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paris - Page 2

  • Accident nocturne

    Depuis l’an 2000, un nouveau récit de Patrick Modiano paraît tous les deux ou trois ans. Comme La petite Bijou (2001), Accident nocturne (2003) raconte une quête, ici celle d’une femme rencontrée lors d’un accident. Le narrateur, pas encore majeur, traversait la place des Pyramides vers la Concorde quand une voiture surgie de l’ombre l’a renversé avant de buter contre une arcade de la place.

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    La femme qui conduisait est blessée au visage, lui a mal de la cheville au genou. Quelqu’un les fait entrer dans le hall d’un hôtel, où un « brun massif aux cheveux très courts » vient vers eux et les accompagne dans le car de police secours. Elle porte un manteau de fourrure, lui une canadienne sur laquelle il y a du sang – il n’a plus de chaussure au pied gauche. Aux urgences de l’Hôtel-Dieu, on leur demande leur nom. La femme s’appelle Jacqueline Beausergent.

    Odeur de l’éther, il perd connaissance. A son réveil dans une chambre où il est seul, une infirmière lui dit qu’il est à la clinique Mirabeau et qu’il doit « quitter les lieux ». On lui rapporte la chaussure qu’il avait perdue. Il boite un peu. A la réception, il apprend que sa note est réglée et on lui donne une enveloppe cachetée. Dans le hall, le « brun massif » lui tend une déclaration, le compte rendu de l’accident, il signe sans lire. Une fois dehors, il ouvre l’enveloppe : une liasse de billets de banque – il sera à l’abri du besoin pour un moment. La déclaration comporte l’adresse de Jacqueline Beausergent : square de l’Alboni.

    Il aimerait la retrouver, lui rendre cet argent. Même à son père, qu’il voyait rarement, il n’en a jamais demandé. A partir de là, il lui faut absolument la retrouver, convaincu qu’il l’avait déjà rencontrée « quelque part ». Lui habitait du côté de la porte d’Orléans, dont il se rappelle « des couleurs grises et noires ». Tant de choses le hantent : « Il s’agissait toujours de gens que j’avais croisés et à peine entrevus, et qui resteraient des énigmes pour moi. De lieux aussi… »

    « Le docteur Bouvière lui aussi aura été un visage fugitif ce cette époque. » Il avait pensé à lui quand on lui avait fait respirer de l’éther pour l’endormir. « Je fréquentais certains quartiers de Paris, à l’exemple d’un écrivain français surnommé le « spectateur nocturne ». La nuit, dans les rues, j’avais l’impression de vivre une seconde vie plus captivante que l’autre, ou, tout simplement, de la rêver. »

    C’est dans un café, puis dans un autre, qu’il avait vu Bouvière les premières fois. On l’appelait « Docteur », sans qu’il sache s’il était médecin ou portait un titre universitaire. Il était toujours entouré de jeunes gens qui « buvaient ses paroles », certains prenaient des notes. Parmi eux, une fille blonde semblait avoir avec lui plus d’intimité que les autres, quelqu’un lui avait dit son nom : « Geneviève Dalame ». Son père aussi lui donnait toujours rendez-vous dans des cafés. Les dernières fois, il avait observé son costume élimé, les boutons manquants au pardessus bleu marine, son allure de plus en plus « louche ».

    La plus intéressante à ses yeux, Hélène Navachine, « une brune aux yeux bleus », avait sur ses genoux un cahier de solfège. Il l’avait suivie dans le métro, ils avaient fait connaissance. Elle donnait des leçons de piano pour gagner sa vie, espérait entrer au Conservatoire. Ils avaient fini par se retrouver dans des chambres d’hôtel près de la gare de Lyon – elle ne pouvait l’inviter dans l’appartement où elle vivait avec sa mère. « Tout se confond dans ma mémoire pour la période qui a précédé l’accident. »

    Quant à Jacqueline Beausergent, un nom qu’il a déjà entendu dans le passé, n’ayant trouvé son numéro de téléphone ni dans l’Annuaire ni par les Renseignements, il se décide à flâner près du square d’Alboni, où il espère apercevoir un jour la Fiat couleur vert d’eau de l’accident. Mais ce qu’on cherche, on le trouve parfois par hasard, ailleurs. Et c’est alors que soudain on ne se sent plus « seul au monde ».

    Accident nocturne suit Dora Bruder (1997) dans Romans (Quarto). « Comme toujours chez Modiano, l’espace construit un récit où les rues sont autant de points de repère, de jalons vitaux pour la fiction. La précision topographique sert à mettre en branle l’imagination, à permettre à la mémoire de rôder dans ces territoires flous dont l’écrivain s’est fait l’arpenteur somnambule. Cette recherche d’une inconnue où il s’engage avec quelque naïveté, son narrateur l’explique par le sentiment qu’il a eu très tôt de n’être « issu de rien ». A une enquête sur la jeunesse, il a répondu qu’il n’a connu « aucune structure familiale », et qu’il garde une image « nébuleuse » de son père et de sa mère. » (Isabelle Martin, Le Temps)

  • Quel parfum ?

    chantal thomas,journal de nage,journal,confinement,nice,paris,plages,nage,corps,lectures,culture,littérature française« Plus tard, […], je découvre un glacier qui offre des glaces de toutes les couleurs, présentées en petits rectangles, comme dans les boîtes de peinture pour aquarelle. Les rectangles gris m’intriguent. Je vais pour demander « S’il vous plaît, les glaces grises sont à quel parfum ? » et je me réveille.
    Je prends mon café entre deux averses, les nuages par-dessus les arbres me suggèrent une réponse à la question ébauchée en rêve : Ce sont des glaces au parfum « ciel de Paris ». »

    Chantal Thomas, Journal de nage

    © Marthe Guillain (1890-1974), Composition grise et jaune

  • Journal de nage

    Après la lecture de ses Souvenirs de la marée basse, le Journal de nage de Chantal Thomas semble un complément idéal. Son bonheur de nager en « eau libre », de retrouver les rivages, y voisine avec le deuil – de son père et de sa mère qu’elle a déjà évoqués par ailleurs –, et l’évocation d’un mode de vie modifié par la pandémie de Covid-19. « Le corps confiné », « Nice », « Paris », « Nice », ce sont les quatre temps de ce Journal.

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    Au temps de l’autorisation de sortie à remplir, l’autrice fait comme tout le monde : « Je sors pour garder la forme. Mais quelle forme ? » Recommandations, précautions, distanciation, c’est la « montée en puissance de l’empire des chiffres » vainqueur de « l’empire des sens ». Alors elle écoute de la musique, se tourne vers les livres. « Les Clochards célestes de Kerouac, et surtout Le Journal de Kafka : ils m’accompagnent et me procurent une aide indispensable. »

    Belles pages sur le réconfort qu’elle trouve chez Kafka, « l’écrivain de l’obstacle », de la cohabitation avec le corps. Kafka se promène, monte à cheval, rame et nage « en toute occasion : en piscines, dans les rivières de la campagne autour de Prague, dans le lac de Zurich, les lacs italiens, la mer. »  Belle surprise, dans une autre partie du livre : une photo de Max Brod et de Kafka sur la plage de Lugano, très souriants,

    Confinée, Chantal Thomas se remet à noter ses rêves, « pour contrebalancer le rétrécissement de [ses] jours par l’effort de restituer aux nuits leur densité. » Plus loin, elle écrira : « Nager et rêver entretiennent des affinités. » Le 6 juin 2021, elle prend son premier bain à Nice, en face de l’hôtel Negresco, comme quand elle logeait chez sa mère. « Entrer dans l’eau prend un sens fort : je tourne le dos aux mois précédents, au confinement, à l’anxiété. » Une entrée « dans un autre mode d’être ». L’envie de poursuivre, de prolonger Souvenirs de la marée basse : « saisir l’insaisissable », « doter d’une mémoire ce qui, se traçant sur les flots, est voué à l’effacement immédiat. »

    Elle va nager tôt, seule, puis monte au-dessus de la plage vers la « niche dans des broussailles » où habitait un vagabond. Son abri est vide. Elle évoque Hugo Pratt qui « avait toujours l’eau à portée de regard » dans son appartement de l’île du Lido, à Malamocco. Parmi ses relectures rituelles, Chantal Thomas cite Une chambre à soi de Virginia Woolf, Le Métier de vivre de Cesare Pavese, le Journal de deuil de Roland Barthes.

