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juifs - Page 2

  • L'ami charlatan

    Est-ce une bonne idée de faire connaissance avec Isaac Bashevis Singer (1904-1991) avec Le charlatan ? L’éditeur signale que ce roman paru en feuilleton dans un quotidien yiddish de New York (1967-1968) était signé d’un pseudonyme, qu’on « ignore quand il l’a écrit » et « qui l’a traduit en anglais ». C’est le tapuscrit retrouvé de cette traduction, annoté de la main de Singer, qui a été traduit en français par Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay. Le prix Nobel de littérature 1978 a souvent exprimé sa volonté d’être traduit à partir de la version anglaise de ses livres, comme c’est le cas ici.

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    Source : « Was Isaac Bashevis Singer Religious? » by David Stromberg (Tablet, 24/7/2017)

    Isaac Bashevis Singer a émigré aux Etats-Unis en 1935, à peu près à l’époque où se situe l’intrigue du Charlatan. Ses personnages sont en situation précaire, des réfugiés juifs polonais vivant à New York dans un pays « au bord de la guerre ». Eux ont réussi à fuir le nazisme mais ils ont encore de la famille là-bas et sont souvent sans nouvelles des leurs. Certains se sont vite débrouillés pour s’enrichir, d’autres vivotent ou vivent à leurs dépens.

    Ainsi Morris Calisher, prospère dans l’immobilier, deux enfants, s’est marié après le décès de sa première épouse avec Minna. Descendant d’une famille très pieuse, Calisher aide financièrement son ami Hertz Minsker, fils du rabbi de Pilsen, et l’encourage à entreprendre, pour lui-même et pour sa femme Bronia (qui a laissé mari et enfants à Varsovie) qu’il a aidés à venir en Amérique. Hertz Minsker, « grand, maigre, pâle », « éternel étudiant », philosophe sans diplôme, incapable de parler une autre langue que le yiddish, n’est pas du genre à se lancer dans les affaires.

    « On racontait qu’il travaillait depuis des années à un chef-d’œuvre qui éblouirait le monde, mais jusque-là, personne n’en avait rien vu. » Cet érudit prononce des discours éblouissants et multiplie les liaisons avec des femmes. Chaque fois que Calisher l’avait retrouvé quelque part en Europe, Hertz « se débattait dans une situation compliquée », toujours à court d’argent et lui disait : « Je suis un charlatan ! Toi, Moshele, tu connais l’amère vérité. »

    Ce que Morris ignore, c’est que son ami couche avec Minna, sa femme. Et le soir, quand Bronia s’endort, fatiguée de son travail à l’usine, si sa logeuse Bessie Kimmel l’invite à une séance d’occultisme, Hertz ne refuse jamais. Non qu’il croie à son don de communiquer avec les esprits, mais il apprécie la présence troublante d’une jeune femme probablement payée pour jouer le rôle d’un spectre familier qui vient l’embrasser.

    L’arrivée à New York de Krimsky, le premier mari de Minna, qui voudrait vendre un tableau à Calisher (Krimsky fait commerce de faux), va précipiter ce petit monde dans l’angoisse : Calisher craint que Minna revoie cet homme et lui mente, avant de découvrir qu’en réalité, c’est ce cher Hertz qui est son amant. Leur situation à tous chavire, ajoutant à la catastrophe du nazisme et de l’exode juif une succession de drames intimes. « Tout cela se transforme en une gigantesque farce, un méli-mélo de folie », comme se dit lui-même Hertz.

    Rendez-vous manqués, quiproquos, mensonges, déclarations, disputes, réconciliations ou séparations, tout se met à tourner fou. Une des amoureuses de Hertz résume bien son cas : « Vous êtes quelqu’un d’important, mais en apparence aussi un cynique. Pour vous, l’amour n’est rien de plus qu’un jeu. Vos paroles – comme vous l’avez précisé pendant votre conférence – sont comme des promesses, sans rien de concret derrière. Si c’est le cas, mieux vaut ne pas perdre notre temps. »

    Les références au judaïsme sont prises dans un tourbillon de pensées tantôt pieuses, tantôt hérétiques. Croire et prier dans un monde bouleversé par la guerre et l’antisémitisme est si difficile. Tout est remis en question, y compris le sens du péché ou de la culpabilité. La personnalité du charlatan, un homme qui change de cap dès qu’une occasion se présente – une femme, le plus souvent – et qui vit au jour le jour, est assez bizarre, voire loufoque.

