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histoire - Page 6

  • Europe 1900-1942

    Arrivée à la page 515 du Voyage d’un Européen dans le XXe siècle, j’ai parcouru avec Geert Mak les années 1900-1942 d’Amsterdam à Vienne, de Vienne à Versailles, de Stockholm à Riga, de Berlin à Vienne, de Predappio à Munich, de Fermont à Londres, de Berlin à Moscou. De janvier à juillet 1999 (soit 7 chapitres sur 12), l’auteur s’est rendu chaque mois dans quatre à six villes, à la recherche des traces laissées par l’histoire.

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    Exposition universelle, Paris, 1900 (source)

    Avant chaque chapitre, il indique son itinéraire sur une carte de l’Europe telle qu’elle se présentait à l’époque. Dans sa valise, « un ordinateur portable, un téléphone mobile pour transmettre [sa] chronique quotidienne au journal, des affaires de toilette, quelques chemises, le CD-ROM de l’Encyclopædia Britannica et une bonne quinzaine de kilos de livres pour [se] passer les nerfs. »

    Autour de 1900, l’Europe, c’est « l’insouciance de l’Exposition universelle à Paris », la reine Victoria, « souveraine d’un empire de certitudes » et Berlin « en pleine ascension ». Avant de se mettre en route, Mak s’est entretenu avec Marinus van der Goes van Naters, né en 1900, pour l’entendre sur les changements qu’il a connus. L’homme tire de sa bibliothèque un livre paru en 1890 dont il discutait avec ses amis : Cent ans après ou l’An 2000 d’Edward Bellamy : l’utopie d’un monde parfait, d’un « siècle doré ».

    L’histoire ici est un voyage, une exploration de ce qui fut à partir de ce qui est visible (ou pas), avec le concours de témoins, de textes d’écrivains mais aussi de journaux, de correspondances, d’extraits de discours, choisis pour la pertinence avec laquelle ils parlent de leur temps ou parfois se fourvoient complètement. Sur place, l’historien visite les musées, les monuments et les lieux de mémoire, cherche les traces visibles des conflits passés, rencontre des personnes qui s’en souviennent, parfois des descendants de ceux qui se sont engagés activement.

    Un « court extrait filmique du Derby de juin 1913 » fait apparaître le nom d’Emily Davison, la suffragette britannique qui a payé de sa vie son engagement en faveur du vote des femmes. Nombreuses sont les Européennes à qui Geert Mak réserve une place non anecdotique, comme Käthe Kollwitz, « femme sculpteur, caricaturiste » dont il cite le Journal tenu à Berlin au début du siècle. Cela aussi, c’est une manière contemporaine de lire l’histoire, sans ignorer la moitié du monde comme le faisaient trop souvent nos livres scolaires.

    Ce n’est pas seulement d’une capitale à l’autre que l’auteur se déplace, en Europe et même jusqu’à Constantinople. Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle nous emmène dans des lieux moins connus, comme Doorn, par exemple, dans la province d’Utrecht, où Guillaume II s’exila en 1919, après la première guerre mondiale qui mit fin à son empire.

    1914-18.  Ypres, en février 1999, a « l’air d’une ville ancienne comme les autres », bien que reconstruite presque entièrement. Bataille après bataille. Verdun, « le hachoir ». Moments de répit au milieu des atrocités. La grippe espagnole en 1918 fera davantage de morts encore. Dans l’Europe réorganisée, les Allemands ne digéreront pas la défaite.

    En 1917, l’Allemagne s’intéressait aux révolutionnaires « susceptibles d’empoisonner la vie de ses ennemis » et après la révolution russe de février, a autorisé Lenine, le chef des bolcheviks, à rentrer au pays (train Zurich-Petrograd) et lui a procuré des fonds énormes qui lui permettront, en huit mois, de prendre la tête de la révolution d’octobre pour donner « tout le pouvoir aux soviets ».

    Que c’est intéressant de suivre l’histoire non seulement à l’Ouest, mais aussi à l’Est. De 1918 à 1920, Kiev, la capitale de l’Ukraine, a changé seize fois de régime ! (Je repense à Lviv, dans le magistral Retour à Lemberg de Philippe Sands.) Après le krach boursier de 1929, coup fatal pour l’économie allemande, le parti national-socialiste devient le deuxième parti d’Allemagne. Année après année, Mak décrit l’émergence de la seconde guerre mondiale.

    Saviez-vous que déjà dans les années 1930, le régime hitlérien avait pratiqué l’euthanasie des handicapés par gazage, sans grande résistance ? A Predappio, ville natale de Mussolini, on continue à faire commerce d’objets fascistes. La fin des livraisons d’armes soviétiques (vendues au prix fort par Staline) a sonné le glas de la guerre d’Espagne.

    1939-1945. Geert Mak raconte les faits marquants, explique les causes et les conséquences, décrit les personnalités (Churchill, Staline), continue ses allers-retours dans le temps (il visite à Londres la « Britain at War Experience », une expo immersive). Je découvre Zamosc, petite ville du sud-est de la Pologne, dont les nombreux habitants juifs furent exterminés et les autres habitants chassés pour former la première colonie SS.

