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  • Amants

    « Quelques échos épars, d’un livre à l’autre, font deviner la nature de leur relation amoureuse : après la grande instabilité passionnelle qu’a toujours vécue Catherine, vient une consonance sereine de cœurs et de corps, la sensation d’avoir une éternité pour s’aimer. « Avec lui, mes journées coulent comme une poignée de sable que je peux reprendre indéfiniment, écrit-elle. Avant, c’était un sablier que je tournais et retournais, effrayée par la fuite de ses grains… » 

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    Catherine semble non pas rajeunie, mais à l’écart de l’âge. Lanskoï dément la mièvrerie du portrait qu’un peintre de cour a fait de lui. Il mûrit, sa présence s’étoffe, on a l’impression qu’il protège cette femme, si puissante, si vulnérable. « En donnant son bras à l’impératrice, note le bibliothécaire de Catherine, Lanskoï marchait, son épaule un peu en avant, comme un bouclier. »

    Oleg imagine ce couple d’amants. Ils traversent les enfilades du palais de Peterhof, puis montent à cheval et, dans la pâleur d’une soirée de juin, longent lentement la rive de la Baltique. »

    Andreï Makine, Une femme aimée

  • Filmer une femme

    Une femme aimée (2013) d’Andreï Makine, inspiré par Catherine II de Russie (1729-1796), raconte le rêve d’un jeune cinéaste : Oleg Erdmann veut rendre son humanité à cette femme trop souvent réduite à deux mots, le pouvoir et le sexe. 

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    Portrait de Catherine par Louis Caravaque en 1745

    Un grand miroir qui s’abaisse, « telle une fenêtre à guillotine », entre le salon blanc et or où l’impératrice reçoit ses invités de marque et l’alcôve où elle rejoint ses amants, voilà le point de départ de son scénario. Oleg veut tout savoir d’elle, et ses amis le taquinent : il y aura de la matière pour « une série télévisée de trois cents épisodes et demi ! »

    Dans l’appartement communautaire où il a sa chambre, son amie Lessia se moque elle aussi de la fascination d’Oleg pour « la Messaline russe » redevenue pour lui« une petite princesse allemande qui regardait la neige tomber sur la Baltique ». Oleg voudrait montrer une femme et son « impossibilité d’être aimée ».

    Quand il a parlé de son projet à son vieux professeur, celui-ci a tenté de l’en détourner – trop ardu, trop coûteux, trop délicat. Mais Oleg continue à imaginer des scènes : le double examen imposé aux favoris, chez le médecin d’abord, puis avec la comtesse Bruce qui s’assurait de leur virilité. Au-dessus de son lit, des listes : le bilan de ses bienfaits dressé par Catherine II elle-même en 1781, la chronologie de son règne (1762-1796), la liste des amants qui ont « duré », les montants des récompenses octroyées.  

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    Portrait de Catherine II par Levitsky en 1794

    Pour gagner « son minimum vital et du temps pour écrire », Oleg travaille aux abattoirs de Leningrad une nuit sur trois. Jourbine, un jeune comédien, comme lui un provincial qui se débrouille avec la pauvreté, lui a trouvé ce travail. Erdmann porte un nom qui attire les sarcasmes, on le traite de « mutant russo-allemand », de « paysan de Sibérie ». Mais à sa grande surprise, il y a un an (en 1980), son premier court-métrage a plu au Ministère de la Défense et ce succès inattendu lui a valu l’amour de Lessia.

    Le meurtre de Pierre III par les favoris de son épouse est le premier des nombreux épisodes où sexe et violence tissent le destin de la grande Catherine. Lessia, qui s’éloigne d’Oleg peu à peu, suggère un jour que « ce qui serait intéressant à filmer, c’est ce que Catherine n’était pas… »,  les instants de sa vie « qui la rendaient à elle-même » : cette femme « n’était pas qu’une machine à signer des décrets, à écrire à Voltaire, à consommer des amants… »

    « L’Histoire régie par la soif de domination et le sexe » : il ne manque pas d’éléments pour nourrir cette vision, des accès de sensualité que Catherine note dans son journal de petite princesse jusqu’aux frères Zoubov, les amants de la fin de son règne. Bassov, l’ancien professeur d’Oleg, s’intéresse vraiment à son scénario, mais l’incite à la prudence devant le Comité d’Etat. 

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    Tenture de Philippe de Lasalle, réalisée pour le palais de Catherine II de Russie
    à St Petersbourg, autour de 1775, soie, 186 x 76,5 cm (© Clichés Prelle)

    Lourié, l’historien expert du jury, met le doigt sur des erreurs concernant les monnaies en cours au XVIIIe siècle. Les membres du Comité ricanent, satisfaits. Et puis Lourié évoque de plus en plus librement Catherine II, et Oleg comprend sa stratégie : attirer l’attention sur des détails inexacts pour que le jury ne s’attarde pas sur les « choses politiques risquées ». Et cela réussit. La réalisation est confiée à Mikhaïl Kozine, Erdmann sera son « assistant artistique ».