    Les paroles excessives, l’agitation, les mascarades sociales, les perturbations continuelles forment une sorte de chaos à l’intérieur même du chaos de la guerre. C’est si souvent grotesque que je suis restée à distance, en particulier de ce « don juan déboussolé » (Le Monde), de ce « bonimenteur érudit » (Le Figaro) qu’est ce charlatan, un séducteur non dépourvu de misogynie. Au bout de ma lecture, je me dis que j’aurais dû aborder ce roman dans un autre esprit, comme on s’amuse des jérémiades d’un Woody Allen en pleine autodérision.

    Ces quatre cents pages pleines de péripéties et de dialogues se lisent facilement, on y reconnaît le style du conteur yiddish Isaac Bashevis Singer, décrit comme un « mélange d’humour, de grotesque, de noirceur et de fantaisie narrative et verbale » dans Wikipedia. J’y lis aussi que cet écrivain explore la notion de spiritualité et d’identité, « faisant de l’individu juif un être en proie aux doutes, déchiré entre le respect de ses traditions et la volonté d’assouvir ses passions dans une société où il cherche à s’imposer sans jamais trouver sa place. » Tout à fait ça.

  • Sur la rive du Pruth

    Coup de cœur pour un des derniers romans de Aharon Appelfeld (1932-2018), Mon père et ma mère (2013, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti en 2020). La préface d’Histoire d’une vie, autobiographie qui avait obtenu le prix Medicis étranger en 2004, donne des indications qui peuvent s’appliquer aussi à ses romans : « Les pages qui suivent sont des fragments de mémoire et de contemplation » ou « Dès mon enfance, j’ai senti que la mémoire était un réservoir vivant et bouillonnant qui me faisait palpiter. »

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    Confluent du Pruth et de la Ciuhur (Wikimedia commons)

    Voyez la phrase d’ouverture de Mon père et ma mère : « Sur mes chemins d’écriture, je retourne sans relâche dans la maison de mes parents, en ville, ou celle de mes grands-parents, dans les Carpates, ainsi que dans les lieux où nous avons été ensemble. » Appelfeld n’écrit pas des livres de souvenirs, acte antiartistique à ses yeux. Mais « la création est toujours liée au mystérieux regard de l’enfant en soi ».

    Chaque été, les parents d’Erwin, dix ans, le narrateur, louent une isba sur la rive du Pruth pour un mois à Nikolaï, un paysan méfiant envers les Juifs mais qui les juge honnêtes. Ses parents et lui passent la matinée « à nager et bronzer sur la rive ». Excellents nageurs, ils l’encouragent à se muscler et à vivre sainement. Ce qui passionne Erwin là-bas, c’est le spectacle des gens, leur comportement dans ce « paysage pastoral au pied des Carpates », villégiature appréciée de la bourgeoisie juive.

    Il y a P., « une femme qui se prélasse du matin au soir » ; l’homme à la jambe coupée ; le docteur Zeiger que tout le monde sollicite, malgré qu’il soit là pour se reposer ; l’écrivain Karl Koenig, qui reste enfermé pour écrire… Le père d’Erwin, « un homme sourcilleux », est vite agacé par la présence des autres, Juifs ou non-Juifs, il recherche la solitude. Sa mère, au contraire, est comme son fils « fascinée par le spectacle sur la rive. »

    Avec sa mère, Erwin peut parler de tout. Elle a gardé, sinon la foi de ses parents, des croyances et le goût de la communauté, alors que son père rejette la religion et déteste la faiblesse. Etonnements, peurs, chagrins, émerveillements, rêveries de l’enfance apportent à l’écrivain qu’Erwin est devenu leur vitalité. La rivière des vacances est « une mine » dont il extrait « des éclats lumineux ».

