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souvenirs - Page 3

  • Un mot, Chevreuse

    Chevreuse attendait, parmi les derniers emprunts à la bibliothèque, et après La femme au carnet rouge où Modiano se promène, son dernier roman s’est imposé dans le prolongement. Il suffit d’une phrase, comme la première – « Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation » – pour franchir le seuil et se sentir chez Modiano. Des noms, le passage du temps qu’implique le souvenir, comme une conversation rappelle une rencontre.

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    Source : La República

    A l’époque de « cet automne-là », environ cinquante ans plus tôt, Bosmans fréquentait un petit restaurant vietnamien en compagnie de Camille. Des détails lui reviennent, une chanson de Serge Latour, le nom d’Auteuil, des « éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible », des images de son passé qui échappent à l’oubli. Et surtout, Chevreuse. « Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. »

    « A la sortie de Chevreuse, un tournant, puis une route étroite, bordée d’arbres. Après quelques kilomètres, l’entrée d’un village et bientôt vous longiez une voie ferrée. Mais il ne passait que très peu de trains. » Il est passé dans cette région à diverses périodes de sa vie. Les distances, Bosmans s’en rend compte, diffèrent dans ses souvenirs et sur une vieille carte d’état-major où il a retrouvé la rue du Docteur-Kurzenne, celle d’une maison qu’il connaît. Une rue « marquant la lisière d’un domaine, ou plutôt d’une principauté de forêts, d’étangs, de bois, de parcs, nommée : Chevreuse. »

    Il se rappelle plusieurs trajets, l’un d’eux en voiture, au départ d’un appartement « aux alentours de la porte d’Auteuil », où se réunissaient des gens en fin de journée « et souvent dans la nuit ». Un homme y habitait, avec son petit garçon et une jeune gouvernante ; il l’avait reconnu quinze ans après, dans un restaurant des Champs-Elysées, sans se souvenir de son nom.

    C’est Camille qui l’avait entraîné un soir dans l’appartement d’Auteuil où elle lui avait parlé d’un « réseau » et présenté une amie, Martine Hayward. A eux trois, ils avaient fait un aller-retour en voiture dans la vallée de Chevreuse, jusqu’à une ancienne auberge où elle avait pris une valise avant de revenir à Paris. En route, Bosmans avait reconnu des noms, des bâtiments, un jardin public : « Il eut envie de leur confier qu’il avait vécu par ici, mais cela ne les regardait pas. » Les deux femmes s’étaient encore arrêtées pour visiter la maison familière de la rue du Docteur-Kurzenne avec une dame de l’agence immobilière – lui n’y était pas entré et n’en avait rien dit.

    « Jusque-là, sa mémoire concernant ces personnes avait traversé une longue période d’hibernation, mais voilà, c’était fini, les fantômes ne craignaient pas de réapparaître au grand jour. » Pourquoi ce silence, ces mystères ? « Et ne pouvant revivre le passé pour le corriger, le meilleur moyen de les rendre définitivement inoffensifs et de les tenir à distance, ce serait de les métamorphoser en personnages de roman. »

    Jean Bosmans mène l’enquête : les personnes, les lieux, l’appartement en particulier – « si différent le jour et la nuit, au point d’appartenir à deux mondes parallèles ». Les noms de personnes réveillent des silhouettes observées, écoutées, croisées. Certaines d’entre elles sont amicales, d’autres semblent un peu trop attentives à ses paroles, à ses réactions et puis il y en a sur qui il se renseigne sans avoir envie de les rencontrer, comme s’il craignait un règlement de comptes.

    « L’Art de se taire. Depuis son enfance, il avait toujours essayé de pratiquer cet art-là, un art très difficile, celui qu’il admirait le plus et qui pouvait s’appliquer à tous les domaines, même à celui de la littérature. » Aussi apprécie-t-il ce que disent les objets : une photo, un agenda, du papier à lettres à en-tête, une boussole…

    On aimerait parfois que le romancier nous indique le nord de son histoire, mais ce n’est pas son genre. Parmi les souvenirs d’une vie vécue ou rêvée, lui-même hésite parfois, il préfère nous entraîner avec lui dans le labyrinthe de la mémoire, tout en semant des cailloux au passage. Chevreuse, « une vie recomposée », écrit Fabrice Gabriel dans Le Monde. Un roman finement analysé par Norbert Czarny, qui le relie à d’autres œuvres de Patrick Modiano – à lire plutôt après lecture.

