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solitude - Page 3

  • Un père détestable

    Le jour où mon père n’a plus eu le dernier mot, de l’écrivain bruxellois Marc Meganck, est un roman de la détestation. A quarante ans passés, William, le narrateur, y règle ses comptes avec sa famille : Kasper Braecke, un père raciste et nostalgique du nazisme, qui travaille aux espaces verts de sa commune ; Claudine Mertens, une mère qui entretient les peurs et, par crainte du chagrin, écrase les araignées du matin ; Didier, un frère aîné en tous points conforme à l’attente des parents et qui méprise son cadet.

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    Franz Gailliard (1861-1932), Marine (Ostende)

    La première partie, « Les peurs », est un tableau sans concession d’une enfance solitaire parmi les Braecke-Mertens, en banlieue bruxelloise. La tentative de suicide au gaz de la grand-mère, que le grand-père infidèle a sauvée au dernier moment, la laissant quasi sans voix et le souffle court, a peut-être contribué au climat pesant dans lequel William a grandi. Son meilleur ami mort dans un accident, il quitte les scouts, pratique le vélo ou la marche en solitaire. Un jour, il suit son père dans les bois, curieux de voir où il s’évade de plus en plus souvent, et le retrouve chez Frankie, plus qu’une amie pour Kasper. Celle-ci lui lui a rendu le goût de la lecture en lui offrant Pêcheur d’Islande.

    A 42 ans, William souffre de « tachycardie existentielle ». Son bilan ne le réjouit pas : sa liaison avec Anaïs, leurs échappées en city-trips, sont du passé. L’odeur des dimanches « poulet-frites-compote » chez ses parents lui est devenue insupportable, mais pas à son frère Didier,  le fils préféré, qui leur rend visite avec sa femme et ses fils. Après la mort de leur mère, Kasper reste dans l’appartement d’Ostende, près du port, où Claudine et lui s’étaient installés après avoir vendu la maison.

    Plongé à son tour dans le roman de Pierre Loti, le narrateur oscille entre ses souvenirs douloureux et un projet fou. Son père n’a jamais dévié de la ligne agressive à son égard, quand William a choisi des études d’archéologie, quand il a publié un premier roman où il a « sali » leur nom de famille… L’alcool, les bars, les errances nocturnes dans Bruxelles sont devenues son « voyage immobile », sa santé chancelle. Mais il s’est mis en tête de faire un voyage en bateau jusqu’en Islande avec son père détestable, dans l’espoir d’avoir enfin une vraie conversation avec lui et des réponses aux questions qu’il se pose depuis l’enfance – est-il son vrai père ?

    Malgré l’hostilité du grand frère, devant son entêtement, Kasper, septante-huit ans, finit par accepter. Ils iront en Islande au printemps, père et fils, sur les pas de Loti, d’île en île de l’Atlantique nord. Sera-ce enfin l’occasion de se rapprocher un peu ? Le jour où mon père n’a plus eu le dernier mot : le titre en dit long sur cette haine familiale. Marc Meganck la raconte avec réalisme et puissance dans l’expression des sentiments. La dérive personnelle de William en manque d’affection et en quête de vérité est rendue avec tant de force qu’on veut absolument savoir où elle le mènera, même si son pari est risqué.

    Marc Meganck publie régulièrement depuis les années 2000 (histoire et archéologie, essais, récits, nouvelles, polars, romans). Il a beaucoup écrit sur Bruxelles et cite ceci en premier dans ses thèmes de prédilection : « la déambulation urbaine, le voyage, le microcosme des bistrots de quartier où j’écris, où j’observe notre humanité ». Je vous recommande ce texte daté du mois dernier sur son site : « C’est beau, une ville en paix ».

    Le Carnet et Les Instants reprend les mots de Bénédicte de Loriol après sa lecture de ce roman-ci : « On espère juste qu’il ne soit pas autobiographique… Mais on est en droit d’en douter tellement il est sincèrement bouleversant ». Le jour où mon père n’a plus eu le dernier mot m’a emportée dans les méandres d’une histoire de famille et dans un voyage qui secoue. Un envoi des éditions Deville.

