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russie - Page 10

  • Merveilles

    « J’ai déjà raconté les merveilles des trains russes, les petites gares couleur de fraise ou de pistache où ils s’arrêtent, au milieu des forêts, leurs samovars fumants, la géométrie originale des couchettes et le pique-nique interminable mais bien ordonné que l’on consomme à bord des longs parcours, sous les yeux maternels d’une hôtesse qui veille à tout et arrange tout. Ce que je n’ai pas encore révélé, c’est la magnificence de leurs billets, aussi ornés que des billets de banque, affublés du nom pompeux de « documents de voyage », enfermés dans des étuis multicolores ; ce sont de parfaits souvenirs, avec votre auguste nom en lettres cyrilliques, les heures de départ et d’arrivée, le numéro de votre passeport et une infinité de données qui en font un document unique de votre existence. Seul le cachet du visa sur votre passeport peut rivaliser avec lui. » 

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    « J’ai reçu beaucoup plus que je n’ai donné. J’ai rencontré quelques salauds, mais les personnes que j’ai trouvées sur mon chemin étaient en grande majorité de braves gens. Beaucoup d’entre elles, surtout les plus pauvres, étaient promptes à offrir à l’étranger un toit sous lequel dormir et à lui faire un petit bout de conduite sur la route. Mais de toutes ces choses, les plus précieuses peut-être, il ne reste plus rien. Sauf des bribes de notes dispersées à travers sept carnets. Je me demande si je serai vraiment en mesure de restituer la densité humaine de ce voyage. »

    Paolo Rumiz, Aux frontières de l’Europe

     

  • Vertikalnaya Evropa

    L’Europe verticale : Paolo Rumiz, écrivain voyageur pour qui Trieste est davantage base que ville, la parcourt de l’Arctique à la Méditerranée dans Aux frontières de l’Europe (La frontiera orientale dell’Europa, traduit de l’italien par Béatrice Vierne). Un « véritable slalom géant aux confins orientaux de l’Union européenne » ou comme il l’écrit aussi dans « Après le voyage », synthèse qu’il commence à rédiger dans le train pour Odessa, trente-trois jours après son départ, « un parcours en zigzag sur la fermeture éclair de l’Europe », déjà six mille kilomètres au compteur (il lui en reste mille). 

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    Photo © Le Figaro

    Quand Rumiz fête ses soixante ans, le 20 décembre 2007, la frontière Schengen tombe : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie et Malte entrent dans la Communauté européenne. Avec des amis, il a fait la bringue dans une auberge au milieu des bois, tout près d’un poste frontière piétonnier. Ensemble, avec des Slovènes arrivés de leur côté à minuit, ils réduisent en pièces le poteau « historique » en blanc, rouge et bleu, et un ami juif lui lance : « Et maintenant, vieux barbichu, elle va te manquer, cette foutue frontière ».

    Prophétique pour ce Triestin « posé entre des langues et des cultures, entre la mer et la montagne » et qui rêve de « terres sauvages ». Point de départ : Kirkenes en Norvège où il est arrivé en autocar, « au fond d’un fjord qui a l’air d’un lac ». Six kilos de bagage pour voyager léger et se déplacer facilement. Kirkenes est limitrophe avec la Russie, la Finlande et la banquise arctique. Monika Bulaj, sa compagne de 42 ans, photographe et écrivain, qu’il va accueillir à l’aéroport, est née à Varsovie, parle russe et « possède un talent inné : se faire accepter » partout et par tous. 

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    Source : 
    http://blogs.tv5.org/.a/6a00d83452081969e20147e3a445a9970b-320wi

    Le bateau où ils embarquent pêche des crabes géants, monstres introduits par des scientifiques russes dans les eaux de la péninsule de Kamchatka et qui s’y sont multipliés en dévorant tout sur leur passage, jusqu’aux algues des fonds marins. Ces crabes peuvent peser jusqu’à vingt kilos et font les délices des restaurants norvégiens. Le commandant avec qui Paolo sympathise lui offre un gros poisson pour lui souhaiter bon voyage : « dans le Grand Nord, un poisson est un fameux cadeau, c’est le symbole antique de la chrétienté, qui dans le monde russe ne doit jamais être refusé. » Il passera à l’est avec une morue argentée suspendue à son sac à dos.

