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histoire - Page 7

  • Le jour du fracas

    Dans Crions, c’est le jour du fracas !, Héloïse Guay de Bellissen, qui sait écrire hors des sentiers battus (Dans le ventre du loup (à présent en Pocket), Le dernier inventeur), raconte avec force ce que peut l’esprit de rébellion à travers deux histoires vraies : celle de la bande dont elle a fait partie dans les années 90 et celle des adolescents du drame de 1866 dans un pénitencier pour mineurs de l’île du Levant, en face d’Hyères.

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    Les ruines du pénitencier sur l'île du Levant (Photo Var Matin)

    La « meute de mômes » d’Héloïse, c’étaient « ceux de la Table » à La Seyne sur mer : fringues fluo, roller, joggings, pulls à capuche, Palladium aux pieds – « On avait une vie colorée et déjà des esprits contrôlés par les marques, la société de consommation nous ouvrait les bras. » Leurs parents avaient connu une société en pleine mutation après la Seconde Guerre mondiale, puis « les vagues de divorces » ont laissé de nombreuses mères au foyer « vraiment seules ».

    « Alors pour nous, les adolescents, ce monde en mouvement qui ressemblait à un ouroboros signifiait clairement qu’il n’y avait pas de futur, même le mot n’existait pas à la Table. » La Table, c’est un banc de pierre circulaire où ils se retrouvaient, Rahan, Don, Seb’s, John et Yoko, Lisa, Romane, Rom’s et Grand Mika, au milieu d’un lotissement. « On détestait le monde entier et en même temps on voulait l’être, l’incarner et lui mettre le feu. »

    Don et Seb’s les y rejoignent un jour après le cours d’histoire que les autres ont séché : « Eh bien, vous avez loupé un putain de cours ! » Les autres ne le croient pas, jusqu’à ce qu’ils leur rappellent leur visite à l’île du Levant l’année précédente : « Ces gamins-là, c’est nous ! Je vous jure ! Mais vous êtes trop cons pour le comprendre ! » Grand Mika récolte en retour une insulte qu’ils ne comprennent pas : « T’es qu’un Boule-de-neige, GROS Mika ! »

    Boule-de-neige était le surnom du petit Léon Cazale à la colonie pénitentiaire. Avec sa sœur, ce gavroche amusait les passants sur les trottoirs toute la journée, pendant que leur mère « recevait » dans l’unique pièce de leur logement ; il volait des fruits, des fleurs à l’occasion et finit par se faire arrêter. Peu avant ses douze ans, il est envoyé en maison de correction sur l’île du Levant. Ce sera lui le narrateur de la vie au pénitencier, où on rééduque les gamins par le travail agricole et une discipline de fer.

    Héloïse Guay de Bellissen reconstitue la vie de ces mineurs sur l’île du Levant et l’incendie de 1866 où treize d’entre eux ont péri, lors d’une révolte fomentée par Condurcer, seize ans, le chef des incendiaires. On découvre comment celui-ci a pris Boule-de-neige en grippe, le considérant par erreur comme un traître à sa cause. C’est Condurcer qui, le jour du drame, emmène les rebelles dans la réserve des cuisines et pousse le cri qui donne son titre au roman : « Enfants ! Crions ! C’est le jour du fracas ! »

    L’alternance des deux récits est très réussie. La romancière raconte les années 1990 dans un langage argotique qui colle parfaitement à ces drôles d’oiseaux bien décidés à ne pas filer droit et à inventer leurs propres codes. Pour l’histoire du pénitencier, elle a opté pour un style classique et cite des extraits du dossier judiciaire. A nous de découvrir les points communs et les différences entre ces deux histoires qui se sont déroulées à plus d’un siècle de distance. Certains s’en sortent, d’autres pas.

    Après le premier confinement, Héloïse Guay de Bellissen a eu envie d’écrire sur la période de sa vie où elle s’est sentie la plus libre. Crions, C’est le jour du fracas ! excelle à rendre la passion de la liberté et l’intransigeance de la jeunesse – on se souvient qu’elle a lu et relu Antigone – tout en montrant les impasses, souvent dramatiques, auxquelles peut mener la rébellion quand on n’arrive pas à trouver une voie possible pour exister.

  • Nord-Midi

    schuiten,peeters,bruxelles,un rêve capital,album,beau livre,histoire,architecture,urbanisme,culture,dessin« Parfois, on pourrait croire que Bruxelles n’est formé que de gares, que la capitale tout entière n’est qu’un lieu de passage destiné à être traversé au plus vite. Il est vrai que c’est de Bruxelles, le 5 mai 1835, qu’est parti le premier train du continent européen, reliant la capitale à la ville de Malines, vingt-deux kilomètres plus loin. Comme le réseau ferroviaire belge s’étend rapidement, la petite gare de l’Allée Verte ne suffit plus. On construit la gare du Nord, puis celles du Luxembourg et du Midi.
    Très vite, certains édiles bruxellois suggèrent de créer une liaison directe entre la gare du Nord et celle du Midi, avec une gare centrale au cœur de la ville. »

    (La Gare Centrale ne sera inaugurée qu’en 1952 par le jeune roi Baudouin, « au milieu d’un paysage urbain chaotique ».)