    « Mes parents aiment les eaux du Pruth, mais ils sont plus détendus en montagne. » Nikolaï leur fournit deux chevaux et un poulain pour aller dans les bois, jusqu’à un lac noir où leurs montures s’abreuvent. Son père se radoucit au contact des animaux. En cette fin des années 1930, l’air est chargé de rumeurs de guerre et de craintes. Pour lui, ils devraient se préparer à émigrer vers l’Ouest pour échapper à la population hostile qui les entoure, mais son épouse n’est pas prête à abandonner sa maison.

    En commençant à lire Mon père et ma mère« My parents » en anglais –, j’ai repensé à la toile où David Hockney a peint sa mère souriante, tournée vers lui, tandis que son père est absorbé par sa lecture. Cela correspond assez bien aux parents d’Erwin : la mère regarde son fils et l’encourage, le père préfère s’instruire ou critiquer. « J’ai apparemment hérité de ma mère le goût de l’écriture, l’ouverture aux autres, l’émerveillement, la capacité à accepter la réalité sans se plaindre, à donner sans demander pourquoi. »

    Beaucoup des personnages qu’ils croisent sont attachants, observés par Erwin avec bienveillance, comme Yulia, sa tante qui vit éloignée du monde dans un endroit isolé de cette région, où elle s’occupe de son potager et passe son temps avec Mann, Flaubert ou Proust. Ou Gusta, une amie de sa mère – « j’aimais la mélodie de leur conversation ». Ou encore « une femme menue » si émue de retrouver le père d’Erwin avec qui elle jouait quand ils avaient cinq ans ; elle l’a tout de suite reconnu, lui pas, mais il sera très touché des souvenirs qu’elle ravive. L’amour filial irrigue la manière dont Appelfeld décrit tout cela, même si l’atmosphère du roman est celle des dernières fois, du bouleversement qui menace, de l’interrogation sur ce que c’est qu’être Juif.

    A dix ans, Appelfeld, ami de Philip Roth, était un enfant juif évadé du camp où il avait été déporté. Pris dans la tourmente de la Shoah, il avait d’abord perdu sa mère, tuée en 1940, puis connu le ghetto, la séparation d’avec son père, la déportation ; il entamait sa survie. Dans un beau portrait de l’écrivain paru dans Le Temps, Eléonore Sulser écrit après sa mort : « Mais ce qui frappe en lui, et dans chacun de ses livres, c’est cette quête ininterrompue d’humanité. Comme si, après que son monde a explosé dans une effroyable catastrophe, il s’attachait à en recueillir les fragments intacts, les moments de vie vraie, les souvenirs heureux, et surtout les instants de grâce afin de les faire briller avant de les placer en pleine lumière. Aharon Appelfeld capture des étincelles d’humanité et nous les restitue. »

  • Signer

    damas,jacky,roman,littérature française,belgique,tolérance,juifs,chrétiens,musulmans,école,adolescence,amitié,culture« Le lierre a laissé un espace sur le mur que j’agrandis en cassant des branches à mains nues. Le mur est gris. J’hésite. Finalement je choisis blanc. Je prends mon temps pour que ce soit soigné. Je commence par : Là-bas je suis parti. Quand je suis rentré tout était mort. La vie est revenue avec Jacky. En refermant le pot, je m’en fiche plein les baskets. « Merde ! » Jacky crie que ça partira au white spirit. Je viens m’allonger à ses côtés : « Alors ? » Mon pote sourit : « Cool. » On reste longtemps à regarder notre taf. « Faut signer maintenant ! » Je le regarde : « Tout le monde saura que c’est nous. » Il éclate de rire, se lève, saisit un pinceau, ouvre le pot de peinture noire et inscrit « Jewish Rebel » tout en bas, à droite de la tête bleue, puis il me le tend, je reste quelques instants immobile, cherchant un nom qui me ressemble, soudain, ça vient et je trace « Muslim Monster » au-dessous de la signature de Jacky. »

