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littérature française - Page 90

  • Vie d'une voisine

    Dans Vie de ma voisine, Geneviève Brisac fait place au récit d’une femme qui l’a abordée dans l’immeuble où en deuil, fuyant le passé, elle vient d’emménager. Cette voisine voudrait lui parler de Charlotte Delbo : « Je vous ai entendue l’évoquer à l’occasion de son centenaire, et je la connaissais. »

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    Quelques jours plus tard, Geneviève Brisac monte chez sa voisine, elles discutent de Charlotte Delbo, « de sa passion de vivre, de son exigence, de son engagement politique aussi ». Jenny, née en 1925, ne veut pas y ajouter l’histoire de sa propre vie ni « écrire le énième Tartempionne à Auschwitz », plus tard peut-être ; c’est de Charlotte Delbo, leur amie commune, qu’elles parlent.

    Puis Jenny dépose une lettre dans sa boîte, où elle a copié ces mots de Scholastique Mukasonga : « Qu’on ne vienne pas me parler de deuil si ce mot signifie que les tiens s’éloignent. Au contraire, ils sont à tes côtés, pour te donner le courage de vivre et de triompher des épreuves. Ils sont à tes côtés, tu peux compter sur eux. » – « Ces phrases me coupent le souffle, à moi aussi. »

    Quand elles se revoient, elles boivent du thé noir. Jenny lui montre une photo de Rivka et Nuchim Plocki, ses parents morts en août 1942, tous deux « polonais, juifs et athées ». Rivka avait quitté son village en 1918 ; dans la deuxième république de Pologne, elle avait adhéré au Bund, une « organisation marxiste juive révolutionnaire et mythique » des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Cette militante qui se revendique de Rosa Luxemburg aspirait à « vivre vraiment et vivre libre ».

    En 1924, elle a rejoint Nuchim Plocki à Joinville – le professeur de russe et de polonais, polyglotte, ne trouvait pas de travail en Pologne et ne s’était pas senti bien en Palestine. Leur fille est née l’année suivante, Jenny a reçu la nationalité française. Les parents travaillaient à l’usine de chocolat Menier, puis ils ont ouvert un petit commerce de chaussettes et de bas de laine. En 1928 est né le petit frère, Maurice.

    Les deux femmes retournent sur les lieux où ils ont vécu. D’abord inquiète, Jenny voit affluer des souvenirs : les mouchoirs en tissu rebrodés, les odeurs d’antan, les confitures et les gâteaux de sa mère, experte en rangement. « Tout, dans le minuscule logement, est rangé avec une précision de matelot. » Jenny aussi sait ranger, c’était obligé quand on vivait à quatre dans vingt mètres carrés. « Cela donne à son appartement d’aujourd’hui la clarté d’une pensée. »

    Jour après jour, la voisine raconte sa famille, l’enthousiasme de l’engagement politique, la déception d’une visite à sa grand-mère en Pologne. En France, à l’école élémentaire, elle s’est fait une « copine » pour la vie, Monique, une fille intelligente, qu’elle retrouve à la rentrée de 1939 à l’Ecole Primaire Supérieure. Jenny lit beaucoup, fait la lecture à voix haute à son père. A présent, sa bibliothèque compte des milliers de livres – « Si mon père avait pu voir ça, il aurait été heureux. Elle rayonne devant les livres parfaitement rangés. Et moi j’ai honte de ma bibliothèque trouée, des abandons successifs que j’ai faits des livres de ma bibliothèque au fil du temps, à chaque déménagement. »

    Eté 1936 : congés payés, colonie de vacances à l’île de Ré, éducation populaire, gymnastique pour tous, y compris les filles ! En 1939, conscient du péril nazi, son père voudrait aller en Angleterre, mais sa mère ne parle pas anglais et ne veut pas encore recommencer sa vie. Jenny est de son côté, elle aime vivre en France. La guerre est déclarée, et bientôt les premières mesures antijuives ; une des tantes Plocki veut absolument « se faire ficher », alors ils se déclarent tous, « la décision la plus catastrophique » de leur vie.

    En quelque cent cinquante pages, dans le dialogue entre la narratrice et sa voisine, sont racontées les difficultés de l’exil, l’éveil intellectuel, puis la tragédie de la guerre – bien qu’un temps, Jenny aille beaucoup au théâtre ou à l’opéra –, du port de l’étoile jaune aux rafles. Grâce à la loi « qui stipule tout simplement que tout enfant né en France est français » et à la lucidité de leurs parents qui décident de ne pas garder leurs enfants avec eux quand ils ont été arrêtés, ce qui choque certains, Jenny et son frère vont survivre.