    Schuiten-Peeters, Bruxelles, un rêve capital (La jonction Nord-Midi)

    © François Schuiten, La Type 12 – Pont, 2017

  • Enfants de Bruxelles

    Schuiten et Peeters signent ensemble Bruxelles, un rêve capital, à ne pas confondre avec Brüsel (5e album des Cités obscures, 1992), la bande dessinée où ils avaient dénoncé dans une fiction apocalyptique ce qu’on appelle la « bruxellisation » : la destruction d’une ville « livrée aux promoteurs au détriment du cadre de vie de ses habitants, sous couvert d’une « modernisation » nécessaire » (Wikipedia).

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    Bruxelles, un rêve capital offre une plongée dans une ville bien réelle, racontée par Benoît Peeters et dessinée par François Schuiten, qui se considèrent tous deux comme des « enfants de Bruxelles ». Leur amour de notre capitale si diverse, ils en ont témoigné aussi en sauvant la Maison Autrique, œuvre de jeunesse de Victor Horta, ou, plus récemment, en œuvrant à l’aménagement de Train World, dont on doit la scénographie à François Schuiten (des pages y sont bien sûr consacrées).

    Leur nouveau livre propose « une traversée tout à fait subjective de l’histoire de Bruxelles », dont ils évoquent librement des moments, des lieux, des personnages marquants. Il suffit de le feuilleter sur le site de l’éditeur pour apprécier la beauté des illustrations pleine page (les deux premières montrent le mât de Lalaing et l’avenue Louis Bertrand). Parfait pour découvrir Bruxelles dont tous les charmes ne se dévoilent pas en un seul jour, jouissif pour ceux qui y vivent sans être forcément conscients de son passé et de son évolution urbanistique.

    « La Belgique est un livre d’art magnifique dont, heureusement pour la gloire provinciale, les chapitres sont un peu partout, mais dont la préface est à Bruxelles et n’est qu’à Bruxelles. » Cette phrase de Fromentin (dans Les Maîtres d’autrefois) mise en épigraphe est la première des nombreuses citations qui accompagnent l’ouvrage au fil des pages.

    En 1830, Bruxelles ne comptait que cent mille habitants (nous sommes douze fois plus en région bruxelloise actuellement). De grands travaux l’ont fait « devenir une capitale », comme la construction des Galeries Royales Saint-Hubert, du Palais de Justice monumental (au cœur de la bédé Le dernier pharaon), les aménagements urbanistiques lancés par le roi Léopold II, etc.

    Parmi les réalisations les plus réputées dans la capitale belge, on s’attendait moins à l’ascension du « Géant » de Nadar en 1864 au Botanique qu’à l’épanouissement de l’art nouveau avec Victor Horta ou à l’édification du Palais Stoclet, le chef-d’œuvre de Josef Hoffmann – j’espère comme tant d’autres pouvoir le visiter un jour. Au XXe siècle, voici « L’expo 58 » puis l’arrivée du Parlement européen…

    J’ai aimé voir mis à l’honneur, en plus des architectes ou des artistes, le génial Paul Otlet et son Mondaneum – l’inventeur de la Classification Décimale Universelle si utile en bibliothèque. Schuiten et Peeters ont bien sûr casé leurs favoris dans cette galerie aux trésors bruxelloise. On apprend que la « rue du Labrador », la première adresse (fictive) de Tintin, est devenue réalité à Louvain-la-Neuve, c’est la rue du musée Hergé.

    « Les raisons de critiquer Bruxelles sont nombreuses, connues, presque trop évidentes. Mais les raisons de l’aimer sont bien réelles, même si elles sont plus discrètes », concluent-ils, en rappelant que la ville est sans doute l’une des plus vertes d’Europe. Bruxelles, un rêve capital est un bel album à placer sous le sapin ou dans sa bibliothèque, pour s’y promener et pour rêver de la ville magnifiée par François Schuiten, entre réalisme et fantastique.

  • Frankie

    penda diouf,pistes,sutures,théâtre,littérature française,récit de vie,namibie,histoire,culture,colonisation allemande,afrique,frank fredericks,hendrik witbooi« Est-ce à ce moment que mon voyage a commencé ? Lorsque Frankie, sur la ligne de départ, réagissant à l’appel de son nom, lève la main et salue la foule d’un air humble, digne, sans cette assurance toute américaine de celui qui sait qu’il va pouvoir ralentir avant la ligne d’arrivée tellement il domine la discipline. Il ne fait pas le show, non. Il est là pour se battre. Il est là pour allonger ses jambes, happer la piste, grignoter petit à petit l’espace qui le distancie de l’Américain Carl Lewis, du Barbadien Ato Boldon ou du Canadien Donovan Bailey. C’est gagner centimètre après centimètre son droit à monter sur le podium, même en deuxième position. C’est courir, le plus vite possible. »

    Penda Diouf, Pistes…

  • Penda Diouf, Pistes...