  • Personnellement

    nabokov,mademoiselle o,printemps à fialta,nouvelles,littérature américaine,souvenirs,amour,culture« Ayant maîtrisé l’art de l’invention verbale à la perfection, il se vantait beaucoup d’être un tisseur de mots, titre qu’il mettait plus haut que celui d’écrivain ; personnellement, je n’ai jamais compris à quoi cela servait d’imaginer des livres ou de transcrire des choses qui ne s’étaient pas vraiment produites d’une façon ou d’une autre, et je me rappelle lui avoir dit un jour, bravant l’ironie de ses hochements d’encouragement, que, si j’étais écrivain, je ne permettrais qu’à mon cœur d’avoir de l’imagination et que, pour le reste, je compterais sur la mémoire, cette ombre de notre vérité personnelle qui s’allonge au soleil couchant. »

    Vladimir Nabokov, Printemps à Fialta (in Mademoiselle O)

  • La Nina de Fialta

    Lire des nouvelles une à une, voilà un bon conseil reçu ici et mis en application en reprenant le recueil de Vladimir Nabokov, Mademoiselle O (Nabokov’s Dozen, traduit de l’américain par Yvonne et Maurice Couturier), qui en contient treize. Sa jolie couverture en 10/18, un détail de The Seashore de William Henry Margetson, entre en résonnance ce matin avec L’heure bleue du peintre de Skagen, le Danois Peder Severin Krøyer, dont Aifelle a évoqué en commentaire l’exposition en cours au musée Marmottan.

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    William Henry Margetston (1861-1940), The Seashore, 1900

    Mademoiselle O, la première nouvelle, m’a bien sûr rappelé les pages d’Autres rivages où l’écrivain retrace ses jeunes années passées en Russie et décrit avec affection l’institutrice suisse qui lui a appris le français. « Très forte, toute ronde comme son nom, Mademoiselle O arriva chez nous comme j’entrais dans ma sixième année. » Il se souvient de ses crayons, de ses habitudes, de sa merveilleuse voix : « Quel nombre immense de volumes nous a-t-elle lus par ces après-midi tachetées de soleil, sur la véranda ! »

    Printemps à Fialta commence comme un récit de vacances, au début des années 1930, dans une « une charmante ville de Crimée » aux « petites rues en pente » vers la mer (une ville imaginaire dont le nom fait penser à Yalta). C’est par ce printemps très humide, alors qu’il observe un Anglais en culotte de golf, qu’il suit son regard et voit Nina :

    « Chaque fois que je l’avais rencontrée durant les quinze années de notre… enfin, j’ai du mal à trouver le mot exact pour définir notre genre de relation… elle n’avait jamais paru me reconnaître tout de suite ; et cette fois encore elle demeura totalement impassible pendant tout un moment, sur le trottoir d’en face, à demi tournée vers moi avec un air d’incertitude bienveillante mêlée de curiosité, seul son foulard jaune s’avançant déjà comme ces chiens qui vous reconnaissent avant leur maître – et alors elle poussa un cri, les mains en l’air en faisant danser ses dix doigts et là en plein milieu de la rue, n’obéissant qu’à la franche impulsivité d’une vieille amitié (tout comme elle aimait faire sur moi un rapide signe de croix à chaque fois que nous nous quittions), elle m’embrassa par trois fois à pleine bouche mais avec peu de sincérité, et puis marcha à mes côtés, s’accrochant à moi, réglant son pas au mien, gênée par son étroite jupe marron sommairement fendue sur le côté.
    – Oh oui, Ferdie est ici, lui aussi, répondit-elle, et aussitôt demanda gentiment des nouvelles d’Elena. »

    La première fois qu’il avait rencontré Nina, vers 1917, à l’occasion d’un anniversaire à la campagne chez sa tante, le narrateur venait de terminer ses études au Lycée impérial et Nina était déjà fiancée à un soldat de la Garde impériale, devenu depuis lors « un ingénieur prospère ». Quand ils étaient sortis pour une promenade dans la neige, il avait glissé et laissé tomber sa torche éteinte ; la « petite forme courbée » qui marchait devant lui s’était retournée :

    « « Qui est-ce ? » demanda-t-elle d’un air intéressé – et déjà j’embrassais son cou doux et affreusement brûlant sous le long renard de son col de manteau qui ne cessait de se trouver sur mon chemin, si bien qu’elle finit par me serrer l’épaule et, avec la candeur qui était la sienne, appliqua gentiment ses lèvres généreuses et dociles sur les miennes. »

    Si ces deux échanges de baisers vous plaisent, lisez Printemps à Fialta. La nouvelle raconte ces rencontres de hasard entre eux, en Russie d’abord, puis, après l’exode, à Berlin, à Paris, des rencontres « insouciantes en apparence mais, en fait, désespérées ». L’amour silencieux qu’il porte à Nina, un beau personnage de femme, vous rappellera peut-être l’un ou l’autre souvenir de rencontre avec quelqu’un qu’on aurait pu aimer pour de bon si les circonstances ou Dieu sait quoi d’autre avait été différent.

  • Premier chagrin

    Sarraute Nathalie-enfance-gallimard-1983-edition-originale-velin-d-arches-grand-papier-broche-non-coupe.jpg« Vous raconterez votre premier chagrin. » ‘Mon premier chagrin’ sera le titre de votre prochain devoir de français. » […]

    – Tu n’as pas commencé par essayer, en scrutant parmi tes souvenirs…
    – De retrouver un de mes chagrins ? Mais non, voyons, à quoi penses-tu ? Un vrai chagrin à moi ? vécu par moi pour de bon… et d’ailleurs, qu’est-ce que je pouvais appeler de ce nom ? Et quel avait été le premier ? Je n’avais aucune envie de me le demander… ce qu’il me fallait, c’était un chagrin qui serait hors de ma propre vie, que je pourrais considérer en m’en tenant à bonne distance… cela me donnerait une sensation que je ne pouvais pas nommer, mais je la ressens maintenant telle que je l’éprouvais… un sentiment… »