    Dina, l’actrice qui joue la jeune Catherine II, se jette dans les bras d’Oleg après sa rupture avec Lessia. Eva Sander jouera la « vieille » Catherine II, l’Allemande se montre vraiment sensible à sa vision de l’héroïne. Pas tout de suite, pas encore à Peterhof où ils se rencontrent pour la première fois et dont il gardera l’image d’une « inconnue qui marchait sous les arbres blanchis par le givre. »

    Au milieu du roman, Makine passe des années 80 aux années 90. Leningrad s’appelle à nouveau Saint-Pétersbourg. Oleg se rétablit d’un coup de couteau dans le ventre reçu lors d’une attaque contre le journal qui l’emploie. Dina vit de spots publicitaires. Kozine est devenu un de ces clochards ivres qui traînent dans le métro. 

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    Portrait d'Alexandre LanskoÏ par Levitsky en 1780

    Oleg lit encore tout ce qui éclaire la personnalité de Catherine II et s’attache en particulier au seul qui l’ait vraiment aimée, le comte Lanskoï« une parenthèse de douceur ». Resté plus de quatre ans auprès de la tsarine, de 1780 à 1784, il ne l’a jamais quittée, c’est la mort qui les a séparés. Avec Eva Sander, le jeune cinéaste avait parlé de ce rêve qu’ils avaient dû avoir, de partir à deux loin de la cour pour un « voyage secret à travers l’Europe », en Italie peut-être – ce que quasi rien n’atteste.

    Pour manger, Oleg vend ses livres, l’un après l’autre. Puis il tombe très malade. Au printemps, lors d’une première promenade après sa convalescence, il est bloqué avec d’autres passants par des gardes du corps qui barrent le trottoir pour un « play-boy » et une jeune femme blonde qui embarquent dans une grosse voiture. Oleg reconnaît Jourbine, l’ami d’autrefois, et celui-ci le fait monter avec eux. Il a fait fortune dans les affaires, possède plusieurs restaurants, et il vient d’acheter un studio de cinéma.

    Son « méga-projet » ? Tourner une série télévisée sur Catherine II, « pas la momie qu’on découvre dans les livres d’histoire », une Catherine « dépoussiérée, une bombe qui nous explose à la figure ! » A Oleg de se débrouiller avec les excès de Jourbine qui veut « un bon divertissement » axé sur les aspects les plus racoleurs de l’histoire, mais sans mensonges gratuits. Et voilà le scénariste cette fois du côté de ceux qui gagnent beaucoup d’argent, disposent d’un bel appartement – la série a beaucoup de succès – et d’une liberté toute nouvelle. Cela durera-t-il ?

    Une femme aimée parle d’une grande figure historique, par épisodes vifs et précis : une femme que Makine a « humanisée » alors que l’histoire, dit-il , l’a « cannibalisée ». Mais aussi de la Russie, des conditions de vie avant et après la chute du Mur. Poussé par Jourbine, Oleg ira rencontrer à Berlin le réalisateur d’un film érotique sur la tsarine, mais c’est avec Eva Sander dont il va pousser la porte qu’il partagera son rêve le plus fort.

  • Isba

    « Au moment de dépasser un petit pont affaissé, Mila ralentit, proposa de faire une halte. Et c’est alors que sur la pente de la vallée, à l’écart des toits détruits par un incendie, ils virent une maison intacte. Une isba vide dont la porte était largement ouverte. Un peuplier, haut d’au moins une douzaine de mètres, se dressait entre une palissade en bois et la margelle d’un puits. La pâleur mauve de la matinée donnait l’illusion que les murs étaient transparents et que la maison tanguait doucement, comme une barque, sur la houle des herbes hautes. »

    Andreï Makine, L’histoire d’un homme inconnu

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  • Makine et l'inconnu

    Dans La vie d’un homme inconnu (2009) d’Andreï Makine, il est difficile de ne pas imaginer l’auteur derrière Choutov, son personnage, un écrivain russe exilé à Paris qui vit les derniers temps de sa  liaison avec Léa « qui a l’âge d’être sa fille ». Hanté par le « Je vous aime, Nadenka » de Tchekhov dans une nouvelle (Plaisanterie), l’aveu timide d’un jeune homme à la jeune fille avec qui il dévale une pente neigeuse en luge,
    il mesure le fossé entre ses goûts littéraires et ceux de sa compagne admirative d’un écrivain « post-moderne », névrosé, cynique, parfaitement à l’aise dans le microcosme médiatique qu’il déteste.
     

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    Lors de la mise à mort de leur amour, Léa a ricané sur l’étymologie de son patronyme – « Choutov veut dire « clown ». Oui, un bouffon, quoi. » Clown triste, Choutov revit à travers cette séparation le départ de sa mère qu’il n’a pas connue. Dans son colombier parisien, des affaires de Léa portent encore son empreinte. « Ils lisaient Tolstoï presque tous les soirs en cet hiver, très froid, d’il y a deux ans, en ce début de leur vie amoureuse. » Fascinée par le Paris littéraire, Léa croyait Choutov « très introduit » et avait fini par comprendre « que cet homme n’était en fait qu’un marginal ».

