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russie - Page 12

  • Indéfinissable

    « Ils se départent avec moi de leur brutalité habituelle. Ils me parlent avec douceur et précaution, comme l’on fait avec les malades, les êtres faibles. Comme il pourrait arriver à une jeune femme, tout juste enceinte, d’une à deux semaines à peine, dont personne ne saurait déceler l’état qu’elle-même ignore encore. Pourtant elle en transporte la prescience cachée au fond d’elle-même, et le secret que recèle son corps insensiblement la change. Sans s’en rendre compte, elle a cambré légèrement les reins, modifié sa démarche. Et la foule de la rue, percevant cet indéfinissable mystère en elle malgré son ventre encore plat, la traite avec une bienveillance inaccoutumée qui la surprend, qu’elle ne sait expliquer.
    Ainsi font-ils également avec moi quand Vassia est au loin. Peut-être ont-ils raison. Je porte en moi chaque absence de Vassia, jusqu’à son terme, jusqu’à la délivrance, qui me vient de jour ou de nuit sans prévenir, annoncée par le gémissement d’une marche. »

    Virginie Deloffre, Léna

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    Ekaterina Serebriakova peinte par sa mère,
    Zinaïda Serebriakova (1884-1967)

     

    Belle saison à vous qui restez chez vous,    
    à vous qui partez ailleurs,    
    à vous qui passez par ici.    

    Quelques billets courts    
    pour vous tenir compagnie.    

    A bientôt, Tania    

     

     

     

  • Léna ou l'attente

    Premier roman de Virginie Deloffre, Léna (2011) est une histoire d’attente. Eléna vit dans le nord de la Sibérie au rythme des retours de Vassili Volianov, pilote dans l’armée russe, plus souvent absent que présent. Elle a sa manière à elle de l’attendre, en écrivant de longues lettres à Varia et Mitia, ses parents adoptifs, qui vivent à Ketylin, « une petite bourgade sibérienne agrippée à la rive gauche de l’Ob. »

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    La toundra près de Dudinka sur l’Ienisseï (Sibérie, Russie)
    Photo Dr. Andreas Hugentobler sur Wikimedia commons

    C’est sur une lettre de novembre 87 que s’ouvre le roman. Léna raconte son travail au combinat, les files devant les magasins d’alimentation, comment elle bannit toute image de son mari dans un avion et craint les informations à la radio : « J’ai fait de l’absence de Vassili un conte personnel, une légende intérieure que nulle aspérité de la réalité ne doit troubler. Je m’y suis enfermée,  dedans de hautes murailles, n’est-ce pas ? Et je m’applique, laborieusement, à y devenir aveugle et sourde. » Elle ne vit que pour ses retours.

    L’arrivée des lettres de Léna bouleverse chaque fois Varvara et Dimitri, inquiets de la savoir seule alors qu’elle pourrait loger à la base militaire et voir Vassili plus souvent. Varia, née en 1921, est fille de la Révolution qu’elle défend avec constance contre les accusations de Dimitri. Son mari Victor est mort à Kaliningrad pendant la seconde guerre mondiale. « Les années ont coulé. Varvara est devenue une vraie dondon, une bonne vieille volumineuse, recouverte de tant de tricots et de jupons qu’on ne sait plus distinguer dans cette ampleur ce qui lui appartient en propre et ce qui relève de la garniture. »

     

    Dimitri est le « correspondant permanent de la station de géographie de Ketylin ». Ce chercheur en géologie de l’Institut de Moscou a été envoyé là dans les années soixante, pour avoir « un peu trop déstalinisé sa grande bouche après le XXe Congrès ». On l’a logé chez Varvara pour le surveiller, mais il s’est montré un locataire exemplaire, travailleur, et sa logeuse a vite su qu’il n’avait rien d’un ennemi du peuple – « un bon gars qu’a eu du malheur ».  Silencieux autant qu’elle est bavarde, ils s’attachent l’un à l’autre malgré leurs désaccords politiques.