    De ses archives, elle tire une carte-lettre où son père leur a écrit : « On part demain, ne nous envoyez plus rien. Nous sommes en bonne santé pour partir travailler ». Un mois plus tard leur est parvenu un bout de papier ramassé par un cheminot, un message en yiddish que Jenny n’a fait traduire que presque quarante ans plus tard et qui se termine sur ces mots : « Vivez et espérez. »

    Après la Libération, des rencontres, le travail d’enseignante, le combat politique, les manifestations. Au milieu des années cinquante, à un dîner, Jenny rencontre Charlotte Delbo, elles deviennent amies. Pour échapper à la tristesse – les absents leur manquent –, Jenny et Geneviève parlent de Mai 68. « Certains disent que Mai 68 vit le triomphe du cynisme. Pas nous, qui continuons à croire à la force de l’intelligence, aux idées, et aux gens. »

    Vie de ma voisine, à petites touches, sans pathos, est le récit d’une rencontre entre deux femmes. Les petits détails d’hier ou d’aujourd’hui y ont un sens. Les mots, les livres, les poèmes y ont de l’importance. La vie d’une voisine est un témoignage. Laisser le passé nourrir et éclairer le présent, en parler, se souvenir, c’est continuer à aimer la vie en regardant le monde en face.

  • Chocs

    guay de bellissen,hélène,dans le ventre du loup,récit,littérature française,assassinat,le monstre d'annemasse,secrets de famille,mémoire,enfance,culture« Sur la moquette de ma chambre d’hôtel, je suis assise en tailleur, fumant une cigarette alors que c'est interdit. Ce que je vis en ce moment, c’est un tracé autant personnel qu’universel. Une enquête émotionnelle à partir des chocs de l’enfance, tout le monde y est exposé. Relier les drames, trouver les passerelles entre eux, reconstruire la carte d’un territoire commun et le comprendre. Mais je me plante. Ce n’est pas comprendre, le bon terme, mais accepter. Le drame il est comme nous, il veut simplement qu’on le prenne comme il est, comme il vient. »

    Héloïse Guay de Bellissen, Dans le ventre du loup

     

  • Le ventre du loup

    Dans le ventre du loup : le titre choisi par Héloïse Guay de Bellissen pour son troisième roman tire du côté des contes – Le petit chaperon rouge, La belle et la bête – mais loin du merveilleux. Dès le début, on est averti par un vieil Indien qui explique à son petit-fils que « chacun a en nous deux loups qui se livrent bataille », le premier tout en sérénité, amour et gentillesse, le second, tout en peur, avidité et haine – « Lequel des deux loups gagne ? demande l’enfant. – Celui que l’on nourrit, répond le grand-père. » (Sagesse amérindienne)

    guay de bellissen,hélène,dans le ventre du loup,récit,littérature française,assassinat,le monstre d'annemasse,secrets de famille,mémoire,enfance,cultureAu tribunal d’Annecy, où la narratrice, Héloïse, entame ses recherches le 4 mai 2016 (toutes les séquences sont situées et datées), on lui a préparé quatre cartons marqués « Assise W 232 » : elle veut « aller à la source, ramasser les événements fondateurs », vérifier si l’affaire qui la préoccupe recèle bien ce qu’elle a observé en elle-même. Mais elle demande qu’on en retire l’autopsie et les documents photographiques.

    Le drame a débarqué dans sa vie le 5 avril 1999 à Toulon. Elle mange au restaurant avec son père, qui mentionne tout à coup « sa cousine Sophie » : elle ne voit pas de qui il parle. Sophie est la sœur de son cousin Alexandre, assassinée à neuf ans, en 1986 : « J’ai cru que tu le savais, depuis le temps. On ne te l’a jamais dit ? » L’aveu est rapide, comme accidentel. Tout se trouve dans une pochette blanche en haut d’une armoire à la maison. Quand elle rentre et interroge sa mère, celle-ci pense à appeler le lycée pour prévenir de l’absence de sa fille, puis sort faire des courses. La voilà seule pour ouvrir la pochette, en sortir une coupure de journal sur « Le Monstre d’Annemasse ».