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    Expulsion des Polonais des villages de la région de Zamość par les SS en décembre 1942 (Wikimedia)

    De l’antisémitisme à l’Holocauste : qui savait ? qui ne voulait pas savoir ? Tous les Etats n’y ont pas prêté la main – refus net du Maroc et de la Bulgarie. Geert Mak fait les comptes et décomptes, analyse les causes. Erreurs militaires, erreurs politiques, idéologies au nom du peuple et contre les populations… Terrible première moitié du XXe siècle.
    (A suivre)

  • L'Europe

    geert mak,voyage d'un européen à travers le xxe siècle,récit,littérature néerlandaise,europe,histoire,voyage,culture« L’Europe – je l’avais senti au cours de cette année-là – est un continent où les allers-retours dans le temps sont chose aisée. Il y a toujours un endroit où n’importe quelle époque du XXe siècle peut être vécue ou revécue. Sur les bacs d’Istanbul, on est toujours en 1948. A Lisbonne, on est en 1956. Gare de Lyon à Paris, on est en 2020. A Budapest, les hommes jeunes ont le visage de nos pères.
    Dans ce village de Vásárosbéc, au sud de la Hongrie, on s’était arrêtés à 1925. »

    Geert Mak, Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle (prologue)

  • Voyage dans le XXe

    Il y a des années que j’avais noté le nom de Geert Mak pour son Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle (2004, traduit du néerlandais par Bertrand Abraham, 2007). Une lecture qui prendra du temps, le livre compte un millier de pages. Je n’en suis qu’au prologue et déjà le ton du journaliste et écrivain néerlandais me captive. Il y aura de la matière pour plusieurs billets.

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    Geert Mak présente sur le site de l’éditeur l’esprit dans lequel il s’est engagé en 1999 dans son périple d’un an à travers l’Europe, pour un « dernier état des lieux, en quelque sorte : où en était le continent en cette fin de XXe siècle ? » Vous en trouverez une présentation générale et enthousiaste sur le blog A sauts et à gambades.

    Pour ma part, je voudrais en partager de larges extraits, en commençant par l’épigraphe très significative : « Un homme se propose de dresser la carte du monde. Au fil des ans, il peuple un espace d’images, de provinces, de royaumes, de montagnes, de baies, de bateaux, d’îles, de poissons, de pièces, d’outils, de chevaux et de gens. Peu avant sa mort, il découvre que le patient labyrinthe de lignes trace l’image de son propre  visage. » Elle est d’un Argentin, Jorge Luis Borges, qui a vécu et voyagé en Europe à différentes périodes de sa vie.

    Et voici le début du prologue, où les énumérations de Geert Mak à propos d’un village hongrois lui font écho. « Personne au village n’avait jamais vu la mer, excepté les Hollandais, le maire, et Jószef Puszka qui était allé à la guerre. Aux maisons qui bordaient un mince ruisseau s’ajoutaient quelques fermes jaunies et délabrées, des jardins verdoyants, des pommiers aux couleurs éclatantes, deux petites églises, de vieux saules et de vieux chênes, des barrières en bois, des poulets, des chiens, des enfants, des Hongrois, des Souabes et des gitans.

    Les cigognes étaient déjà parties. Leurs nids se dressaient sur les cheminées, vides et silencieux. L’été jetait ses derniers feux, le maire, en sueur, fauchait l’herbe communale. Aucun bruit de moteur ne se faisait entendre ; rien que des voix ; un chien, un coq, des oies en train de traverser ; sur la route, les grincements d’une charrette à chevaux ; la faux du maire. Plus tard dans l’après-midi furent allumés les fours ; un léger voile de fumée bleue s’étendit sur les toits. De temps à autre un porc poussait des cris perçants. »

  • Sommeil

    Pastoureau Carolus-Duran,_1861_-_L’homme_endormi.jpg« Le blanc est en Europe la couleur du sommeil. Non seulement depuis le Moyen Age draps et literie sont blancs, mais la somnolence passe pour plus profonde quand on s’assoupit sur un siège vêtu d’une chemise ou d’une robe blanche. Notre époque, qui dort dans des draps et des pyjamas de toutes couleurs, dort mal. »

    Michel Pastoureau, Blanc. Histoire d’une couleur (texte en légende de l’illustration)

    Carolus-Duran, L’Homme endormi, 1861,
    Lille, palais des Beaux-Arts

  • Histoire du Blanc

    Sixième et dernier album d’une belle série, Blanc. Histoire d’une couleur de Michel Pastoureau s’ouvre sur une citation d’un auteur anonyme du XVe siècle : « La couleur blanche est la première des couleurs (…). » Oui, rappelle l’auteur, le blanc est une véritable couleur, statut qui lui a été un temps contesté après qu’« en 1666 Isaac Newton découvrit le spectre » et « proposa au monde savant un nouvel ordre chromatique au sein duquel il n’y avait plus de place ni pour le blanc, ni pour le noir. »

