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littérature française - Page 9

  • Vivre de rien

    chantal thomas,souvenirs de la marée basse,roman,littérature française,mère,fille,arcachon,plage,eau,nage,nature,culture« Et quand on décide, comme mes parents, de s’installer définitivement dans une ville de vacances, c’est pour se réfugier dans une forme de vide ou de vacuité. Cela implique que l’on sache vivre de rien, de presque rien, s’illuminer d’un détail, s’enchanter d’une nuance, devenir expert dans le modelage des marées, le tracé mouvant de l’écume, l’alchimie du bleu, le vol des hérons cendrés. Cela suppose que l’on réussisse à garder au fil des jours et des saisons l’insouciance des vacances, la capacité à jouir de l’instant. »

    Chantal Thomas, Souvenirs de la marée basse

  • Energie d'un sillage

    « L’enfant veut une vague salée, le sable. » Chantal Thomas cite Colette avant d’ouvrir ses Souvenirs de la marée basse (2017). L’amer, la mer, la mère. A Nice, en août 2015, le plaisir de nager sous la pluie, par un jour de mauvais temps, la ramène aux plages de sa mère âgée, à Nice ou à Villefranche-sur-Mer, où celle-ci allait régulièrement en train, jugeant sa baie plus protectrice.

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    « L’eau du ciel glisse sur mon front, mes yeux, se sale du sel de ma peau. Et moi qui ai toujours vu en ma mère une femme indifférente à la transmission et en moi-même un être surgi d’aucune sagesse précédente, il m’apparaît soudain qu’à son insu elle m’a transmis l’essentiel : l’énergie d’un sillage qui s’inscrit dans l’instant, la beauté d’un chemin d’oubli, et que, si j’avais quelque chose à célébrer à son sujet, quelque chose à tenter de retracer, c’était, paradoxalement, la figure d’une femme oublieuse. Insoucieuse, non ; mais oublieuse, oui. Était-ce de sa part une force ou une faiblesse ? » (Ouverture)

    Du temps d’Arcachon, sa ville d’enfance évoquée aussi dans De sable et de neige et dans Café Vivre, Chantal Thomas fait un rêve où elle déclare, du haut d’une dune : « Où c’est le plus beau, c’est là où j’habite. » Sa mère, Jackie, était une nageuse obsédée par le sport. Sa grand-mère lui a raconté comment, en juillet, quand ils habitaient près de Versailles, sa mère s’était jetée dans le Grand Canal pour nager, à seize ou dix-sept ans.

    Ses parents, Felix et Eugénie, avaient choisi Arcachon pour leurs vacances en famille, puis pour y vivre à l’âge de la retraite. Quand Jackie était enceinte de Chantal, ils avaient séjourné ensemble à Charavines où elle nageait tous les jours dans le lac de Paladru, « le lac bleu », en se disant « pourvu que les yeux de mon enfant soient de la couleur du lac ».

    Née à Lyon en 1945, Chantal Thomas est bientôt emmenée par ses grands-parents à Arcachon, ses parents n’étant pas vraiment prêts à s’occuper d’elle. Son père n’avait pas trop envie de quitter Lyon où il a participé à la Libération, mais sa mère sera très heureuse de s’installer au rez-de-chaussée de la maison de ses parents et de reprendre son entraînement de nageuse avec son père qui la chronomètre, toujours en compétition avec elle-même.

    Pendant que sa mère nage, sa fille rampe d’une tente à l’autre sur le sable, observe les gens, distingue « les enfants venus d’ailleurs » des « enfants de la plage » qui se mêlent pour jouer. Puis ils ont leur propre maison dans la Ville d’Automne, rue Nathaniel-Johnston. Chez elle, sa mère s’ennuie, elle n’a rien d’une femme d’intérieur. Seule la nage, plus précisément le crawl, la passionne.