    Nathalie Sarraute, Enfance

  • Natacha Sarraute

    Ne pas trouver sur son blog un nom d’écrivain qu’on aime appelle réparation – il était temps de relire Nathalie Sarraute, à la suite de Marque-Pages. Ouvrir Enfance et retrouver dès les premières lignes le ton inimitable de la grande écrivaine qui rend à la vie son texte sous-jacent :
    « – Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Evoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.
    – Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi… »

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    Nathalie Sarraute lisant une traduction allemande d'Enfance
    Source : Lire, Enfance, N Sarraute, Philosophie de l'art - God save Darwin (over-blog.com)

    Natalia ou Natacha Tcherniak (1900-1999) est devenue Nathalie Sarraute par son mariage en France. Enfance (1983), récit autobiographique, se présente sous la forme d’un dialogue avec elle-même, la voix de celle qui écrit ne cessant d’interpeller celle qui se souvient. Parfois, le recours au tiret cesse ; un paragraphe, une page, toute une séquence à la première personne donne libre cours à la mémoire.

    Ce n’est pas sans crainte qu’elle écrit « comment c’était » : « Souviens-toi comme elle [cette crainte] revient chaque fois que quelque chose d’encore informe se propose… Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes… » Donner forme à ce qui se présente, trouver les mots ou les laisser venir comme ce « Nein, das tust du nicht » (« Non, tu ne feras pas ça »), dit par une jeune femme qui s’occupe d’elle, dans le salon d’un hôtel suisse où elle passe des vacances avec son père à cinq ou six ans.

    Enfance est le récit des mots qui affleurent et ravivent les sentiments, ceux d’une enfant dont les parents ont divorcé – j’ai pensé à la Maisie de James, bien sûr, à maintes reprises. L’influence de sa mère semble prédominer, c’est avec elle que la petite vit le plus souvent au début, ne passant que l’été près de son père. Elles habitent à Paris, dans un petit appartement « à peine meublé et assez sombre » d’où elle aime s’échapper avec la bonne pour « courir, gambader, tourner en rond » dans les jardins du Luxembourg.

    Guère de complicité entre la mère et la fille. Des impératifs, des interdictions, peu de tendresse ou de patience, l’éducation aux bonnes manières. Sarraute s'étonne, quand elle évoque « une longue maison de bois à la façade percée de nombreuses fenêtres surmontées, comme des bordures de dentelle, de petits auvents de bois ciselé », l’image liée au nom d’Ivanovo, la maison où elle est née, que sa mère n’y apparaisse pas : « rien n’est resté de ce qui a précédé mon départ d’Ivanovo, à l’âge de deux ans, rien de ce départ lui-même, rien de mon père, ni de ma mère, ni de Kolia avec qui, je l’ai su depuis, nous sommes, elle et moi, parties à Genève d’abord, puis à Paris. » Il n’y a que son ours en peluche, « Michka », qui soit toujours avec elle.

    Dans l’appartement de son père à Moscou, «  une jolie jeune femme blonde qui aime rire et jouer » sera celle qu’elle ne pourra appeler « maman-Vera » comme elle le proposera plus tard, sa mère l’interdisant, alors même qu’elle vit avec son père et Vera exclusivement. Lui est attentionné pour sa petite fille, sa « Tachok » ou « Tachotchek  », accepte de rester près d’elle avant qu’elle s’endorme, veut bien entrer dans son jeu quand ils se promènent ensemble.

    Vera accouche d’une petite Lili  (Hélène) et sa demi-sœur aînée perçoit très vite qu’à celle-ci, tout sera dû. En général, Vera ne parle qu’en français avec Natacha, mais c’est en russe qu’elle lui lâche un jour « Tiebia podbrossili » (On t’a abandonnée). La fillette sentait sa rancune envers ceux qui l’avaient obligée à se charger d’elle : « en même temps que ces mots me blessaient, leur brutalité même m’apportait un apaisement… On ne veut pas de moi là-bas, on me rejette, ce n’est donc pas ma faute (…) ».

    Son admiration pour son père est redoublée quand il reçoit des amis : « il n’a plus son air fermé,  il se détend, il s’anime, il parle beaucoup, il discute, il évoque des souvenirs, il raconte des anecdotes, il s’amuse et il aime amuser. » Tous le trouvent spirituel, intelligent, même sa mère en avait fait la remarque un jour, à Pétersbourg.

    Des noms, des images, des moments, des rencontres, voilà ce que raconte Enfance, par fragments suspendus dans le temps du souvenir rendu présent. Comment Sarraute s’y prend pour faire émerger l’émotion vraie, ressentie, de l’indécis où elle est enfouie, est remarquable. Sa curiosité pour les mots et pour les livres s’exprime très tôt, le goût d’écrire aussi. Le récit se termine avec son entrée au lycée Fénelon, la première fois où elle prend le tramway toute seule : c’est là, lui semble-t-il,  à onze ans, que s’arrête son enfance.