    Une carte manuscrite de Paolo Rumiz, au début de son récit, permet de suivre son itinéraire le long ou de part et d’autre de la frontière orientale de l’Europe, et d’y repérer les étapes essentielles, les lieux, les régions aux noms anciens, les fleuves et les paysages. En minibus, avec d’autres, ils passent les différents contrôles : « Ici, Poutine n’a pas d’Etats tampons entre lui et la forteresse européenne, ce qui fait que la frontière est encore celle de 1945, embouteillée de militaires ». 

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    De longues heures de route avant d’atteindre Mourmansk : dans un carnet, Rumiz note ce qu’il voit par la fenêtre, décrit les voyageurs, ses impressions. Dans « la ville la plus septentrionale du monde », il arrive assez fatigué – « à mon âge, voyager sac au dos par les transports publics, c’est de la folie. Mais tant pis. C’est lors des attentes que l’on rencontre le monde. » A la gare où ils achètent leur billet vers le Sud, prise de conscience soudaine des distances : Saint-Pétersbourg est à 27h32’, Vologda à 36h51’, Astrakhan 65h39’…

    « Nous sommes en juin et il fait aussi froid qu’au mois de mars. » Il tremble sous ses vêtements légers. Borée, Barents, Kola, Mer Blanche, Carélie, Baltique, Terres du milieu, La cité des « K », Vistule, Niemen, Carpates, Dniestr, Mer Noire, les titres des treize chapitres balisent ce périple hors du commun, loin des itinéraires de voyages organisés. Des terres boréales où vivent les « vrais hommes » éleveurs de rennes à la douce Podolie (en Ukraine, au-delà des Carpates) où coule le Dniestr, fleuve qu’il juge encore plus grandiose que la Loire ou le Rhin, l’Europe descendue quasi à la verticale est surtout une succession de rencontres exceptionnelles. 

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    « A l’est, c’était mieux. Davantage de fraternité, de communication, de curiosité. » Paolo Rumiz et Monika n’oublieront pas Alexandre, l’orphelin sorti de prison ; Mariusz, l’écrivain polonais du lac Onega, l’homme-loup ; Alia, veuve et magicienne des blinis, qui vit du troc ; Adamov, Estonien russophone, leur chauffeur improvisé ou Rita et Volodia, deux vieux Russes qui les accueillent en Lettonie – entre autres. « Le peu qui reste de l’âme européenne habite ici, près des oubliés. Les Russes, les Slaves, les Juifs qui ne sont plus là ; peut-être les Tziganes. »

    « En Russie, tant pis pour qui salue quelqu’un, s’il n’a pas quelques heures à lui consacrer, parce que ce quelqu’un répondra certainement à son salut et l’invitera à fraterniser. » Ni cours d’histoire ni cours de géographie, Aux frontières de l’Europe est une succession d’expériences et surtout de rencontres. Raconter, écouter, apprendre, comprendre. « Chemin faisant. »

  • Amants

    « Quelques échos épars, d’un livre à l’autre, font deviner la nature de leur relation amoureuse : après la grande instabilité passionnelle qu’a toujours vécue Catherine, vient une consonance sereine de cœurs et de corps, la sensation d’avoir une éternité pour s’aimer. « Avec lui, mes journées coulent comme une poignée de sable que je peux reprendre indéfiniment, écrit-elle. Avant, c’était un sablier que je tournais et retournais, effrayée par la fuite de ses grains… » 

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    Catherine semble non pas rajeunie, mais à l’écart de l’âge. Lanskoï dément la mièvrerie du portrait qu’un peintre de cour a fait de lui. Il mûrit, sa présence s’étoffe, on a l’impression qu’il protège cette femme, si puissante, si vulnérable. « En donnant son bras à l’impératrice, note le bibliothécaire de Catherine, Lanskoï marchait, son épaule un peu en avant, comme un bouclier. »

    Oleg imagine ce couple d’amants. Ils traversent les enfilades du palais de Peterhof, puis montent à cheval et, dans la pâleur d’une soirée de juin, longent lentement la rive de la Baltique. »

    Andreï Makine, Une femme aimée

  • Filmer une femme

    Une femme aimée (2013) d’Andreï Makine, inspiré par Catherine II de Russie (1729-1796), raconte le rêve d’un jeune cinéaste : Oleg Erdmann veut rendre son humanité à cette femme trop souvent réduite à deux mots, le pouvoir et le sexe. 