    Petite, sa fille ne sait pas nager, n’arrive pas à suivre les leçons de sa mère, mais elle se débrouille, elle flotte très bien en faisant la planche. Elle adore entrer dans l’eau. Sur la plage, elle mesure à quel point sa famille est différente des autres, par exemple de la famille Leçon (!) avec villa blanche, véranda, tourelle et jardin, des gens très « comme il faut ». Ces enfants-là ne jouent pas avec les autres.

    Un jour, il lui vient tout de même une amie sur le sable : Lucile, une petite fille agenouillée dans une baïne, tient une étoile de mer dans la main et la lui offre : « C’est un cadeau de la princesse du Palais des Mers. » Fille d’un professeur de lettres, Lucile lui raconte la révolte de la princesse maltraitée par un géant, « le maître des dunes », la guerre puis la réconciliation entre le sable et la mer. Leur complicité est immédiate. Elles ne pensent qu’à se retrouver, gardent le secret sur leurs agissements, vont ensemble au club de natation et de gymnastique. Puis vient le temps de se dire : « A l’été prochain ! »

    Chantal Thomas, parlant de Jackie, ne disait pas « maman » mais « ma mère », ce que celle-ci regrettait ; elle-même disait « maman » à la sienne. Mais ce mot tendre ne convient pas à leurs rapports, toujours un peu distants. Ecolière, la petite Chantal a du mal à l’école, ce lieu « où il y a toujours quelqu’un pour vous dicter ce qu’il faut faire et ne pas faire. » L’uniforme la met « en nage », elle préfère de loin se déshabiller pour nager.

    Souvenirs de la marée basse, ce sont aussi les souvenirs de leurs failles : son père enfermé dans le silence, sa mère angoissée, dépressive, courant les médecins. Leur dernier été à Arcachon, sa fille l’entend dire qu’elle n’en peut plus. Puis, le 2 janvier, son père meurt soudain à quarante-trois ans. « C’est de cette matière mate et sourde, de ce tombeau d’avant l’heure, que je dois extraire mes propres mots, effectuer, homonymes et synonymes réunis, la lente percée de mon langage. C’est dans la ruine des sables et l’impossibilité à dire que je dois chercher ma force. »

    Dans « Autres rivages », on découvre comment sa mère réagit, revit en déménageant à Menton, puis à Nice, toujours à la recherche de « sport, vacances, joie, soleil », comme avait écrit le grand-père de Chantal Thomas sur l’album de famille. Comment, aussi, elle oublie.

  • Café Vivre

    Chantal Thomas a réuni dans Café Vivre (2020), sous-titré Chroniques en passant, les chroniques mensuelles qu’elle a écrites pour le journal Sud Ouest de 2014 à 2018 (avant la pandémie). De sable et de neige m’a donné envie de la lire plus avant. L’épigraphe du recueil est si belle que je la reprends :

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    « Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent […] Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur. » (Nicolas Bouvier, L’Usage du monde)

    Dans sa préface, la chroniqueuse invite à lire Café Vivre « comme un journal de voyage, si l’on croit que chaque matin contient une occasion de départ et une chance d’aventure, émotive, intellectuelle – la recherche d’une certaine qualité de vibration. » On y trouvera « la ronde des saisons », y écrit-elle, avec un clin d’œil à Bonnard pour les notations atmosphériques de ses agendas (« beau nuageux », « beau orageux »…) et à Sei Shônagon pour ces « Choses qui ne font que passer » (Notes de chevet).

    Le titre du recueil, elle l’a trouvé à Kyoto parmi les noms de cafés et de magasins en français. Elle avait ses habitudes au Bon Bon Café, au bord de la rivière Kamo, avant de découvrir et d’adopter le Café Vivre. De nombreuses chroniques sont consacrées à ses destinations de voyage. Elle écrit sur Arcachon, où la maison de ses grands-parents, vendue, peut se louer pour des vacances, sur Paris, Bordeaux, New York, « la ville [qu’elle] aime entre toutes ».