     

    Dans l’appartement communautaire des Volianov, tout le monde s’entend bien. Ania, la petite fille des voisins, adore Vassili – Vassia est son héros, elle raffole des histoires qu’il raconte aux enfants dans la cuisine commune.  Léna décrit parfois aussi les retours de son bien-aimé, la petite qui se loge sur ses genoux, la façon qu’il a de la regarder, elle, sa femme. Elle se souvient de son enfance, quand elle accompagnait Dimitri (oncle Mitia) dans ses relevés topographiques, et qu’il lui apprenait « comment marcher dans l’hiver », comment se méfier du gel traître,  comment « économiser ses efforts, parler peu, inspirer doucement car l’air glacé brûle les poumons quand il les pénètre. »

     

    Varvara est toute la famille qui lui reste. Léna est la fille d’un cousin de Victor, sa mère était d’une tribu d’Esquimaux éleveurs de rennes, des Nénètses. Lors d’un printemps précoce, la banquise avait cédé sous le poids de ses parents qui pêchaient au trou, leurs corps avaient disparu à jamais, et la petite avait été confiée à cette lointaine parente. Est-ce d’être restée seule sur la berge pendant des heures qui a rendu Léna si accordée à l’immobilité ? « Elle voit bien que les humains s’agitent, et elle demeure en arrière. Elle est au bord de la vie mais elle n’entre pas. Elle est restée dans la salle d’attente. »

     

    Dans la deuxième partie, « L’azur », nous la découvrons sous le regard du lieutenant Volianov. En rentrant chez eux, le pilote se souvient de leurs premières rencontres. Comment Léna va-t-elle réagir à ce qu’il va lui annoncer ? Son rêve à lui vient de prendre forme : on l’a sélectionné pour la Cité des Etoiles, le futur cosmonaute va aller sur Mir où il restera six mois. Sa femme est terriblement bouleversée : « Vassia… Pourquoi ? »

     

    Virginie Deloffre, médecin à mi-temps dans un hôpital, donne vie à ce quatuor attachant en alternant lettres et récit, dans un style très simple. Elle n’a aucun lien d’origine avec la Russie, mais ce pays l’inspire, elle a appris le russe, y a voyagé. La vie au quotidien, le froid, les courts étés, les discussions sur l’URSS et la pérestroïka, la conquête spatiale, tout prend place peu à peu dans Léna (Prix Première de la RTBF, Prix des Libraires, entre autres). Mais c’est avant tout le portrait, sur une dizaine d’années, d’une jeune femme mystérieuse, sensible, qui retient son souffle sur la terre pour un homme épris d’elle, et du ciel.

  • Vie de Sofia Tolstoï

    Ma vie de Sofia Tolstoï, suite & fin

     

    La seule consolation de Sofia, désespérée sans leur petit Vanetchka, vient de l’arrivée du musicien Taneïev à Iasnaïa Poliana, où il loue un pavillon pour soigner son enfant malade au calme. Il joue du piano, fait des parties d’échecs avec Tolstoï. Le fils aîné, Serioja, se marie alors avec une jeune femme qui ne fait pas bonne impression à ses parents. L’écrivain se met à Résurrection mais refuse que Sofia recopie, confie cette tâche à d’autres. Taneïev joue du piano pour sa fête : « La musique était la seule chose qui me sauvait du désespoir. »

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    Le désaccord entre les époux Tolstoï s’amplifie quand Sofia, en nettoyant le bureau, fait tomber la clé d’un tiroir où son mari enferme son Journal intime. Elle y découvre tant de reproches à son propos qu’elle lui demande, par lettre, de supprimer ces paroles méchantes qui nuiront un jour à sa réputation. Comme l'a dit leur ami le poète Fet, Tolstoï reconnaît que « chaque mari a la femme dont il a besoin » et accepte de le faire.

     

    Dès l’année 1896, Sofia Tolstoï avertit ses lecteurs du manque de matériaux dont elle dispose pour raconter une vie « globalement heureuse ». Sa chronique des petites et grandes choses continue : patinoire dans le jardin, mariage décevant de Macha avec Kolia Obolenski qu’ils avaient recueilli mais qu'ils jugent paresseux. Dans l'ensemble, Sofia déteste les tolstoïens oisifs, des parasites, mais intervient en faveur d’une femme médecin emprisonnée pour avoir des œuvres interdites de Tolstoï en sa possession. Et voilà, à sa grande surprise, qu’elle découvre la jalousie de son mari pour Taneïev, le musicien qui leur rend si souvent visite, un homme débonnaire qui n’en soupçonne rien. Tolstoï travaille alors à Hadji Mourat.

     

    La femme de Serioja, enceinte, le quitte. Tolstoï se réfugie de plus en plus souvent chez leurs amis Olsoufiev. Sofia finit par comprendre que, sans elle, il peut vivre plus pleinement, « sans être responsable des pensées et principes de vie qu’il prêchait. » Là-bas, il prend part aux activités joyeuses, en toute simplicité. Rentré chez lui, il brise la serrure du bureau de sa femme à la recherche d’écrits intimes, sans en trouver, elle a abandonné son Journal personnel depuis des années.

