Commencé en janvier 1999, le voyage de Geert Mak à travers l’Europe du XXe siècle l’a conduit, d’août à décembre, de Stalingrad à Saint-Blimont, de Bénouville à Budapest, de Bruxelles à Dublin, de Berlin à Tchernobyl et enfin de Bucarest à Sarajevo (sans citer les nombreuses étapes intermédiaires).
Odessa, Primorsky Boulevard (photo Alex Levitsky & Dmitry Shamatazhi / Wikimedia Commons)
Les treize pages du témoignage de Winrich Behr (1918-2011) présentent un double intérêt. Elles donnent la mesure des rapports compliqués entre l’armée allemande et Hitler : en janvier 1943, jeune officier, Behr a été envoyé au quartier général du Führer pour lui faire rapport sur la situation désespérée de leurs troupes sur le front russe, ce qu’Hitler n’était pas très disposé à entendre. Après la guerre, Européen convaincu, Winrich Behr s’est engagé dans la CECA, puis il a été vice-secrétaire général de la Communauté européenne.
Stalingrad-Volgograd s’étire en ruban le long de la Volga – « Seul le fleuve n’a pas changé. » Geert Mak y cherche les traces de la bataille de Stalingrad et fait le bilan des pertes de l’Armée rouge à la fin de la Seconde Guerre Mondiale : « huit à neuf millions de morts, et dix-huit millions de blessés. De plus, seize à dix-neuf millions de civils y ont laissé la vie. Les estimations du nombre total de morts tournent autour des vingt-cinq millions, soit cinq fois plus que le total des victimes allemandes. Ce sont là des chiffres qui dépassent l’intelligence. »
A Kiev, un jour férié où les anciens combattants portent leurs décorations, Mak entend leur désarroi : ils ont reconstruit la ville, mais peinent avec leur pension de vingt euros par mois. « Le pays est infesté de bandits et de brigands ! » Les nostalgiques de l’époque soviétique sont furieux contre la corruption et l’abandon des classes laborieuses, se sentent trahis. Irina Trantina, interprète, l’emmène au « Ravin des femmes », de plus de 2 km de long, profond de 50 m. Après la prise de Kiev (1941), les 33771 juifs de la ville qui avaient reçu l’ordre « de se préparer à partir pour la Palestine » y ont été tués par balles – Kouznetsov a raconté ce massacre dans Babi Yar (nom du lieu en russe) – suivis de beaucoup d’autres.
A Odessa, « sur le plus beau boulevard du monde », l’historien décrit la vue, les rues « d’allure XIXe », raconte le déclin du port. Il situe dans cette ville, dont il était déjà amoureux avant d’y aller, la frontière la plus nette du continent européen, la ligne de fracture entre peuples chrétiens d’Occident et cultures orientales. Odessa, mi-française, mi-italienne, si européenne.
Sur le bateau qui l’emmène à Istanbul, l’auteur pense à Orhan Pamuk (je retire Le Livre noir de ma bibliothèque). A la tolérance de l’empire ottoman a succédé le nationalisme au XIXe siècle, « l’épuration ethnique contre les Grecs », le génocide arménien. La ville est devenue moins cosmopolite, plus provinciale. Voilà Geert Mak à Anógia (Crête), rasé en 1944, « village résistant ». Puis à Argostoli où il rencontre la « Grande Dame » de l’île de Céphalonie et consulte les archives du musée sur le massacre massif d’Italiens par les Allemands. Encore une histoire oubliée par l’Histoire officielle.
Puis il remonte l’Italie dans le sillage des troupes alliées. On oublie parfois que le premier débarquement a eu lieu en Sicile, suivi d’autres dans le Sud. Sortant du tunnel de Fréjus, Mak constate : « Mais de ce côté des Alpes, la lumière a elle aussi disparu, l’éblouissante lumière de l’Italie. Je me prends à penser que l’Europe connaît encore une ligne de partage primordiale, celle de la lumière. » Vichy – Pétain – la Résistance – le serment des chemises noires de la Milice française : « Je jure de combattre la démocratie, la dissidence gaulliste et la lèpre juive. » Oradour-sur-Glane...
Il y a tant de pages auxquelles on voudrait faire écho, sur le Débarquement en Normandie et un autre, moins connu, en Hollande. Villes bombardées par les Allemands, puis par représailles, Cologne, Berlin, « toutes les vieilles cités rhénanes en cendres », Dresde. La raison des bombardements de masse est toujours la même : démoraliser l’ennemi. 41 millions d’Européens sont morts durant la Seconde Guerre. Partout, Mak rencontre des gens et les écoute.
En 1951, la prospérité revient en Europe occidentale, l’Etat-Providence s’ébauche, les empires coloniaux se terminent, sauf en France (Indochine, Algérie). En riposte à la fondation de l’OTAN en 1955, le Pacte de Varsovie et la guerre froide font passer l’URSS dans le camp ennemi. De 1948 à 1989, ce sont des années « lugubres » pour l’Europe centrale et orientale.
Geert Mak n’est pas tendre pour Bruxelles, une ville qui « ne dévore pas ses habitants mais se dévore elle-même ». Il la rapproche d’Odessa, on s’y sent « près des grandes lignes de faille entre le Nord et le Sud de l’Europe ». A Sint-Joris-Weert (Brabant flamand) et, de l’autre côté du viaduc, à Nethen (Brabant wallon), après la scission de la province de Brabant, il constate que les Belges mènent la même vie, mais que leur univers mental se nourrit à un système culturel différent.