    On retrouve New York dans plusieurs chroniques : Dans l’ombre des gratte-ciel où elle décrit la « ville debout » (Céline) et l’East Village, Alphabet City en particulier. Le taxi-salsa de New York. Washington Square Park. Le Metropolitan. La Frick Collection où il y a tant à admirer, notamment une série de Fragonard, musée qui appartient à l’espèce rare des « musées qui suscitent l’envie d’y habiter » (Rites d’arrivée : visite à la Frick Collection). Les huîtres au Grand Central Oyster Bar.

    Ses sujets sont très variés : voyages, couleurs, fêtes, rites – « J’ai dans les lieux qui me sont chers des rites d’arrivée » (Café Nerval) –, personnages historiques, peintres, opéra, lectures, musées et expositions, cinéma, restaurants, parcs… On se réjouit de la lire à propos d’écrivains qu’on aime ou sur des sujets familiers ; elle attise notre curiosité sur ceux qu’on ne connaît que de loin. « Pour qui aime lire, le voyage immobile est là, toujours accessible. » (Nos livres de chevet

    L’émotion du vert tendre est de saison : Chantal Thomas nous apprend qu’au Moyen Age, on devait avoir avec soi, en mai, « un rameau vert, une petite branche de feuillage, cueillie de frais chaque matin ». La personne qui n’en avait pas était aspergée d’eau ou recevait un gage. Du passé d’Arcachon, avant le XIXe siècle, des peintures et des vitraux de la chapelle des marins de l’église Notre-Dame racontent la saga d’un franciscain, Thomas Illyricus, fondateur de la première chapelle d’Arcachon et d’un pèlerinage à Notre-Dame-du-Bon-Secours (L’ermite d’Arcachon). A la recherche de livres éclairants, elle s’émerveille de Frère François de Julien Green (Sur les traces des moines mendiants).

    Bien sûr, notre époque est observée : « notre frénésie de contacts ininterrompus » grâce au smartphone (Rester en contact), le plaisir de lire (qui se perdrait) et les femmes « en train de lire » en peinture (Le besoin de lire), le désir des Japonais pour la propreté (L’année du Singe au Japon) et « la dominante éclatante du rouge » à Taipei (Rouge feu : l’année du Singe à Taïwan). Chantal Thomas aime Paterson, le film de Jim Jarmusch, et les écrits de Patti Smith, grande amatrice de cafés – rappelez-vous M Train.

    Et Paris ? Les reines du Luxembourg m’a donné envie d’aller m’y promener à la recherche des statues de « vingt reines, saintes et dames illustres », dont celle de George Sand, « seule et peu visible ». A la fin du livre, après une bibliographie joliment intitulée « Horizon de lectures », on trouve (fait rare, il me semble) la liste des « Crédits » envers les éditeurs de tous les livres cités, des © habituellement réservés aux images.

    Café Vivre permet d’approcher les centres d’intérêt de Chantal Thomas et d’apprécier la langue claire de cette admiratrice de Barthes. Celui-ci préférait le séjour au voyage, vivait à Paris et dans le Sud-Ouest dont il aimait la lumière : « Il suffit, pour habiter le monde, de savoir rendre grâce à sa changeante beauté. » (Les deux pôles de Roland Barthes)

  • Normale

    Lafon La petite communiste Actes sud.jpg« STRASBOURG. Ils disent : elle n’est plus l’écolière qu’on notait d’un 10 sur son cahier de gym et qui jouait à la poupée devant la planète entière. Ils notent : elle a coupé ses couettes et rangé ses rubans, ses formes gonflent son maillot. Ils font preuve d’indulgence : la croissance est un « moment de relâche très compréhensible », elle a « attrapé » seize ans, après tout. Ils comptent : une médaille d’or à la poutre, une chute aux barres, moins de rapidité au saut même si elle a perdu cinq kilos cet été avant de venir. Ils s’émerveillent : avez-vous vu cette Portugaise qui ne pèse que vingt-neuf kilos !
    La jeune femme sera convoquée devant eux tous rassemblés dans la salle de presse, sévères. Ils attendront des larmes et des excuses, elle sourira pour les amadouer : « Heureusement que j’ai changé, à Montréal, j’avais quatorze ans. Je suis tout à fait… normale pour mon âge. »