     

    « Vint un printemps gris, sans goût : le vide des rues la nuit, le flou des jours qui commençaient pour lui à trois heures de l’après-midi et ce grenier, seul endroit où sa vie gardait un semblant de sens. » Pour ne pas assister au tout dernier déménagement de Léa aidée par son nouveau compagnon, Choutov décide de
    profiter du visa encore valide sur son passeport pour aller à Saint-Pétersbourg. Il veut retrouver la trace d’une amie secrètement aimée, « une silhouette tracée par le
    soleil d’automne sur la dorure des feuilles ».
    Iana a quitté Leningrad à la fin de ses études, il ne sait rien d’autre, mais de coup de fil en coup de fil à d’anciens contacts, Choutov finit par obtenir le numéro de portable de cette femme qui vit à nouveau à Pétersbourg, mariée à « un type qui était dans le pétrole ».

     

    C’est avec une facilité déconcertante qu’il l’entend lui répondre de sa voiture, lui
    parler de son fils qui s’occupe de publicité pour une maison d’édition. Quand Choutov lui annonce son arrivée le jour même, Iana qui travaille dans l’hôtellerie regrette que leurs retrouvailles coïncident avec les festivités du tricentenaire de la ville – elle a beaucoup à faire, mais lui laisse sa nouvelle adresse.

     

    Loin de l’image vieillie que Choutov s’est figurée en pensée, Iana est une femme « mince, aux cheveux d’un blond ocré, à l’allure juvénile. » Stupéfait, il remarque qu’elle ressemble à Léa. L’amie d’antan lui fait visiter son nouveau domaine, un ancien appartement communautaire dont elle a réussi à reloger tous les locataires sauf un, et qu’elle aménage luxueusement, à l’occidentale. Son fils Vlad a l’allure que pourrait avoir un jeune homme de vingt ans « à Londres, à Amsterdam ou dans une série télévisée américaine ». Quand Choutov confie qu’il écrit ses livres à la main et les retape à la machine, Iana et Vlad rient de concert, y voient un trait d’humour. Seul le vieillard à qui Iana réexplique en sa présence qu’on viendra le chercher le lendemain pour l’installer dans une maison de repos rappelle à Choutov la Russie qui a été la sienne : « En reculant, il remarque un livre abandonné sur le lit : la main du vieillard touche le volume comme si c’était un être vivant. »

     

    Ce sont alors les retrouvailles avec la ville, la Nevski, les rues pleines de musique tonitruante et d’animations diverses, le Palais d’Hiver. Au restaurant bruyant où Iana lui a donné rendez-vous, Choutov comprend par bribes ce qu’a vécu Iana « après leur bref amour inavoué » : le travail, un mariage et un fils, le divorce et le retour dans sa ville. Choutov n’est pas assez bien habillé pour cet endroit où les regards le jaugent rapidement, où l’on vient saluer son amie, où un bel homme de « cet âge lisse et bronzé que ceux qui en ont les moyens savent figer » fait s’éclairer le visage de Iana, son amant sans doute.

     

    L’histoire d’un homme inconnu prend un nouveau départ au milieu du roman avec
    la demande que fait à Choutov le fils d’Iana : sa mère l’a chargé de surveiller ce soir le vieux locataire muet, de crainte qu’il ne lui arrive quoi que ce soit de fâcheux avant le déménagement, mais il souhaite s’absenter. Choutov accepte de le veiller. Tandis qu’il fulmine devant le spectacle affligeant des chaînes télévisées russes – « venu en pèlerin nostalgique, le voilà au milieu d’une modernité en délire » –, il entend tousser le vieillard qui ne dort pas et sur un coup de tête, décide de lui installer le téléviseur dans sa chambre, pour le distraire. On passe un reportage sur des constructions de « haut standing » à proximité de Saint-Pétersbourg lorsque Choutov entend « C’est exactement à cet endroit qu’on s’est battus à mort. Pour la mère patrie, comme on disait à l’époque… » Le vieil homme qui ne parlait jamais se présente, il s’appelle Volski.

    La suite, c’est le récit d’une vie, ou plutôt de deux, celles de Volski et de Mila qui se sont rencontrés à la veille de la guerre, que la vie a séparés et réunis plus d’une fois. C’est le récit du terrible siège de Leningrad, de la famine, des morts innombrables, dans l’absurdité de la guerre, puis l'arbitraire du totalitarisme. Choutov, venu en Russie pour une femme, écoute le cœur battant cette voix qui lui rend sa Russie au cœur. Il a pris conscience « qu’il n’appartiendra jamais à ce monde russe qui renaît maintenant » et qu’il restera jusqu’à la fin d’une époque « qu’il sait indéfendable et où pourtant vivaient quelques êtres qu’il faudra coûte que coûte sauver de l’oubli. »