    « Peut-être parce que dans le Journal de deuil la mort de la personne aimée, la mère, est ressentie comme un obscurcissement définitif, une atteinte sans remède au goût de vivre. » La phrase s’enfonce en moi. Chantal Thomas se souvient qu’à la mort de son père, « un sursaut de volonté teinté de croyance magique » lui a permis de garder intact son goût de vivre.

    De livre en livre, je ressens son amitié pour Barthes, qu’elle connaît bien. (En 2015, avec son frère, elle a réalisé un documentaire : « Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage.) Elle lit « comme une pratique conjuratoire » le Journal de deuil de cet homme « amoureux de sa mère, étranger à toute autre langue que sa langue maternelle, n’aimant que les fruits français » !

    Lors d’un bain du dimanche, elle se croit seule dans la mer, où elle n’a rencontré qu’une plume de mouette. Soudain, un air d’opéra : un homme fait la planche, près de la bouée, et chante à pleine voix de ténor. « La suite de la journée est portée par cette double grâce de mon bain du matin : une plume blanche, la voix magnifique d’un nageur chantant. »

    Comment ne pas être séduite par la description de ses plages préférées, comme celle sous la « Folie de l’Anglais », château construit au XIXe siècle face à la baie des Anges ? par ses observations sur ceux qui les fréquentent ? par sa recherche du mot juste pour dire la couleur du jour de la mer ? par son « sourire aux lèvres » en entrant dans l’eau ? En nageuse ou en lectrice, Chantal Thomas est décidément de bonne compagnie. Sur le site de l’Académie française, j’ai trouvé le mot qui lui a été attribué : « Volupté ».

  • Homme des plages

    Modiano coffret.jpg« Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent. Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais. Ainsi, Hutte me citait-il en exemple un individu qu’il appelait l’« homme des plages ». Cet homme avait passé quarante ans de sa vie sur des plages ou au bord des piscines, à deviser aimablement avec des estivants et de riches oisifs. Dans les coins et à l’arrière-plan de milliers de photos de vacances, il figure en maillot de bain au milieu de groupes joyeux mais personne ne pourrait dire son nom et pourquoi il se trouve là. Et personne ne remarqua qu’un jour, il avait disparu des photographies. Je n’osais pas le dire à Hutte mais j’ai cru que l’« homme des plages » c’était moi. D’ailleurs je ne l’aurais pas étonné en le lui avouant. Hutte répétait qu’au fond, nous sommes tous des « hommes de plages » et que « le sable – je cite ses propres termes – ne garde que quelques secondes l’empreinte de nos pas. »

    Patrick Modiano, Rue des boutiques obscures

     

  • L'homme sur la photo

    Rue des boutiques obscures (Prix Goncourt, 1978) de Patrick Modiano succède à Livret de famille (1977) dans Romans, un Quarto qui m’enchante. Première phrase : « Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. » Un soir, une terrasse, une silhouette, il n’en faut pas plus pour faire entrer les lecteurs dans une quête de soi et d’un passé dont on n’a pas les clefs.

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    1965. « – Eh bien, voilà, Guy… C’est fini…, a dit Hutte dans un soupir. » Le patron avec qui il travaille depuis huit ans ferme définitivement son agence parisienne de « police privée ». Il y laisse les Bottins et annuaires si utiles aux détectives, garde le bail de l’appartement et lui en laisse une clef. Hutte va s’installer à Nice pour sa retraite. Guy Roland, le narrateur, lui doit son « état civil » qu’il lui a procuré dix ans plus tôt, quand il a été « frappé d’amnésie », tout en lui conseillant de ne plus regarder en arrière mais de penser au présent et à l’avenir.