    « Te souviens-tu des dunes ? Te souviens-tu des dunes de Namibie ? Te souviens-tu des dunes de Namibie et du roulis du sable sur leur flanc ? De la mélodie de leur flanc ? De l’aine des dunes de Namibie d’où s’écoulent des grains de sable, égrainés un à un, roulant sur eux-mêmes. Précipités dans la chute de reins vertigineuse de la dune, ils brûlent d’impatience de rouler sur le sol, loin de leur point d’origine. » Ainsi commence le prologue de Pistes… (2017) suivi de Sutures, de Penda Diouf.

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    Penda Diouf, écrivaine et directrice d’une médiathèque en banlieue parisienne.
    © Damien Grenon pour Jeune Afrique

    Ce texte fort m’a fait découvrir une autrice de théâtre française, née à Dijon en 1981, sénégalaise par naturalisation. Elle l’a écrit pour la SACD dans le cadre du projet Les Intrépides sur le thème du courage. « You are a brave woman » lui disait-on souvent dix ans plus tôt en Namibie où elle voyageait seule : le « je » du texte est issu de cette expérience.

    Dès le prologue apparaît le thème de la colonisation allemande en Namibie (1884-1915) : « Et quand tu viens, touriste, dévaler Crazy Dune, batifoler sur les flancs rouges de Big Mama, surfer sur sa croupe rebondie, n’oublie pas le chant du grain de sable. N’oublie pas ce cri muet de l’abandon, de la tristesse et de l’oubli. Ce chant du siècle dernier qui résonne encore aujourd’hui. »

    Les textes de Pistes… sont reliés par des gestes de couture et de chirurgie : « Rassembler les tissus d’histoire épars, patchwork cousu d’intime. » Le fil du récit commence à la maternelle, quand la petite Penda, « différente », apprend à rester en marge, à ne pas briller surtout. Elle a cinq ans quand on choisit l’Afrique comme thème du carnaval et qu’on lui refuse coiffure et maquillage, seule privée de déguisement. « Mon corps ne sait pas ce que c’est être à l’aise. »

    Elle lit Jane Eyre : « Certains cœurs ne sont pas faits pour le bonheur. » A l’adolescence, fan d’athlétisme, elle se muscle, s’entraîne, suit les compétitions à la télévision. Lorsqu’elle voit Frankie Fredericks sur le podium du 200 mètres et pour la première fois le drapeau de la Namibie, quelque chose commence, un rêve de voyage. Bien que bonne élève en français, elle manque le bac à l’oral où on l’interroge sur sa naissance, ses tresses, perdant ses moyens pour commenter Baudelaire, son poète préféré.

    Et la voilà seule « personne noire de l’avion » au milieu de retraités allemands partant dans l’ancienne colonie qu’elle parcourt en voiture, à pied, seule. Elle y rencontre des Namibiens, parle anglais, visite le parc d’Etosha : près du point d’eau où viennent s’abreuver les animaux, un guide lui conseille en français d’attendre l’arrivée des lions. Là, elle se sent à sa place, sur la droite ligne de son « chemin de vie ».

    Penda Diouf rappelle la conférence de Berlin, « le découpage officialisé de l’Afrique ». Le billet namibien de dix dollars porte le visage d’Hendrik Witbooi (1825-1905), devenu chef Nama (du nord) après l’assassinat de son père. Il lit et écrit en plusieurs langues. Il se donne pour mission « de réunifier la tribu Nama et de combattre l’ennemi allemand présent sur le territoire namibien ». Quand il apprend la défaite des Hereros (du sud) qui ont fini par prendre les armes, Witbooi s’engage dans une guérilla de cinq ans.

    Il y perd la vie avant le génocide : hommes, femmes, enfants deviennent prisonniers des Allemands sur leur propre terre, tatoués, enfermés sur l’île de Shark Island. Ce « haut spot de plongée sous-marine ou de scooter des mers » a été « l’un des premiers camps de concentration de l’humanité ». On y mourait de faim, des coups, on y profanait les crânes des morts. Voyage en Namibie. Voyage dans l’histoire. Voyage pour se mettre debout et marcher…

    Sutures, un texte d’une dizaine de pages, complète le récit de vie de Penda Diouf. Elle y revient sur un voyage en Côte d’Ivoire qui lui a permis de mieux comprendre ses origines et de renouer avec une partie de sa famille. Comme l’écrit Myriam Saduis, qui a entendu Penda Diouf lors de la création de Pistes… à Avignon en 2017, « par la voix d’une seule, un chœur entier se lève, dévale les dunes, et déroule, sous nos yeux, une carte du monde oubliée, au tracé sensible et implacable. »