    Geneviève Damas, Jacky

    Source de la photo (détail) :  Le village de Doel - Photographies de Sylvain Mary

  • Ibra et Jacky

    Geneviève Damas – beaucoup d’entre nous ont aimé son premier roman, Si tu passes la rivière (2011) – signe cette année Jacky, un roman qui sonne juste sur un sujet délicat, sans tomber dans les stéréotypes : la rencontre entre un jeune musulman (revenu du djihad) et un garçon juif de son âge. Jacky est aussi le titre donné par Ibrahim Bentaieb, dix-huit ans, à son travail de fin d’études (TFE) secondaires. Son professeur titulaire de classe a bien insisté : pour obtenir son diplôme, il lui faudra non seulement réussir ses trois examens de passage, mais aussi lui remettre un travail sur n’importe quel sujet qui l’intéresse, avant la délibé du mois d’août.

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    Rien ne l’inspire, à part Jacky, qu’il a rencontré en janvier. A la fin du premier trimestre, la prof de français avait annoncé à ses élèves, musulmans pour la plupart, que pour lutter contre la montée des intolérances à la suite des attentats de Paris et de Bruxelles, ils participeraient à une journée d’activités avec une classe de catholiques et une classe de Juifs, pour « éprouver la tolérance » entre eux. (Damas a animé un atelier d’écriture sur ce thème : « Oser l’espoir ».) Peu enthousiastes, certains garçons avaient d’abord pensé à se procurer un certificat médical pour y échapper, mais ils étaient tout de même arrivés au Centre culturel laïc juif, « un lieu sous surveillance militaire au centre de Bruxelles ».

    Arielle, écrivain et organisatrice, les avait accueillis un par un, distribué des autocollants avec leur prénom, puis les élèves avaient été répartis en groupes dans différents locaux, ensuite en « binômes » : « Ibrahim ira avec Jacky ». Il espérait tomber sur un catholique, mais « un minus aux cheveux noirs » lui avait alors souri et tendu la main : ils avaient trois quarts d’heure pour faire connaissance. « C’était juste un garçon comme moi. Disons qu’il n’était pas différent de ce que j’aurais été si cela [qu’on découvrira plus tard] ne m’était pas arrivé. » 

    « Mon portrait de Jacky » – chacun devait rédiger le portrait de son interlocuteur sans le nommer, texte qui serait lu par quelqu’un d’autre – permet au lecteur de situer le personnage éponyme ; celui qu’il a fait d’Ibrahim ne viendra qu’à la fin du roman, comme indiqué sur le plan qui précède l’introduction. Quand Jacky Apfelbaum lui propose de rester en contact sur les réseaux sociaux, il lui a répondu qu’il ne pouvait plus les utiliser et donné son numéro de téléphone.

    Pour participer au voyage de fin d’année, Ibrahim a dû d’abord parler avec son assistante de justice et attendre l’autorisation de la juge. A son retour de Rome, il reçoit un texto de Jacky : « On se voit ? » Il file en vélo à leur rendez-vous au Bois de la Cambre, la première d’une série de rencontres où ils font connaissance et se découvrent plus proches qu’ils ne l’auraient cru ; ils deviennent amis. Ensemble, ils s’inscrivent aux vingt kilomètres de Bruxelles, vont « graffer » à Doel (la passion de Jacky). L’un habite Schaerbeek, l’autre Uccle, mais le jeune Juif de milieu aisé envie « Ibra » dont les parents sont plus présents que les siens.

    Geneviève Damas fait raconter par Ibrahim, étape par étape, le développement d’une amitié a priori improbable. Tout n’est pas idyllique dans leur relation, mais l’émotion surgit à maintes reprises et on s’attache aux deux protagonistes. Ibra et Jacky ont chacun leurs problèmes personnels et on se prend à espérer, quand les embûches se présentent, qu’ils arrivent à surmonter ce qui pourrait les éloigner l’un de l’autre.