    Guy est sur une piste. Un certain Paul Sonachitzé, qu’il connaît à peine, l’emmène chez un ami qui tient un restaurant hors de Paris. L’ami le dévisage et se souvient d’un groupe de noctambules où Guy était accompagné d’un homme aussi grand que lui, Stioppa. Guy dit se rappeler « un peu » cet homme. Il reçoit alors deux éléments précieux : l’avis de décès d’une vieille dame dans le journal, où figure le nom de Stioppa de Djagoriew, et puis le nom de l’hôtel Castille, rue Cambon, dont Guy était peut-être client.

    Rue des boutiques obscures est un véritable jeu de piste : chaque chapitre introduit un indice que le suivant examine de plus près. S’il a bien connu Stioppa, Guy devrait le reconnaître. Le voilà donc posté sur le trottoir en face de l’église russe, dans le XVIe, pour observer ceux qui arrivent pour les funérailles. Un homme de haute taille en pardessus bleu marine le regarde – Stioppa ? Quand il s’en va après avoir salué les autres à la sortie de l’église, Guy demande à un chauffeur de taxi de suivre sa voiture.

    L’homme se gare puis entre dans une épicerie du boulevard Julien-Potin, Guy se décide à l’aborder : « – Monsieur Stioppa de Djagoriew ? » C’est bien lui. Guy prétend alors écrire sur l’Emigration et l’homme accepte de répondre à quelques questions chez lui, un peu plus loin. Il lui montre des photos avec les dates et les noms derrière, conservées dans une grande boîte rouge : les principales figures de l’Emigration y sont, « une litanie » de noms russes.

    Guy s’attarde sur une photo de groupe où l’on voit, « la main sur l’épaule de la jeune femme blonde, un homme très grand, en complet prince-de-galles, environ trente ans, les cheveux noirs, une moustache fine. » – « Je crois vraiment que c’était moi. » Rien n’est écrit au dos de cette photo. Stioppa ne reconnaît que Giorgiadzé, un vieil homme, et sa petite-fille Gay Orlow, restée longtemps en Amérique. L’homme très grand sur la photo, il ne le connaît pas et ne voit pas de ressemblance avec lui. Il lui offre toute la boîte.

    Grâce à Hutte, Guy reçoit de Jean-Pierre Bernardy, qui « a gardé des liens très étroits avec différents services », la fiche de Galina, dite Gay Orlow, née en 1914 à Moscou, mariée aux USA, divorcée, décédée en 1950 à Paris, « d’une dose trop forte de barbituriques ». La fiche, en plus de ses adresses successives à Paris, renseigne le nom de son ex-mari, pianiste de bar. Il finit par le retrouver à l’hôtel Hilton et le raccompagne jusque chez lui. L’homme est heureux de parler de Gay et lui donne le nom d’un Français qu’elle a connu en Amérique…

    De chapitre en chapitre, le narrateur suit la piste d’un nom, d’un lieu, d’un numéro de téléphone qui lui parle, guettant l’apparition d’un souvenir, d’une sensation familière. Il s’imagine être l’un ou l’autre, jouant au « Je » imaginaire qui est peut-être lui. L’enquête avance vraiment, grâce aux personnes qu’il rencontre et qui lui livrent des bribes d’un passé qui peut avoir croisé le sien.

    Désireux de « marcher sur ses anciens pas », il arpente Paris d’un quartier à l’autre. Il se déplacera à Megève, à l’étranger. Cette enquête sur une identité oubliée est troublante et même palpitante quand des indices se rejoignent, que des mystères sont éclaircis. Une foule de personnages prennent vie sous la plume de Modiano, ceux du passé, ceux du présent rencontrés en chair et en os. Qui donc peut être Guy Roland ?

    Rue des boutiques obscures n’est pas une adresse parisienne, mais romaine. C’est un titre magnifique pour ce roman dont on retient, en refermant le livre, qu’il est fait surtout de crépuscules et de nuits, de brouillard, de neige qui tombe, de lumière indécise. Cette reconstruction d’une mémoire qui cherche à combler ses failles est pleine de magie modianesque.