Les années soixante voient la jeunesse européenne se rebeller, des groupes terroristes émerger. Les soixante-huitards ne recherchaient pas vraiment le pouvoir, « mais le pouvoir de la critique, le pouvoir « d’avoir raison », mais pas le pouvoir lié à la gestion quotidienne des affaires, où l’on se salit les mains. » En 1972 (il y a cinquante ans), le Club de Rome appelait à imposer des limites à la croissance : « La planète n’est pas assez vaste et ses ressources ne sont pas suffisantes pour tolérer plus longtemps le comportement égocentrique et agressif de ses habitants. »
Sur les dernières décennies, Voyage d’un Européen dans le XXe siècle offre des rappels et points de vue qui incitent à la réflexion. Geert Mark souligne les réussites de l’Union européenne, ses manques aussi. Bien sûr, « L’Europe ne peut tenir tout entière dans un seul livre », écrit-il. Deux index – de noms, de lieux – sont précieux pour retrouver ses chats dans cet ouvrage phénoménal.
Commentaires
c'est bien un des problèmes majeurs, que chacun voit l'histoire à travers ses propres lunettes, sa propre nation... ça m'a frappée dans le chapitre sur la guerre de 14 (le seul que j'ai lu jusqu'à présent, et ça m'a dérangée) comme on y sent fréquemment le point de vue hollandais ;-)
Oui, j'ai ressenti cela aussi, dans certains chapitres plus que d'autres, mais cela ne m'a pas dérangée dans la mesure où je me rends compte que mon propre point de vue sur certains événements, par exemple sur la seconde guerre mondiale, est lié à l'histoire de ma famille.
J'ai apprécié que l'auteur se mette à l'écoute des autres Européens qu'il rencontre, qu'il rapporte des témoignages en sens divers, qu'il nourrisse son essai de lectures pertinentes.
Cela m'intéresserait de connaître son parcours personnel.
Une lecture certainement très dense, tellement les évènements s'enchaînent, souvent empreints de tragique. Tristesse en pensant à la ville d'Odessa, à nouveau bombardée. C'est un livre qui a dû être éclairant par rapport aux bouleversements actuels.
Pour toi, ce passage :
"Quelques années après que les pionniers de la steppe eurent fait sortir du sol cette cité mi-française, mi-italienne, le tsar Alexandre Ier écrivait au gouvernement Vorontsov qu'Odessa devenait "trop européenne" : les soldats sortaient, l'uniforme déboutonné, et Odessa était la seule vie de Russie où il était permis de fumer et de chanter dans les rues. En 1897, on constata, à l'occasion d'un recensement qui prenait en compte les "langues d'origine" qu'un tiers de la population parlait yiddish, et qu'à peine la moitié parlait russe. Pas plus de cinq pour cent des habitants parlaient ukrainien, presque autant mentionnaient le polonais comme leur langue usuelle. De nombreux Russes haïssaient Odessa. La ville était pour les nationalistes russes matière à un test décisif. Qui aimait Odessa appartenait à l'Europe, qui n'aimait pas Odessa faisait acte de fidélité à la vieille Russie. Cette fierté citadine particulière à Odessa, et qui fait dire aux gens, non pas : "Je suis originaire d'Ukraine" ou "Je suis russe", mais "Je suis d'Odessa" est toujours présente." (G. Mak, Voyage...)
Tout semble si intéressant. Bien sûr, l'histoire passée et présente est toujours subjective, de là la nécessité de lire plusieurs points de vue.
Les pages sur Winrich Behr doivent être assez étonnantes aussi.
Merci, à lire tranquillement, sûrement.
J'ai beaucoup aimé que ce soit d'abord un récit de voyage, une description des gens et des choses qui se présentent à lui durant cette année 1999, et qu'il parte de là pour aller sur les traces de l'histoire du XXe siècle. Le point de vue d'un voyageur curieux des autres autant que d'un historien néerlandais.
Voilà un livre historique qui doit être très dense mais édifiant pour nous permettre de mieux comprendre l'histoire contemporaine. Lire la suite s'impose aussi. Je vais voir qui est l'auteur précisément car j'aime bien me renseigner avant de me lancer dans ce genre de lectures...mais rien que le fait qu'il cite Orhan Pamuk me plait beaucoup, c'est un auteur que j'ai beaucoup lu dans les années 90 et qu'il me faudrait relire à présent. Merci pour cette chronique très intéressante
On croise de nombreux écrivains dans ce livre : Virginia Woolf, Vita Sackville-West, Isaac Babel, Brecht, Gide, Ernst Jünger, Proust, Joseph Roth, Tchekhov, Stefan Zweig... pour te donner quelques autres exemples.
C'est un livre surement très éclairant sur des passages de l'histoire assez méconnus.
Le texte que tu reproduis pour Aifelle est édifiant à la lecture de ces derniers mois.
Quelle haine, toujours et partout....
J'y ai découvert de nombreux lieux, faits, personnalités dont je n'avais jamais entendu parler. Le récit est très documenté. Bonne journée, Claudie, sous la pluie ici.
J'ai acheté le premier volume cette semaine ! Je me promets de me régaler.
Bon week-end, Tania,
ANNE
J'ai acheté le premier volume cette semaine ! Je me promets de me régaler.
Bon week-end, Tania,
ANNE
Bonne lecture & bon week-end, Anne. Tu pourras le lire à ton rythme.
je suis très très tentée par le deuxième opus
cet écrivain est franchement magistrale dans ses analyses dans les rapprochements qu'il fait , dans sa connaissance des pays et de leur sytème mais aussi des écrivains, de la vie culturelle
bref pour moi un des livres majeurs lu ces 20 dernières années
Je n'ai pas encore lu les premières pages des "Rêves" à feuilleter en ligne, mais c'est très tentant de le suivre dans le XXIe siècle, en effet. D'accord avec toi, c'est un essai exceptionnel en ampleur et en profondeur. Bon week-end, Dominique.