Lire des nouvelles une à une, voilà un bon conseil reçu ici et mis en application en reprenant le recueil de Vladimir Nabokov, Mademoiselle O (Nabokov’s Dozen, traduit de l’américain par Yvonne et Maurice Couturier), qui en contient treize. Sa jolie couverture en 10/18, un détail de The Seashore de William Henry Margetson, entre en résonnance ce matin avec L’heure bleue du peintre de Skagen, le Danois Peder Severin Krøyer, dont Aifelle a évoqué en commentaire l’exposition en cours au musée Marmottan.
William Henry Margetston (1861-1940), The Seashore, 1900
Mademoiselle O, la première nouvelle, m’a bien sûr rappelé les pages d’Autres rivages où l’écrivain retrace ses jeunes années passées en Russie et décrit avec affection l’institutrice suisse qui lui a appris le français. « Très forte, toute ronde comme son nom, Mademoiselle O arriva chez nous comme j’entrais dans ma sixième année. » Il se souvient de ses crayons, de ses habitudes, de sa merveilleuse voix : « Quel nombre immense de volumes nous a-t-elle lus par ces après-midi tachetées de soleil, sur la véranda ! »
Printemps à Fialta commence comme un récit de vacances, au début des années 1930, dans une « une charmante ville de Crimée » aux « petites rues en pente » vers la mer (une ville imaginaire dont le nom fait penser à Yalta). C’est par ce printemps très humide, alors qu’il observe un Anglais en culotte de golf, qu’il suit son regard et voit Nina :
« Chaque fois que je l’avais rencontrée durant les quinze années de notre… enfin, j’ai du mal à trouver le mot exact pour définir notre genre de relation… elle n’avait jamais paru me reconnaître tout de suite ; et cette fois encore elle demeura totalement impassible pendant tout un moment, sur le trottoir d’en face, à demi tournée vers moi avec un air d’incertitude bienveillante mêlée de curiosité, seul son foulard jaune s’avançant déjà comme ces chiens qui vous reconnaissent avant leur maître – et alors elle poussa un cri, les mains en l’air en faisant danser ses dix doigts et là en plein milieu de la rue, n’obéissant qu’à la franche impulsivité d’une vieille amitié (tout comme elle aimait faire sur moi un rapide signe de croix à chaque fois que nous nous quittions), elle m’embrassa par trois fois à pleine bouche mais avec peu de sincérité, et puis marcha à mes côtés, s’accrochant à moi, réglant son pas au mien, gênée par son étroite jupe marron sommairement fendue sur le côté.
– Oh oui, Ferdie est ici, lui aussi, répondit-elle, et aussitôt demanda gentiment des nouvelles d’Elena. »
La première fois qu’il avait rencontré Nina, vers 1917, à l’occasion d’un anniversaire à la campagne chez sa tante, le narrateur venait de terminer ses études au Lycée impérial et Nina était déjà fiancée à un soldat de la Garde impériale, devenu depuis lors « un ingénieur prospère ». Quand ils étaient sortis pour une promenade dans la neige, il avait glissé et laissé tomber sa torche éteinte ; la « petite forme courbée » qui marchait devant lui s’était retournée :
« « Qui est-ce ? » demanda-t-elle d’un air intéressé – et déjà j’embrassais son cou doux et affreusement brûlant sous le long renard de son col de manteau qui ne cessait de se trouver sur mon chemin, si bien qu’elle finit par me serrer l’épaule et, avec la candeur qui était la sienne, appliqua gentiment ses lèvres généreuses et dociles sur les miennes. »
Si ces deux échanges de baisers vous plaisent, lisez Printemps à Fialta. La nouvelle raconte ces rencontres de hasard entre eux, en Russie d’abord, puis, après l’exode, à Berlin, à Paris, des rencontres « insouciantes en apparence mais, en fait, désespérées ». L’amour silencieux qu’il porte à Nina, un beau personnage de femme, vous rappellera peut-être l’un ou l’autre souvenir de rencontre avec quelqu’un qu’on aurait pu aimer pour de bon si les circonstances ou Dieu sait quoi d’autre avait été différent.
Commentaires
Je ne connais ni ces nouvelles, ni ce peintre, très 1900, doux.
Merci de partager ces découvertes. Quel émerveillement que la découverte!
Découvrir encore et encore et s'en nourrir... Bonne journée, Anne.
excellente, ta conclusion :-)
Merci ;-).
Cette toile est tout-à-fait dans le même esprit que l'exposition vue à Marmottan en effet. J'aime le côté paisible et solitaire qui s'en dégage. Je n'ai pas lu ce recueil de nouvelles, qui me semble très intéressant.
J'ai lu entretemps une présentation qui correspond bien à mes premières impressions de ce recueil, voici le lien pour info : https://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1983_num_28_1_1406_t1_0112_0000_2
Ô (tout rond) , des nouvelles de Nabokov ? Tiens , je n'en ai jamais lu, c'est pourtant un genre littéraire qui m'enchante.
Rencontre de hasard, oui, on en laisse passer certains, s'accroche à d'autres. Tu vois où ça ma menée ;-))
Pas si mal ;-). J'ai l'impression que ce recueil n'est plus disponible en 10/18, peut-être en seconde main ? Sinon, il y a une belle édition de toutes ses nouvelles en Quarto : http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Quarto/Nouvelles-completes2
J'ai lu la présentation, qui situe bien le recueil. En effet, Folio ne l'édite plus, mais en France, il se trouve facilement en occasion.
Merci pour l'info.
Merci Tania.
J'ai lu que Mademoiselle O est la seule nouvelle de Nabokov écrite en français. Très intéressant donc à étudier pour découvrir si le style, les expressions sont différents de ses autres nouvelles!
Oui, j'ai oublié de le signaler, merci d'y revenir, c'est important. J'ai regardé ce matin s'il y avait des différences avec le style des nouvelles suivantes, mais cela ne m'a pas frappée. Peut-être un œil aiguisé de traductrice comme le tien les verra ?
Le voyage est tentant, les extraits superbes... MERCI Tania, je vais rechercher dans les bibliothèques de la région, ce trésor s'y cache peut-être... Bises et douce journée à toi, ensoleillée je l'espère. brigitte
Je te le recommande en tout cas. Ciel clair ce matin, deux jours de soleil annoncés, c'est Byzance à Bruxelles ;-), bises.
Merci Tania pour cette belle découverte, La toile est de toute beauté. Je reviens gentiment sur les blogs amis après ma pause.
Gros bisous ♥
Contente de te retrouver, Denise, Bonne soirée.