    ***

    Pour info, ce jeudi soir, Arte commence
    la diffusion d’En thérapie 2
    (déjà disponible sur le site d’Arte TV).

     

  • Insupportable

    Op de-beeck-bien-des-ciels.jpgJOS

    « Je fume et j’observe. Je vois les ciels gris, les oiseaux qui gazouillent tout là-haut, les toits bas des maisonnettes du quartier, toutes aussi petites. La mangeoire du pigeonnier chez le voisin, fabriquée de travers avec des bouts de bois. Soudain, toutes les images ressurgissent. Lentement, dans des couleurs vives. Je n’arriverai jamais à me les sortir de la tête.
    Prends une profonde inspiration. Reste calme.
    Garder des secrets, ce n’est pas difficile, c’est les supporter jour après jour qui est insupportable. »

    Griet Op de Beeck, Bien des ciels au-dessus du septième

  • Bien des ciels

    Bien des ciels au-dessus du septième (2013) est le premier roman de Griet Op de Beeck, née en 1973. Publié avec le concours du Fonds flamand des Lettres, il a été traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin pour les éditions Héloïse d’Ormesson en 2017. Depuis qu’elle a osé passer des cours de théâtre et des chroniques dans la presse à l’écriture de romans, Griet Op de Beeck enchaîne les succès : prix, traductions, théâtre, film...

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    La seconde épigraphe du roman – « Peut-être que lorsque nous voulons tout avoir, c’est que nous sommes dangereusement près de ne rien vouloir » (Sylvia Plath) – me semble après lecture un avertissement à ne pas prendre à la légère ce récit à plusieurs voix. Eva, 36 ans, aime observer les autres et les écouter, mais n’a pas encore vraiment compris comment vivre, sinon d’espoir. En revanche, elle sait réconforter sa nièce, Lou, pour qui douze ans est un âge épouvantable.

    Lou se sent si peu de chose par rapport à Vanessa la blonde, fille de footballeur connu, admirée par tous au collège. « Eva dit que je dois chercher les armes pour me défendre contre le monde. Eva dit que nous nous ressemblons un peu. Qu’elle n’a pas trouvé, elle non plus, que c’était une partie de plaisir, ces années de collège, mais qu’après ça s’arrange. »

    C’est grâce à Eva que Casper, un ami peintre (46 ans, marié) rencontre lors d’un vernissage sa séduisante sœur Elsie (42 ans, mariée) qui l’accompagne. Longtemps un adolescent rebelle, Casper est tout de même arrivé à faire ce dont il a besoin pour supporter la vie, à savoir peindre. Son père s’y opposait, il a fait des études de psychologie, avant d’oser faire le pas et de travailler dans son atelier. Quand il a, contrairement à ses habitudes, demandé à Elsie ce qu’elle pensait de sa peinture, elle a dit qu’elle le lui écrirait. Une lettre a suivi, délicieuse et magnifique, qu’il trouve d’une « justesse » bouleversante.

    Elsie, qui travaille dans un théâtre, et Walter, néphrologue, ont deux enfants, Lou  et Jack. La sœur d’Eva trouve important d’être aussi belle que possible, elle confie ses cuisses à la chirurgie esthétique. Casper lui propose par sms de dîner ensemble ; elle est tentée, mais elle hésite. Jos, 71 ans, le père d’Elsie et d’Eva – Jeanne et lui ont aussi un fils, Ben, le chouchou de sa mère, qui habite loin et a « réussi » – est le cinquième protagoniste du roman.

    Un an plus tôt, Jos tenait encore un restaurant. Depuis toujours, il boit trop. Il vient d’une famille de treize enfants. Eva passe chaque semaine chez ses parents et joue les réconciliatrices entre eux. Ils préféreraient qu’elle se case comme les deux aînés, « mais bon, chacun ses choix ». La philosophie de Jos, c’est que « certaines choses surviennent d’elles-mêmes, et déterminent presque tout ce qui suit. »

    De séquence en séquence, on découvre la vie des personnages, leur situation, leurs problèmes, leur façon de réagir. Eva est toujours disponible quand on l’appelle. Elle travaille comme psychothérapeute en prison. Parmi ceux dont elle s’occupe, elle s’intéresse particulièrement à Henri, « un beau Congolais qui possède à lui seul le charisme de plusieurs leaders mondiaux ».

    La première « catastrophe », pour Lou, se produit un jour en revenant des toilettes : un ruban de sa jupe s’est coincée dans sa culotte et ses camarades découvrent qu’elle porte une culotte « Kitty », tous se moquent d’elle. Un jour, sans que Vanessa la voie, Lou la surprend à voler dans un magasin. Peut-être a-t-elle désormais de quoi l’affronter si nécessaire ; en attendant, elle garde ce secret pour elle.

    Toujours à se plaindre, la mère d’Eva ne cesse de lui faire des remarques sur ses kilos en trop, peu propices à la séduction. Les bonnes résolutions ne tiennent pas longtemps quand on a le blues. Les rendez-vous d’Eva tournent souvent au fiasco. En revanche, elle encourage Elsie à revoir Casper. Pour Eva, Walter, souvent absent et peu attentionné,  n’est pas à la hauteur du bonheur que mérite Elsie.

    Griet Op de Beeck n’a pas l’ampleur littéraire d’un Stefan Hertmans. Dans Bien des ciels au-dessus du septième (une réponse d’Eva à Lou), elle passe d’un personnage à l’autre et, sous la description du quotidien, laisse apparaître des failles, des drames. Elle raconte simplement leurs rencontres, leurs dialogues, leur rumination intérieure. A chacun va se poser la question d’un choix important à faire, un choix personnel qui aura forcément des répercussions sur les autres.

    Bien que je prise peu cette construction du récit en très courtes séquences qui ressemble à celle de certains feuilletons télévisés, je me suis laissé captiver par le suivi de ces personnages, des relations entre les uns et les autres. La douceur des dessins de couverture (en français) est à la fois juste et trompeuse : au sein d’une famille, on peut se sentir très seul. Et encore davantage quand on ne se parle pas vraiment et qu’on fait semblant.

  • Comment

    Hesse Le loup des steppes.jpg« Comment ne pas devenir un loup des steppes et un ermite sans manières dans un monde dont je ne partage aucune des aspirations, dont je ne comprends aucun des enthousiasmes ? Je ne puis tenir longtemps dans un théâtre ou dans un cinéma ; je lis à peine le journal et rarement un livre contemporain ; je suis incapable de comprendre quels plaisirs et quelles joies les hommes recherchent dans les trains et les hôtels bondés, dans les cafés combles où résonne une musique oppressante et tapageuse, dans les bars et les music-halls des villes déployant un luxe élégant, dans les expositions universelles, dans les grandes avenues, dans les conférences destinées aux assoiffés de culture, dans les grands stades. Non, je ne suis pas capable de comprendre et de partager toutes ces joies qui sont à ma portée et auxquelles des milliers de gens s’efforcent d’accéder en se bousculant les uns les autres. »

    Hermann Hesse, Le loup des steppes            

    Couverture : Anton von Webern (détail) par Max Oppenheimer, 1909

  • Le Loup des steppes

    Il y a presque un siècle que Le Loup des steppes de Hermann Hesse (1877-1962) a été publié, en 1927. L’écrivain suisse de langue allemande, qui prête ses initiales à Harry Haller, l’homme-loup, y exprime entre autres sa haine du nationalisme – pour lui, un ferment de guerre : l’histoire lui a donné raison.

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    La traduction française du roman (ici par Alexandra Cade) est précédée d’une réponse en 1931 à la critique de « R. B. » : « […] il n’est pas exact de dire que l’on ne peut pas vivre d’après les principes dont je me suis fait le défenseur. Je ne prends fait et cause pour aucune doctrine constituée dont les formules seraient définitives, je suis l’homme du devenir et des métamorphoses […]. »

    Dans une longue préface, « l’éditeur » présente des carnets que lui a laissés un homme dit « le Loup des steppes », la cinquantaine, locataire d’une mansarde chez sa tante. Il l’a rencontré, ils se sont parlé, ce qui permet à l’éditeur-neveu de décrire le décor particulier de son logement : tableaux, dessins, illustrations de journaux, livres débordant d’une grande bibliothèque, posés partout, cendriers, bouteilles, bref « un désordre pittoresque ».

    Sous « Les carnets de Harry Haller », un récit à la première personne, figure une mention : « Réservé aux insensés », dont la signification apparaîtra plus loin. « J’avais passé le temps, je l’avais doucement tué grâce à mon art de vivre primitif et farouche » : ni exaltante ni mauvaise comme quand il souffre de la goutte, sa journée médiocre éveille en lui « un désir sauvage d’éprouver des sentiments intenses, des sensations ». Aussi, plutôt que de se coucher, il préfère enfiler son manteau pour aller boire « un petit verre de vin » à la taverne.

    Lui, « le Loup des steppes apatride et l’adversaire solitaire du monde des philistins », a horreur du contentement bourgeois, bien qu’il apprécie ces foyers de propreté paisible pour y loger. Au premier étage, il s’arrête devant un araucaria sur une sellette : ce palier « plus impeccable » que les autres lui semble « un petit temple éclatant de l’ordre ». Mais il ne supporte pas le mode de vie, la mentalité, les distractions bourgeoises et se sent  comme « un animal égaré dans un monde qui lui est étranger et incompréhensible. »

    Harry le noctambule apprécie la tranquillité du quartier dans l’obscurité. Sur un vieux mur de l’autre côté de la ruelle, il remarque un « petit portail en ogive » auquel il n’a jamais prêté attention et traverse pour déchiffrer l’annonce de son panneau lumineux : « Théâtre magique / Tout le monde n’est pas autorisé à entrer » puis « Réservé----aux----insensés ! »

    La porte ne s’ouvrant pas, il continue son chemin vers le petit café vieillot dont il est un habitué depuis son premier séjour dans cette ville, vingt-cinq ans plus tôt. Un « havre de paix » pour une heure ou deux, à boire du vin d’Alsace et à manger, ce qui le met de bonne humeur et réveille les images accumulées dans son cerveau : des anges de Giotto, Hamlet et Ophélie, un temple…, comme s’il cherchait « à retrouver, sur les ruines de sa vie, un sens volatilisé ».

    Au retour, il croise une espèce d’homme sandwich. Sa pancarte promet une soirée anarchiste, du théâtre magique, en écho à l’annonce antérieure sur le portail ; quand il l’interpelle, l’homme se contente de lui donner un petit ouvrage. Rentré chez lui, Harry en découvre le titre sur la couverture : « Traité sur le Loup des steppes. Tout le monde n’est pas autorisé à lire. »

    C’est son portrait : un être « insatisfait », loup et homme, qui comme beaucoup d’artistes commence à vivre le soir, libre mais seul, suicidaire, antibourgeois menant une existence bourgeoise. Un homme divisé, dont le moi n’est pas un, mais cent, voire mille ! Lui qui adore Mozart et déteste le jazz, lui qui a perdu sa réputation, son argent, sa femme, ne voit presque plus sa maîtresse, guetté par l’hallucination voire la démence, s’est souvent promis dans le désespoir d’en finir un jour avec la vie – cette porte de sortie le rassure.

    Harry se révèle au lecteur lors des rencontres qu’il raconte ensuite : un dîner chez un ancien collègue, une conversation avec une jeune femme pâle et aimable à la taverne qui partage ses pensées sur la vanité de l’existence mais goûte la vie à pleines dents. C’est elle, Hermine, qui va l’entraîner dans son sillage au théâtre magique et l’initier au véritable jeu de la vie et de la mort.

    Le loup des steppes est le récit tourmenté d’un homme cultivé jadis idéaliste, qui rejette la société et souffre de ses propres contradictions, de l’absurdité de son existence, qui rejette toute morale imposée. Ce roman fantasmagorique et d’une mélancolie profonde n’a pas fini d’interpeller ses lecteurs. Toute l’œuvre de Hesse est une « variation sur un même thème » : « quelle est la clef de l’homme ? ou encore : l’homme n’a qu’une seule vie, qu’en faire ? » (Encyclopedia Universalis)