    Lola Lafon, La petite communiste qui ne souriait jamais

  • La petite gymnaste

    Il y a presque un demi-siècle, aux Jeux Olympiques de Montréal en 1976, une petite gymnaste roumaine éblouissait le monde entier. La petite communiste qui ne souriait jamais (2014) de Lola Lafon est un roman, pas une « reconstitution historique de la vie de Nadia Comaneci », précise-t-elle dans l’avant-propos. Elle a respecté les dates, lieux et événements et « pour le reste […] choisi de remplir les silences de l’histoire et ceux de l’héroïne ».

    Lafon La petite communiste Babel.jpg

    Le roman suit le parcours de Nadia C. de 1969 à 1990. L’échange (en italiques) entre la narratrice et  la gymnaste reste « une fiction rêvée » où l’autrice a intégré quelques passages de son autobiographie (Letters to a Young Gymnast, 2011). C’était exceptionnel : à quatorze ans, la petite Roumaine, « sa queue de cheval de travers », découvrait au tableau d’affichage « ce terrible 1 sur 10 » en chiffres lumineux – un virgule zéro zéro qui signifiait un dix ! – une note inédite en gymnastique aux JO, non prévue dans le système.

    On lui ajoute trois contrôles antidopage supplémentaires. C’est un « séisme géopolitique » pour les Soviétiques qui craignent l’humiliation. « La grâce, la précision, l’amplitude des gestes, le risque et la puissance sans qu’on n’en voie rien ! » Elle est « la petite fée communiste qui ne souriait jamais », une « Lolita olympique » qui fait vieillir d’un coup ses concurrentes et récolte les médailles d’or.

    Des vidéos en ligne permettent de revoir ces incroyables performances. Lola Lafon n’avait alors que deux ans, je me suis demandé pourquoi elle avait décidé d’écrire sur ce sujet. La Roumanie des Ceausescu, elle l’a connue, elle a grandi sous le régime communiste. Comme Nadia C. qui va fuir son pays en 1989, elle se montre critique aussi envers les pays occidentaux : « La liberté des pays capitalistes, je me suis assez vite rendu compte que c’était bidon, il y avait le pouvoir du porte-monnaie, c’est tout. » (Libération, 2003)

    Je lis les récits de Lola Lafon à rebours de la chronologie. Elle a passé une  nuit au musée Anne Frank (Quand tu écouteras cette chanson), celle-ci a commencé à écrire son journal à l’âge de treize ans. Cléo est encore plus jeune quand elle entre à l’école de danse (Chavirer). Patricia Hearst a dix-neuf ans quand on l’a enlevée (Mercy, Mary, Patty). Les thématiques sont voisines, bien que les sujets soient différents : des héroïnes jeunes, le passage délicat de l’adolescence. 

    En racontant les entraînements, les régimes, la discipline imposés à Nadia C. et aux autres gymnastes entraînées par Béla et sa femme Marta à « l’école expérimentale [d’Onesti] qui formera l’élite des gymnastes socialistes », Lola Lafon décrit l’engagement physique et en même temps la volonté formidable de la petite : « Parfois, Béla craint qu’elle ne soit malade, cette pâleur silencieuse, ce regard fixe que contredit l’acharnement de ce corps minuscule à sans cesse décortiquer la difficulté de l’exercice jusqu’à sa digestion totale. Anaconda d’un risque dont on ne la nourrit jamais assez. »

    La petite communiste qui ne souriait jamais, « récit de haute voltige » (La presse), décrit dans tous ses aspects la vie d’une sportive de haut niveau, les hauts et les bas, les rivalités, le rôle des médias, les revers de la célébrité. Lola Lafon s’est appuyée sur une vaste documentation pour retracer une partie de la vie de Nadia Comaneci, au-delà même de sa retraite sportive en 1981. Ce roman montre les coulisses de ses incroyables performances et tente aussi de saisir sa personnalité, volontaire et secrète.