    Chaque enfant a son monstre, « son croquemitaine, sa frousse du soir ». Héloïse se souvient d’avoir fait des grimaces dans le miroir pour faire disparaître son monstre – « au moment où j’avais compris que j’avais une part de lui, et lui une part de moi. » En regardant la photo de l’assassin, elle comprend « qu’il n’a rien d’un monstre lui non plus, mais tout d’un être humain. » La pochette contient entre autres « des lettres avec une écriture de môme » où Sophie remercie Héloïse pour son joli dessin.

    Sophie dont elle ne se souvient pas, dont sa famille ne lui a plus jamais parlé, a donc fait partie de sa vie ; ils allaient ensemble à la mer, Sophie et son frère venaient chez eux en vacances. Une photo les montre à huit et douze ans : « Dans ce jardin bordé de lierre, tous les deux broient l’instant, le mordent, les myrtilles c’est le sang du bonheur enfantin. » Une enfance a rendez-vous avec le crime, comme dans l’histoire du chaperon et du loup.

    Sans transition, à Saint-Louis en 1976, voici un autre enfant, dans une librairie : il va acheter un livre à sa mère pour son anniversaire. Il y a du monde, un type l’aborde, prétend avoir chez lui, tout près, un catalogue pour elle, déposé par erreur par le facteur ; il veut le lui donner tout de suite, avant de partir en vacances, et l’emmène. Devant sa porte, le gamin hésite, mais le type change de visage : « Si tu cries, je te fais mal, tu as compris ? »

    A neuf ans, quand il rentre chez lui, Gilles voudrait parler de ce qu’il vient de subir avec ses parents, mais il n’y arrive pas. Alors il leur écrit une lettre, la leur fait lire. Ils ont du mal à y croire, se demandent s’il ment, puis son père le prend dans ses bras : « Ca va aller, fils, ça va aller. » La nuit, le gamin hurle, il voit « un monsieur en noir » ou « un loup », il appelle sa mère.

    Jusqu’alors, il collectionnait des papillons, des araignées, des timbres. Il lui faut une nouvelle obsession : ce seront les femmes souriantes des catalogues de La Redoute ou Blancheporte. Il se met à collectionner des visages. En 1980, à Annemasse, il confie à son seul ami qu’il est « grave amoureux » d’une fille au sourire fabuleux. Dans les archives des assises, Héloïse lit : « Cette fille dont je vous parle était plus âgée que moi. Le sourire de la petite Sophie était le même, absolument le même. » (1992)

    Au tribunal d’Annecy, Héloïse se souvient tout à coup d’un autre secret familial, concernant Papy, qui appelait tout le monde, garçon ou fille, « mon chéri joli ». De son grand-père, qui était aussi celui de Sophie, elle savait une chose : « il ne fallait pas s’asseoir sur ses genoux. » La romancière sait rendre le parlé, le ressenti différemment quand il s’agit de l’enfant ou de l’adulte.

    Dans le ventre du loup tire sa force de ce ton juste, de sa construction par fragments, de sa thématique universelle. Héloïse Guay de Bellissen a donné son prénom à la narratrice et choisi une structure non linéaire : le passé et le présent s’y croisent, l’enquête d’Héloïse sur Sophie et celle des policiers à la recherche de son assassin. Le roman traque les peurs de l’enfance, que donnent à voir les contes, amplifiées par les non-dits, les secrets, le manque d’attention et de dialogue. A la fin de chaque séquence, une citation fait écho, tirée des témoignages, de contes, de paroles dites ou lues.

    Une page du Seynois présente la romancière (avril 2018, à l’occasion d’une séance de dédicace à La Seyne où elle a passé son enfance). A vingt-cinq ans, c’est en regardant « Faites entrer l’accusé » sur Gilles de Vallière, « l’assassin aux cordelettes », qu’elle prend soudain conscience de ce qui est arrivé à cette cousine Sophie que son cerveau avait « complètement occultée ». D’où ce roman sur des « enfances brisées », sur « les non-dits d’une famille qui s’est déstructurée ».

    Héloïse Guay de Bellissen a réussi à y insuffler son malaise et son désir de comprendre ce qui s’est passé. « La résilience, c’est l’art de naviguer dans les torrents » a écrit Boris Cyrulnik (autre Seynois) qu’elle a contacté. Dans le ventre du loup, sans voyeurisme, rend au vécu sa profondeur, son humanité.