     

    Le 8 juillet 1897,  il lui écrit une terrible lettre pour annoncer qu’il veut partir ; ainsi leur mode de vie ne le tourmentera plus, il vivra dans la tranquillité, en vieil ermite, lui qui n’est plus nécessaire à la maison. Il lui exprime aussi amour et reconnaissance. Cette lettre, sa femme ne la lira qu’après sa mort, Tolstoï l’avait confiée à Obolenski. En fait, ils ont encore vécu ensemble treize ans.

     

    Tolstoï souffre beaucoup de voir ses filles chéries s’en aller. Désormais, il confie ses Journaux intimes à Tchertkov. A Moscou, Sofia prend des cours de piano, va au concert. En lisant la vie de Beethoven, elle comprend mieux les tourments de son mari, la solitude nécessaire au génie. Mais qu’il refuse de rentrer à Moscou avec elle la met chaque fois au désespoir.

     

    Il s’y rend tout de même pour publier Qu’est-ce que l’art ? Le voilà jaloux, à présent, du comte Olsoufiev qui passe pour le « chevalier servant » de son épouse ! « Il lui fallait une femme, mais passive, bien portante, privée de parole et de volonté. » Sofia Tolstoï va plus loin : « Personne ne comprendra et peut-être ne croira que quand je suis vivante, c’est-à-dire quand je fais de la musique, lis, peins ou m’intéresse aux gens qui le méritent, mon mari est malheureux, inquiet et en colère. Mais quand je lui couds des blouses, recopie ses textes, accomplis toute une série de corvées et me fane doucement et tristement, mon mari est tranquille, heureux et même gai. Et voilà ce qui me brise le cœur ! »

     

    Pour les 70 ans de Tolstoï, tous les enfants sont présents, et de très nombreux visiteurs. Taneïev, « l’expression ultime, suprême de la musique », aux dires de Tolstoï lui-même, leur offre un magnifique concert. La musique est pour Sofia l’art supérieur : « Il reste toujours en elle une part de rêve, elle ne mène pas son idée à son terme, tandis que dans un tableau ou dans une œuvre littéraire, tout est clair et énoncé jusqu’au bout. »

     

    La chronique familiale continue, les joies et les peines. Sofia n’aime pas Résurrection parce que son héroïne est une prostituée et que cela lui rappelle le passé de son époux. Elle constate l’incompréhension de ses enfants pour sa vie intérieure et cela la consterne, mais seul importe, leur écrit-elle, son amour pour leur père et pour eux – « tout le reste est peu important et éphémère. »

     

    Leur santé chancelle, Sofia doit garder le lit à cause de problèmes cardiaques. Quand elle va mieux, elle se passionne aussi pour la photographie – elle laissera plus de huit cents négatifs de la vie des siens. Tania doit se faire opérer des sinus, à plusieurs reprises. Tolstoï souffre de l’estomac et du foie, il a des crises fréquentes. Régulièrement, Sofia aime plante des arbres, à Iasnaïa Poliana ou à Moscou, dont le jardin accueille des arbustes ramenés de la campagne.

     

    Le mariage de Tania à trente-cinq ans « en simple robe grise » les fait beaucoup pleurer tous les deux. En 1900, le jeune Chaliapine vient chanter pour Tolstoï. Sofia s’occupe de son côté d’un asile pour enfants abandonnés. Le grand-duc Constantin la tient en grande estime, elle qui fut « l’étoile et la rose » du poète Fet, comme il l’a deviné. Nouveaux tourments maternels : les fausses couches de ses filles Tania et Macha. Celle-ci en mourra même et Tania aura sept bébés mort-nés mais une petite Tania qui survivra.

     

    Parmi les visiteurs de Tolstoï, dont certains viennent de très loin uniquement pour le rencontrer, il y a d'autres écrivains russes : Gorki, Pasternak. Tchekhov lui rendra visite en Crimée, pendant leur long séjour au bord de la mer pour la santé de Tolstoï lui aussi souffrant du cœur.

     

    Ne disposant pas d’assez de matériaux sur les dernières années de la vie de Tolstoï – les écrits intimes de l’écrivain appartenant à sa fille Sacha – la comtesse Tolstoï interrompt Ma vie à la fin de 1901. Frustration. Les Editions des Syrtes fournissent à la fin de ce gros livre publié en collaboration avec le musée d'Etat Lev Tolstoï de Moscou, traduit du russe par Luba Jurgenson et Maria-Luisa Bonaque, un Index des noms propres d'une quarantaine de pages.

     

    A sa fille Tania, Sofia Tolstoï avait écrit : « j’ai désiré avoir ma propre vie, chose que je n’avais pas eue auparavant, et j’y ai réussi. »