peut-être. Eh bien, le voilà, et « la maladie la plus douce qui existe en ce bas-monde » vous sera contée, ainsi qu’un troisième voyage décisif.

    Ce livre sera donc la quatrième boîte : « Car qu’est-ce que la couverture d’un livre ? L’arrière est le fond, le devant est le couvercle d’une boîte en carton dans laquelle on découvre, côte à côte, tous les trésors et toutes les pommes pourries de l’existence. »

    A la sortie en français des Boîtes en carton, vingt-deux ans après sa publication, Lanoye confiait dans un entretien : « J’avais 32 ans, et j’avais un ton léger et jeune. Et puis c’était l’âge de mon frère quand il est mort, et c’était important pour moi. Maintenant j’ai 54 ans, et ce serait dommage d’écrire un livre dans le même style ; mais c’est une double rencontre avec un personnage qui est moi-même, et celui d’un jeune écrivain qui connaît son premier grand succès. » Tom Lanoye ou le raconteur magnifique.