  • De si grands frais

    Mai 1895

    camille claudel,auguste rodin,je couche toute nue,essai,littérature française,correspondance,articles,art,sculpture,cultureMonsieur Gauchez,

    Vous aviez promis de venir me voir et je vous attendais avec impatience. Ne pouvant plus continuer la sculpture sans aucune avance ni espoir de gagner de l’argent, j’ai donné congé de mon atelier pour le mois de juillet.
    Si cela était en votre pouvoir de me faire acheter quelque chose en ce moment, vous me rendriez le plus grand service, car je dois deux termes de loyer qu’il m’est impossible de payer et je ne sais de quel côté me retourner, mes parents refusent de m’aider.
    Je regrette d’être obligée d’abandonner mon art au moment de la réussite, alors que je vois autour de moi tant d’artistes médiocres comblés de commandes. Mais enfin je n’ai pas été assez forte. Je vous demande donc comme dernière grâce de m’acheter quelque chose maintenant où je suis si embarrassée et après vous n’entendrez plus jamais parler de moi, car je suis en train de chercher une petite place qui me permette de vivre sans de si grands frais que j’en ai dans la sculpture.
    Je vous prie de me répondre afin que je sache si je puis compter sur vous.

    Camille Claudel

    Portrait de Camille Claudel en 1889 (source : The Red List)

  • Camille / Auguste

    Dans l’histoire de la sculpture française, les noms de Camille Claudel et d’Auguste Rodin sont inséparables : la force de leur art, leur passion, leur rupture, la suite dramatique pour Camille ont suscité bien des analyses. Dans Je couche toute nue, aux éditions Slatkine & Cie, Isabelle Mons et Didier Le Fur ont préféré s’en tenir aux « sources seules, sans commentaires ni notes » : correspondances, journaux intimes, carnets, archives racontent leur histoire.

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    Camille par Auguste : Auguste Rodin, La pensée, 1888-1889

    Cela commence avec des lettres envoyées par Rodin à Rose Beuret en 1871, de Bruxelles : il lui envoie de l’argent, lui demande de bien protéger ses moules. Dans un texte autobiographique de 1883, Auguste résume ses débuts difficiles, mentionne un buste refusé au Salon et son départ pour Bruxelles après le siège de Paris en 1870, les ennuis qu’il a eus au retour pour faire accepter L’âge d’airain, les appuis reçus : « Sans que l’artiste s’en doute, se croyant toujours seul sans être découragé par tant d’injustice, il marche. »

    En août 1979, le sculpteur Charles Cordier l’invite à venir travailler avec lui à Nice. Rodin dira à Rose combien il se plaît là, « juste devant la mer que rien ne [lui] cache si ce n’est que des lauriers roses, des arbres du Midi, des cactus : à chaque coup d’œil, c’est un plaisir. » D’autres sculpteurs interviennent en sa faveur auprès du ministère des Beaux-Arts, qui l’autorise en 1880 « à occuper au Dépôt des marbres, rue de l’Université, 182, l’atelier M (…) »

    Un extrait de Mademoiselle Camille Claudel par Mathias Morhardt en 1898 – il la soutiendra tout au long de sa vie – rappelle qu’Alfred Boucher, qui avait visité son atelier à Nogent-sur-Seine, l’a recommandée au directeur de l’Ecole nationale des Beaux-Arts. Celui-ci demande en voyant ses premières œuvres si elle a pris des leçons avec Rodin – « Jamais encore ». Morhardt fait remarquer que celui-ci « se plaît aux belles harmonies pleines, douces et blondes », « fuit les contrastes trop violents d’ombre et de lumière » alors que les premiers essais de Camille sont « noueux, creusés de noirs profonds, et dramatiques. » La méprise du public sur son talent original ne fera que s’aggraver après ses années à l’atelier de Rodin.

    Correspondance entre les Claudel, mots de Rodin à son élève Jessie Lipscomb, chez qui Camille va loger à Paris, critiques dans la Gazette des Beaux-Arts, échanges de Rodin avec le maire de Calais qui lui a commandé un monument, au fil des pages la vie des deux sculpteurs et de leur entourage prend forme. Auguste et Camille se rencontrent en 1884, il a 23 ans de plus qu’elle. Quand elle accompagne les Lipscomb en Angleterre, leur intimité s’exprime sans détours dans leurs lettres : « D’ici là, je vous prie, travaillez, gardez tout le plaisir pour moi. Je vous embrasse. Camille » (août 1886) 

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    Auguste par Camille : Camille Claudel, Buste d’Auguste Rodin, 1892

    Sans son « Compte-rendu du Salon de 1886 » dans L’Art, Paul Leroi (Léon Gauchez) souligne les qualités de la jeune sculptrice : « Le caractère promet d’être la qualité maîtresse de Melle Camille Claudel. » Ses fusains aussi sont appréciés. Le critique souligne le danger potentiel de l’influence de Rodin, l’importance pour son avenir d’être elle-même « et non un reflet ». Camille aura bientôt son propre atelier au 117, rue Notre-Dame des Champs.