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    Portrait de Catherine par Louis Caravaque en 1745

    Un grand miroir qui s’abaisse, « telle une fenêtre à guillotine », entre le salon blanc et or où l’impératrice reçoit ses invités de marque et l’alcôve où elle rejoint ses amants, voilà le point de départ de son scénario. Oleg veut tout savoir d’elle, et ses amis le taquinent : il y aura de la matière pour « une série télévisée de trois cents épisodes et demi ! »

    Dans l’appartement communautaire où il a sa chambre, son amie Lessia se moque elle aussi de la fascination d’Oleg pour « la Messaline russe » redevenue pour lui« une petite princesse allemande qui regardait la neige tomber sur la Baltique ». Oleg voudrait montrer une femme et son « impossibilité d’être aimée ».

    Quand il a parlé de son projet à son vieux professeur, celui-ci a tenté de l’en détourner – trop ardu, trop coûteux, trop délicat. Mais Oleg continue à imaginer des scènes : le double examen imposé aux favoris, chez le médecin d’abord, puis avec la comtesse Bruce qui s’assurait de leur virilité. Au-dessus de son lit, des listes : le bilan de ses bienfaits dressé par Catherine II elle-même en 1781, la chronologie de son règne (1762-1796), la liste des amants qui ont « duré », les montants des récompenses octroyées.  

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    Portrait de Catherine II par Levitsky en 1794

    Pour gagner « son minimum vital et du temps pour écrire », Oleg travaille aux abattoirs de Leningrad une nuit sur trois. Jourbine, un jeune comédien, comme lui un provincial qui se débrouille avec la pauvreté, lui a trouvé ce travail. Erdmann porte un nom qui attire les sarcasmes, on le traite de « mutant russo-allemand », de « paysan de Sibérie ». Mais à sa grande surprise, il y a un an (en 1980), son premier court-métrage a plu au Ministère de la Défense et ce succès inattendu lui a valu l’amour de Lessia.

    Le meurtre de Pierre III par les favoris de son épouse est le premier des nombreux épisodes où sexe et violence tissent le destin de la grande Catherine. Lessia, qui s’éloigne d’Oleg peu à peu, suggère un jour que « ce qui serait intéressant à filmer, c’est ce que Catherine n’était pas… »,  les instants de sa vie « qui la rendaient à elle-même » : cette femme « n’était pas qu’une machine à signer des décrets, à écrire à Voltaire, à consommer des amants… »

    « L’Histoire régie par la soif de domination et le sexe » : il ne manque pas d’éléments pour nourrir cette vision, des accès de sensualité que Catherine note dans son journal de petite princesse jusqu’aux frères Zoubov, les amants de la fin de son règne. Bassov, l’ancien professeur d’Oleg, s’intéresse vraiment à son scénario, mais l’incite à la prudence devant le Comité d’Etat. 

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    Tenture de Philippe de Lasalle, réalisée pour le palais de Catherine II de Russie
    à St Petersbourg, autour de 1775, soie, 186 x 76,5 cm (© Clichés Prelle)

    Lourié, l’historien expert du jury, met le doigt sur des erreurs concernant les monnaies en cours au XVIIIe siècle. Les membres du Comité ricanent, satisfaits. Et puis Lourié évoque de plus en plus librement Catherine II, et Oleg comprend sa stratégie : attirer l’attention sur des détails inexacts pour que le jury ne s’attarde pas sur les « choses politiques risquées ». Et cela réussit. La réalisation est confiée à Mikhaïl Kozine, Erdmann sera son « assistant artistique ».

    Dina, l’actrice qui joue la jeune Catherine II, se jette dans les bras d’Oleg après sa rupture avec Lessia. Eva Sander jouera la « vieille » Catherine II, l’Allemande se montre vraiment sensible à sa vision de l’héroïne. Pas tout de suite, pas encore à Peterhof où ils se rencontrent pour la première fois et dont il gardera l’image d’une « inconnue qui marchait sous les arbres blanchis par le givre. »

    Au milieu du roman, Makine passe des années 80 aux années 90. Leningrad s’appelle à nouveau Saint-Pétersbourg. Oleg se rétablit d’un coup de couteau dans le ventre reçu lors d’une attaque contre le journal qui l’emploie. Dina vit de spots publicitaires. Kozine est devenu un de ces clochards ivres qui traînent dans le métro. 

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    Portrait d'Alexandre LanskoÏ par Levitsky en 1780

    Oleg lit encore tout ce qui éclaire la personnalité de Catherine II et s’attache en particulier au seul qui l’ait vraiment aimée, le comte Lanskoï« une parenthèse de douceur ». Resté plus de quatre ans auprès de la tsarine, de 1780 à 1784, il ne l’a jamais quittée, c’est la mort qui les a séparés. Avec Eva Sander, le jeune cinéaste avait parlé de ce rêve qu’ils avaient dû avoir, de partir à deux loin de la cour pour un « voyage secret à travers l’Europe », en Italie peut-être – ce que quasi rien n’atteste.

    Pour manger, Oleg vend ses livres, l’un après l’autre. Puis il tombe très malade. Au printemps, lors d’une première promenade après sa convalescence, il est bloqué avec d’autres passants par des gardes du corps qui barrent le trottoir pour un « play-boy » et une jeune femme blonde qui embarquent dans une grosse voiture. Oleg reconnaît Jourbine, l’ami d’autrefois, et celui-ci le fait monter avec eux. Il a fait fortune dans les affaires, possède plusieurs restaurants, et il vient d’acheter un studio de cinéma.

    Son « méga-projet » ? Tourner une série télévisée sur Catherine II, « pas la momie qu’on découvre dans les livres d’histoire », une Catherine « dépoussiérée, une bombe qui nous explose à la figure ! » A Oleg de se débrouiller avec les excès de Jourbine qui veut « un bon divertissement » axé sur les aspects les plus racoleurs de l’histoire, mais sans mensonges gratuits. Et voilà le scénariste cette fois du côté de ceux qui gagnent beaucoup d’argent, disposent d’un bel appartement – la série a beaucoup de succès – et d’une liberté toute nouvelle. Cela durera-t-il ?

    Une femme aimée parle d’une grande figure historique, par épisodes vifs et précis : une femme que Makine a « humanisée » alors que l’histoire, dit-il , l’a « cannibalisée ». Mais aussi de la Russie, des conditions de vie avant et après la chute du Mur. Poussé par Jourbine, Oleg ira rencontrer à Berlin le réalisateur d’un film érotique sur la tsarine, mais c’est avec Eva Sander dont il va pousser la porte qu’il partagera son rêve le plus fort.

  • Création artistique

    « Pleine de mystère est la naissance d’une création artistique. Oui, si l’âme de l’artiste est vivante, il n’y a plus alors besoin de la soutenir, de l’aider par un travail cérébral et des théories. Elle trouvera ellemême ce qu’elle doit dire, bien que, au moment de l’acte créateur, ce « quoi » n’ait pas été du tout clair à l’artiste luimême. La voix intérieure de l’âme lui soufflera également de quelle forme il a besoin et où la chercher (la « nature » extérieure ou intérieure). Tout artiste qui travaille, comme on dit, en suivant son sentiment, sait combien, tout soudain et pour luimême de façon inattendue, lui répugne une forme inventée et comment « comme de soimême » vient à la place de cette dernière une autre forme contraire, une forme juste. »  Kandinsky

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    Kandinsky, Tache noire I, 1912 © Musée Russe, Saint-Pétersbourg

    Cité par Jean-Claude Marcadé, Kandinsky et le monde intellectuel et artistique de la Russie in Vassily Kandinsky et la Russie, Catalogue, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, 2013.