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    Si cette conception n’est plus de mise, il reste une tendance à mettre le noir et blanc (N&B) d’un côté et les couleurs de l’autre dans certains domaines comme la photographie, le cinéma, l’édition. Le papier blanc servant de support à l’impression, on a pu le considérer « sans couleur », mais le blanc n’est pas incolore pour autant. Le noir et le blanc nous paraissent aujourd’hui opposés, ils ne l’ont pas toujours été – « le vrai contraire médiéval du blanc n’est pas tant le noir que le rouge. »

    Comme Bleu, Noir, Vert, Rouge, Jaune, l’essai de Pastoureau est chronologique et se limite aux sociétés européennes : « La couleur concerne tout le monde et touche à tous les problèmes de la société. » Comme les précédents, cet album est très bien illustré – mieux vaut le découvrir en édition originale. Pour définir le blanc, on le caractérise le plus souvent comme « la couleur du lait, du lis, de la neige ».

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    Main dans la grotte Cosquer, Marseille
    (Dans l’art rupestre et pariétal, les mains blanches (« talc, craie, kaolin »)
    sont les plus nombreuses et les trois quarts sont des mains gauches.)

    Le blanc a toujours été présent dans la nature, même si l’on ignore depuis quand on range dans la même catégorie certaines fleurs, les pelages de certains animaux, des coquillages, des dents, des os, des nuages… Les autres couleurs y sont aussi, insiste Pastoureau, mais « ces colorations ne sont pas encore des couleurs à proprement parler, du moins pour l’historien. » Les couleurs sont une construction culturelle et non un phénomène naturel. En Europe, la première triade établie socialement regroupe le rouge, le blanc et le noir.

    Chez les Anciens, le blanc est la couleur des dieux et des cultes : cultes lunaires, vêtements des divinités célestes (Zeus se métamorphose en taureau blanc pour enlever Europe, en cygne blanc pour séduire Léda). Pastoureau rappelle que la Grèce antique n’était pas blanche, « image fausse » longtemps diffusée malgré les traces de polychromie signalées par les archéologues.

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    Kylix attique à figures noires, vers 540-530 aCn, Munich, Staatliche Antiquensammlungen
    (Dionysos, victime de pirates qui cherchent à le vendre, fait pousser des vignes sur le navire.
    Effrayés, les pirates se jettent à l'eau et sont transformés en dauphins.)

    On portait d’abord de la laine ou du lin dans leur teinte naturelle pour se vêtir de blanc. La laine des toges romaines étant blanchie à l’aide de sels ou de plantes qui les abîmait, on les saupoudrait de craie pour masquer les imperfections. Le vocabulaire latin distinguait les blancs d’après leur éclat, leur intensité : « albus » et « candidus » n’ont pas la même valeur, ni « ater » et « niger » pour le noir. Il a fallu du temps pour arriver à bien teindre en blanc.

    Du IVe au XIVe siècle, le « blanc biblique », surtout présent dans le Nouveau Testament, est la couleur du Christ, des anges, des pratiques liturgiques. Aux notions de « pureté, beauté, sagesse, pouvoir » s’ajoutent « gloire, victoire, jubilation, sainteté ». Pastoureau évoque la querelle, au XIIe siècle, entre moines de Cluny habillés de noir et moines cisterciens qui optent pour une étoffe de laine non teinte, plutôt grise, puis blanche, ce qui entraîne « un affrontement dogmatique et chromatique ».

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    © Sandro Botticelli, Annonciation, 1489-1490, New York, The Metropolitan Museum of Art

    Outre le bestiaire blanc du Moyen Age (l’agneau, le cygne, la colombe et la licorne), le blanc apparaît comme une couleur plus féminine que masculine, pas seulement pour la blancheur du teint, critère de beauté, mais aussi dans les prénoms : Blanche, Blandine, Marguerite et ses variantes. A partir du XVIe siècle, le luxe des vêtements « vraiment blancs et non plus blanchâtres » devient l’apanage des rois, des princes, de l’aristocratie.

    Spécialiste de l’héraldique, Michel Pastoureau y étudie aussi la place du blanc et ses associations avec d’autres couleurs. Il relate la symbolique du blanc liée à la naissance, à la mort (jusqu’à la fin du XVIIe siècle, quand le noir lui succède), à la Résurrection. Il passe en revue le blanc vestimentaire (fraise, dentelle, chemise), le blanc politique (monarchique), le nouveau couple noir & blanc de l’imprimerie.

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    © Marco Giacomelli, Jeunes prêtres dansant sur la neige, photographie, 1961

    « La couleur de la modernité » (XIXe – XXIe s.), aborde le blanc dans la peinture, la photographie, l’hygiène, la mode, le sport, le design, le langage (en particulier les expressions)… Si on a lu les précédents ouvrages de Michel Pastoureau, on retrouve dans Blanc des éléments déjà évoqués dans la série « Histoire d’une couleur », mais chacune des couleurs y amène son propre cortège d’exemples, de faits, de symboles. Ce que j’aime beaucoup dans sa façon de raconter l’histoire, ce sont toutes les observations concrètes des choses et des personnes qui la rendent particulièrement vivante.