    Rodin lui écrit : « Ma féroce amie, (…) Aie pitié, méchante. Je n’en puis plus, je n’en puis plus passer un jour sans te voir. Sinon l’atroce folie. C’est fini, je ne travaille plus, divinité malfaisante, et pourtant je t’aime avec fureur. » Les lettres de Camille à ses amies sont gaies, pleines d’allant, jusqu’à ce qu’elle se dispute avec Jessie Lipscomb qu’elle accuse d’une conduite « indigne » à son égard (6/7/1887). L’un et l’autre sont admirés aux diverses expositions, les critiques des journaux témoignent de l’intérêt du public. Jules Renard note dans son Journal : « Chez Rodin, il m’a semblé que mes yeux tout d’un coup éclataient. Jusqu’ici la sculpture m’avait intéressé comme un travail dans un navet. Ecrire à la manière dont Rodin sculpte. » (9/3/1891)

    L’été 1891, ils se voient à l’Islette et c’est de là que Camille écrit à Auguste comment elle passe ses journées et aussi « Je couche toute nue pour me faire croire que vous êtes là mais quand je me réveille, ce n’est plus la même chose. Je vous embrasse. Camille. Surtout ne me trompez plus. » Au ministre des Beaux-Arts, elle fait valoir ses mentions au Salon, sollicite une commande en marbre. Rodin la recommande au Courrier de l’Aisne et à d’autres, il lui envoie des mandats pour l’aider.

    Une belle lettre de Camille à son frère Paul Claudel, en décembre 1893, témoigne et de ses difficultés matérielles et de « beaucoup d’idées nouvelles qui [lui] plairaient énormément ». Elle lui décrit quelques groupes, son « grand plaisir à travailler » et ajoute : « Tu vois que ce n’est plus du tout du Rodin, et c’est habillé ; je vais faire des petites terres cuites. Dépêche-toi de revenir pour voir tout ça. » Camille et Auguste se sont séparés, ils se retrouveront en 1895, puis ce sera la rupture définitive.

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    Camille Claudel, L’Age mûr, 1899

    Ce recueil émeut par tout ce qu’il laisse apparaître de la vie des deux artistes et de leur relation si intense, dans la passion, dans la joie, puis dans la douleur. Il intéresse en mentionnant les circonstances de la création de leurs œuvres majeures, les soucis financiers, les complications liées aux commandes – « La Valse » de Camille Claudel d’abord rejetée parce que trop nue, puis admirée dans le tourbillon des voiles autour des danseurs, « La Porte de l’Enfer » d’Auguste Rodin jamais installée mais pivot de son œuvre.

    « Je couche toute nue » donne la parole à ceux qui les entouraient et se souciaient de leur venir en aide – amis, artistes, critiques, admirateurs – et aussi à ceux qui ne comprenaient pas leur audace dans la création et les tournaient en dérision. Cela donne un tableau vivant de leur époque, y compris de la manière dont l’Etat français soutenait les artistes et réagissait aux sollicitations des uns et des autres, influencé par leur succès au Salon.

    Le plus terrible, ce seront les souffrances de Camille une fois qu’elle se persuade d’être persécutée par la « bande à Rodin » et met des cadenas à ses volets, tant elle craint de se voir voler ses sujets. Rodin lui envoie des mandats de manière anonyme pour qu’elle les accepte. Terrible aussi, sa mère inflexible par crainte du scandale : une fois mise à l’asile, Camille n’aura plus droit aux visites ni même à l’envoi de lettres. Son frère Paul laisse passer trop de temps sans la voir – il se le reprochera, beaucoup trop tard.

    Ce livre va rejoindre La robe bleue de Michèle Desbordes, Camille et Paul - La passion Claudel de Dominique Bona, sans oublier Une femme. Camille Claudel d’Anne Delbée, pleine d’empathie pour cette grande artiste au destin tourmenté. Je pense aussi au film de Bruno Nuytten, où Isabelle Adjani et Gérard Depardieu ont incarné ce couple extraordinaire. Il me tarde à présent de visiter le tout nouveau Musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine.