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histoire - Page 37

  • Ton propre étranger

    banks,le livre de la jamaïque,roman,littérature américaine,histoire,peuple marron,rastafari,culturebanks,le livre de la jamaïque,roman,littérature américaine,histoire,peuple marron,rastafari,culture« Tu reviens à tout cela, à cette île sanglante, sombre et splendide de la Jamaïque qui est l’envers presque parfait de ton monde. Tu retournes à ce sol contre lequel se détache ta propre altérité, et tu le vois encore comme si c’était la première fois. Devant ces voix d’acajou qui t’emplissent les oreilles, tu continues à éprouver la sonorité plate et métallique de la tienne et les minces filaments en spirale de tes phrases et de tes pensées. Auprès de ces corps élancés, noirs, à la démarche sensuelle, le tien t’apparaît couleur de parchemin, raide et épais ; c’est un corps dont l’évolution s’est faite au long de millénaires dans les forêts rocheuses du Nord, sous des cieux noirs. Et sur ce fond de versions du passé qui se révèlent à toi par des contes, des gestes, des liens familiaux, des rêves et des documents, tu te mets à remarquer la complexité de ton propre passé ; car si tu peux commencer à saisir le passé d’un inconnu au moyen de ses contes, de ses gestes, de sa parentèle, de ses rêves et de documents, le tien aussi doit pouvoir être dévoilé de la même manière. Tu deviens ton propre étranger et c’est ainsi que lorsque tu retournes sur l’île de la Jamaïque, comme le vieil homme l’avait prédit, tu reviens à toi-même. »

     

    Russell Banks, Le livre de la Jamaïque

     

  • Jamaica blues

    Troisième roman de Russell Banks, Le livre de la Jamaïque (1980, traduit de l’américain par Pierre Furlan) est un voyage au cœur de cette île des Caraïbes – embarquement pour plus de quatre cents pages. Le narrateur est un Américain décidé à résider quelque temps là-bas (comme l’auteur qui y a vécu deux ans) « sous le prétexte d’étudier les conditions de vie et les coutumes des Marrons, un peuple à l’état de vestige descendant directement d’esclaves ayant échappé à leurs maîtres espagnols, puis anglais, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles » et menant ensuite avec succès « une guérilla de cent ans contre les Britanniques ».

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    Marrons de Moore Town

    1976. Pendant son séjour, en dehors de ses recherches, l’écrivain (qui préfère se présenter aux gens comme un enseignant) se mêle à la vie ordinaire des Jamaïquains, boit et fume de la ganja avec eux, joue aux dominos, et devient ami avec quelques-uns. En particulier avec Terry Musgrave – Terron – un Marron de Nyamkopong. Ce petit homme très musclé qui a le même âge que lui, trente-cinq ans, le séduit par la beauté de son langage : « Il possédait une voix de baryton, profonde et sonore, qui sortait tout droit de sa poitrine, et le mélange exotique d’anglais jamaïquain, de patois paysan et de néologismes rastafaris qui, dans toute autre bouche, aurait déjà constitué un poème, devenait un chant dans la sienne, un chant d’acajou et d’oiseau en vol qui s’étire et roule sourdement. »

    Après avoir vécu dans les ghettos de Kingston, servi d’intermédiaire dans le commerce de la ganja (nom local du cannabis), Terron est devenu lui-même planteur de ganja au pays de ses ancêtres et s’est converti à la religion des rastafaris. Tous deux se méfient du gouvernement d’alors, « une bande d’ambitieux des deux sexes, corrompus et incompétents », Terron y voit le présage d’un soulèvement futur et l’Américain « un nouvel épisode déprimant de l’histoire du Nouveau Monde ». Ils sont si différents l’un de l’autre – un noir, un blanc ; un rasta jamaïquain, un étranger sceptique et curieux ; un Marron, un descendant de leurs ennemis etc. – qu’ils se retrouvent « comme des aimants soudés ensemble ».

     

    L’écrivain considère son ami davantage comme un phénomène que comme une source d’informations, mais Terron lui facilite l’accès à son monde. Et il l’intrigue fort quand il lui raconte ce qu’il sait d’Errol Flynn, qu’on dit mêlé à une incroyable histoire de meurtre. Les membres d’une femme disparue avaient fini par échouer sur une plage et le boucher, son mari, avait été condamné, mais d’après le Jamaïcain, il était innocent. La première partie du roman, « Le capitaine Blood », tourne autour de ce crime mystérieux et de la personnalité de Flynn, « prince des ténèbres au rire orgueilleux » tantôt « mafioso », tantôt « débauché », tantôt « hobereau » attaché à ses privilèges.

     

    Son premier séjour en Jamaïque, à partir de décembre 1975, l’écrivain l’avait projeté simplement parce que, libéré pour quelques mois de ses obligations d’enseignant, il pouvait échapper au froid et à la neige d’un hiver en Nouvelle-Angleterre (on se souvient du terrible accident de car dans De beaux lendemains). Ce qui lui plaît, c’est de « vivre dans une maison couleur pastel, aux murs de stuc, au sommet d’une colline et loin des touristes », avec sa femme et ses enfants sur cette île qui « possède une beauté et une complexité mystérieuse qui dépasse tout ce qu’on peut voir ailleurs dans le monde », selon un ami photographe, un Blanc élevé à la Jamaïque. C’est celui-ci qui lui avait parlé pour la première fois des Marrons, dont il avait aussitôt lu l’histoire dans un mince essai : « trois cents ans d’oppression raciale et d’exploitation économique sans merci. »

     

    « Nyamkopong » (deuxième partie) raconte un périple hasardeux vers le village marron, où l’écrivain voudrait rencontrer le colonel Phelps, leur représentant officiel. C’est là qu’il a fait la connaissance de Terron, le rasta bavard et souriant devenu son ami. Celui-ci l’a présenté au vrai sage du village selon lui, M. Mann, un vieil homme d’une courtoisie exemplaire, heureux de l’instruire. Il l’initie à la bonne manière de boire du rhum blanc en lui racontant l’histoire de son peuple dans un récit épique et symbolique que son visiteur mettra longtemps à interpréter, lui qui est là justement pour mieux comprendre « la manière dont les Marrons d’aujourd’hui ressentent leur monde ». Avec sa famille, il assistera à la célébration de l’anniversaire de Cudjoe, le grand chef marron, avant de quitter l’île à la mi-février. Terron lui a promis, à son prochain séjour, de l’emmener visiter les autres villages de son peuple. M. Mann, lui, l’a invité à habiter chez lui – « vous verrez ce que vous voulez voir ».

     

    Et en avril, l’Américain revient seul pour une véritable immersion dans la culture du peuple marron. Le rasta et lui, à bord d’un minibus, vont d’un village à l’autre, véhiculent des passagers éminents ou ordinaires, prennent l’initiative de faire se rencontrer des hommes qui ne se connaissent qu’à distance, souvent en désaccord, avec des conséquences parfois burlesques, parfois catastrophiques. « Obi » (l’obeah, la magie noire) et « Terreur », titres des troisième et quatrième parties du roman, annoncent la couleur. L’écrivain s’appelle désormais Johnny, même sa femme et ses enfants ont adopté ce surnom. Mais son amitié pour les Marrons et les événements auxquels il se retrouve mêlé malgré lui vont lui valoir de sérieux ennuis, jusqu’à un point qu’il n’avait pas imaginé.

     

    On retrouve ici le Russell Banks empathique, généreux, d’American Darling et le critique des milieux privilégiés de La Réserve. « Mon moteur n’est pas la révolte, mais la compassion », a-t-il confié dans Le Temps. « Mon désir d’écrivain a toujours été de témoigner (de) la douleur invisible des exclus, des oubliés. J’aime les héros ordinaires. Ceux qui savent que la bataille est perdue. Ils sont dignes. Mais sans illusions. » Le livre de la Jamaïque est une formidable initiation aux différents aspects de la société jamaïquaine, un livre d’amitié pure et émouvante, au plus près d’un peuple pauvre et fier, un thriller aussi. Mais il faut accepter de se perdre en route, de se mêler aux palabres, de suivre de multiples pistes qui ne mènent pas forcément à la vérité avec cet Américain jovial, disponible, prêt à prendre tous les risques, quitte à perdre toutes ses illusions.

  • La Courlande et lui

    Jean-Paul Kauffmann a évoqué, dans La maison du retour, la fusion entre un homme et une maison au milieu des pins. Courlande (2009) n’est pas vraiment un récit de voyage. Plutôt une exploration à la fois personnelle et historique. L’écrivain partage avec nous sa quête d’une vérité cachée dans un pays de la vieille Europe, à la manière d’un « puzzle ». 

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    Kazdanga - Vues anciennes de Courlande © Andris Tomašūns, izstrādāja DSP
    http://www.latvija20gadsimts.lv/apkopojums/pilsetas-un-vietas/kazdanga0/

    « La Courlande appartient à ma propre histoire. Je suis parti à la recherche d’un nom. Je me suis lancé à la poursuite d’un souvenir. » Trente ans après, Kauffmann se souvient de « Mara du Canada », une beauté nordique rencontrée à Montréal, à vingt-deux ans. Il n’était pas le seul à tenter d’attirer son attention dans la librairie où elle travaillait. C’est l’achat d’une biographie de Louis XVIII qui déclenche la curiosité de la jeune femme : « C’est extraordinaire. Il a vécu chez moi. » (Louis XVIII s’était réfugié en Courlande.) Dès lors, Kauffmann n’aura de cesse de récolter des informations sur cette région.

    Mara l’autorise à lui faire la cour. Canadienne anglophone (ses parents ont fui l’Allemagne à la fin de la deuxième guerre, puis ont émigré au Canada, l’occupation soviétique se prolongeant en Lettonie), elle lui fait remarquer que Le coup de grâce de Yourcenar se déroule dans un château de Courlande. Quand elle l’invite chez ses parents pour la fête de la Saint-Jean – « Cette célébration du solstice d’été est la plus grande manifestation lettonne » –, la mère de Mara et ses filles portent des couronnes de fleurs, « un spectacle rare » : « Que de beauté ce soir-là ! » Une semaine après, Mara devient sa maîtresse. Après avoir prolongé son séjour pour elle, il a fini par rentrer en France. Ils se sont promis de s’écrire, il rêvait qu’elle vienne l’y rejoindre.

    Depuis lors, tout ce qui a trait à la Courlande s’imprime dans sa mémoire. Sa femme, Joëlle, le taquine à ce sujet, mais le jour où il lui annonce un reportage en Courlande, elle l’accompagne. Une lointaine cousine alsacienne lui a parlé de la « poche de Courlande » et de son père disparu là-bas en 45. Elle n’a jamais retrouvé sa tombe et insiste pour qu’il rencontre un Allemand qui repère des sépultures et identifie les morts, le « Résurrecteur ».

    Dès sa descente d’avion à Riga, le doute le prend : « La Courlande, est-ce une bonne idée ? » Laissant sa femme découvrir l’art nouveau dans la capitale, il visite, à l’écart, un village reconstitué à la gloire du patrimoine letton. Déception. A sa femme qui l’interroge, il répond faute de mieux : « C’est le contraire de l’Italie » (pour lui, « une concentration unique du beau »).

    Dans une Skoda Favorit rouge 1988, les voilà en route – « route sans ornements, paysage rectiligne de forêts ». Sa femme est plus enthousiaste que lui, trouve la forêt majestueuse, la lumière différente. A Liepaja, « l’ancienne Libau », premier rendez-vous manqué avec le Résurrecteur, mais une lectrice de français, qui a passé son temps libre à étudier le letton, lui montre le port, longtemps abandonné mais qui commence à redonner des signes de vie.

    Le directeur du magazine, inquiet de ses réponses laconiques au téléphone, insiste pour qu’il aille visiter les châteaux des « barons baltes » dont il lui avait parlé. Kauffmann les connaît déjà un peu à travers les romans de Keyserling. Kazdanga sera leur premier château en Courlande – « La concision courlandaise contre la profusion italienne. Ce n’est pas tout à fait nous, mais le moule est le même. » Le parc est grandiose. A Laidi, d’autres visiteurs les ont précédés. Pas des Français, il les reconnaîtrait – « une manière froide d’être agité, quelque chose d’à la fois saccadé et contrôlé, une façon de bomber le torse et de prendre un air harassé. Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir un style si contradictoire. »

    Un homme, son épouse et leurs deux enfants, s’en vont dans une voiture immatriculée en Allemagne. Ils se revoient dans un « Flatotel postsoviétique », en pleine nuit, réveillés par les cris de la mère qui a besoin d’une aide urgente pour sa fille. Joëlle, médecin, soigne la petite. En remerciement, « le Professeur » les invite au restaurant. Dans une salle éclairée par la « belle lumière de juin », ils font connaissance. Cet homme d’une quarantaine d’années visite la Courlande pour la seconde fois. Il instruit de futurs designers, « des hommes concrets, créateurs de formes nouvelles ».

    Au château de Pelci, où ils se sont donné rendez-vous, les attend un pique-nique d’une abondance étonnante dans ce pays où les magasins offrent un choix assez sommaire. La conversation du Professeur révèle une grande culture historique , « il a en outre cette qualité rare de ne pas chercher à imposer son point de vue. » Tout heureux de pouvoir conduire la Skoda, il les emmène au vignoble de Sabile, sur la « colline du vin ». Les villageois sont surpris de l’entendre parler le letton. Ils décident alors de gravir ensemble le coteau jusqu’au sommet. Moment de plénitude – « L’effort nous a allégés. » Des sons à la fois « doux et tendus » montent du village.  « Je me sens en communion avec le monde. » Instant parfait, « première vraie vision de la Courlande », « une représentation familière sans châteaux, sans histoire, sans rameaux d’or. Ce pourrait être n’importe où en Europe. »

    Les visites communes se multiplient,  Joëlle Kauffmann taquine son mari : « Tu dois t’y faire, il connaît parfaitement son sujet. C’est une chance pour toi. » Le Professeur, jamais à court de ressources ou d’anecdotes historiques, est un « compagnon de voyage rêvé ». Lorsque celui-ci embarque avec sa famille sur un ferry, Kauffmann a le sentiment que pour lui aussi, « la fête est finie ».

    C’était avant de découvrir « la maison du lac », une maison isolée « au milieu des forêts enneigées », très moderne, complètement ouverte sur le paysage. Ils décident de prolonger leur séjour – « La vérité de ce pays, c’est l’hiver », disait le Professeur. L’évocation des « Frères de la forêt », groupes de résistance aux Soviétiques, lui rappelle l’oncle de Mara, qui en faisait partie. Ce n’est que longtemps après son retour en France qu’il aura de ses nouvelles.

    Et la Courlande où sa femme et lui ont connu « une digression exceptionnelle » dans leur mode d’existence se rappellera à lui en la personne de Vladimir, un jeune rocker russophone qui les avait guidés dans Karosta, à qui, à sa demande, il a envoyé un dictionnaire anglais-letton, et qui débarque carrément chez eux. Apprenant que le reportage n’a jamais été publié, le jeune homme n’hésite pas à lui intimer d'écrire un livre.

    Courlande est le récit curieux, aux sens positifs du terme, des pérégrinations d’un humaniste. Un livre de bonne compagnie qui donne un corps et une âme aux syllabes si fluides, en français, d’une région d’Europe : Kurzemē, la Courlande.

     

  • Blanc ou noir

    « Dans les faits de langue, il n’existe pratiquement plus de place pour les variables, les subtilités, les restrictions, les exceptions ou les hésitations. Le doute n’est plus un outil de pensée ; le flair n’est plus un instrument de recherche (de fait, comment faire entrer le flair dans le sacro-saint ordinateur ?) Le relativisme culturel est devenu scientifiquement incorrect et politiquement suspect. C’est oui ou c’est non, jamais peut-être ; c’est blanc ou c’est noir, pas gris, et encore moins gris perle ou gris tourterelle. Mots de liaison, adverbes de nuance, propositions subordonnées concessives sont désormais des éléments grammaticaux obscurs ou inutiles. Des mots tels qu’éventuellement et probablement sont considérés comme synonymes, et les subtilités qui les accompagnent sont aujourd’hui indéchiffrables par bon nombre de nos contemporains. En revanche, l’emploi d’adverbes comme absolument ou totalement est devenu envahissant, de même que toutes les formes superlatives. Dans les langues occidentales, le mot très est de nos jours l’un des plus employés et des plus galvaudés. Il n’existe plus de place pour la nuance, le relatif, l’ambivalence. »

    Michel Pastoureau, Les couleurs de nos souvenirs 

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  • Couleur souvenir

    Bleu, vert, rouge, blanc ou noir, jaune, c’est dans cet ordre que se manifestent les préférences des Occidentaux quand on leur demande leur couleur favorite. Premier historien à se spécialiser dans ce domaine, Michel Pastoureau, quand il convoque ses souvenirs, les voit en couleurs. C’est le sujet de son dernier essai au titre emprunté à Nerval, Les couleurs de nos souvenirs (2010). Un livre sans images, par choix délibéré. 

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    Klee, Fire in the Evening (Moma)

    Couleurs réelles, couleurs rêvées, comment se souvenir ? « Ce journal chromatique s’appuie non seulement sur des impressions fugitives, des expériences vécues, mais aussi sur des notations prises sur le vif, des digressions savantes, des remarques propres au philosophe, au sociologue, au journaliste. » Le gilet jaune d’André Breton en visite chez ses parents sur la Butte Montmartre, les rayures détestées depuis qu’un gardien au Luxembourg l’a confondu avec un autre garçon en maillot rayé et accusé à tort d’avoir marché sur une pelouse interdite, le premier blazer que sa mère lui achète et qui n’est pas de la bonne nuance de bleu marine, ce qui le rend « vulgaire » aux yeux d’un garçon de treize ans doté d’une « hypersensibilité chromatique », la mémoire de Michel Pastoureau, né en 1947, est pleine d’observations sur le vêtement – et tout le reste. 

    Au lycée, deux filles de sa classe sont exclues un jour pour leurs pantalons jugés subversifs : ils étaient d’un rouge « trop dense, trop fort, trop séducteur ». On y interdisait alors le port du jean. C’était l’époque des sous-vêtements blancs ou d’une couleur « neutre de bon ton ». Pastoureau s’étonne que Bourdieu, dans La Distinction, ne dise rien des couleurs portées ni des prénoms, autre terrain si culturellement marqué.

     

    La vie quotidienne offre une multitude de signes à qui s’y intéresse : croix verte des pharmacies, noir et blanc longtemps imposé sur la photo d’identité, couleurs des voitures – un jour, comme aucun père de famille ne voulait d’une occasion à la carrosserie rouge vif, le vendeur lui a consenti « un rabais alléchant » auquel il n’a pas résisté. Pourquoi les feux de circulation sont-ils rouges et verts ? L’essayiste en a trouvé l’origine dans la signalisation du rail, héritière de la signalisation maritime. Complémentaire du rouge, le vert a perdu sa symbolique de désordre, voire de transgression, pour devenir ainsi couleur de liberté, grâce au « feu vert ».

     

    Le neveu de trois peintres surréalistes dont Marcel Jean, qu’il aimait voir préparer ses « papiers flottés » à l’aide de pigments colorés répandus à la surface de l’eau, décrit le plaisir qu’il ressentait alors à classer les couleurs, plaisir récurrent à distinguer les six couleurs de base (noir, blanc, rouge, bleu, jaune, vert) et les cinq de second rang (gris, brun, rose, violet, orangé), toutes les autres n’étant que des nuances ou « des nuances de nuances ».

     

    Examinant la querelle entre partisans du noir et blanc ou des couleurs (cinéma, photographie), Michel Pastoureau évoque Ivanhoé (en couleurs) vu et revu à l’âge de huit ans, puis, quand il est devenu jeune conservateur à la Bibliothèque Nationale, son travail de conseiller auprès de Rohmer pour le tournage de Perceval (l’utilisation du violet dans le film transgressant délibérément les codes du Moyen Age, à son grand étonnement) puis, avec d’autres historiens, pour le tournage du Nom de la Rose où surgit une difficulté imprévue : des cochons roses, alors qu’à l’époque ils étaient tous noirs ou gris bruns !

     

    La bibliothèque de son père comptait environ quinze mille ouvrages, dont de nombreux livres d’art. C’est dans l’histoire de la peinture qu’on s’attendrait à une documentation précise sur les couleurs, or elles y sont peu étudiées, pour des raisons sur lesquelles l’auteur s’attarde. De tout temps, la couleur a été jugée moins noble que le dessin, l’intellect opposé aux sens. Le langage qui la désigne reste incertain – la couleur est « une rebelle ». De plus, les couleurs peintes changent avec le temps, sont perçues différemment selon l’éclairage. Sur les écrans d’ordinateur, la distinction entre couleurs mates et brillantes n’est plus décelable. L’éclairage électrique est statique, alors que dans le passé, les peintures étaient éclairées par des flammes, ce qui mettait les couleurs toujours en mouvement. « L’arrivée de l’électricité a totalement modifié le rapport du spectateur à l’objet, à l’œuvre d’art, à l’image et, peut-être plus encore, à la couleur. » 

     

    Tous les domaines sont touchés par la couleur, comme le sport : maillot différent du gardien de but, tenue des arbitres (les priver du noir, symbole d’autorité, ne serait pas sans conséquence), revalorisation du jaune par le Tour de France (ce qui n’a pas empêché Pastoureau de refuser un vélo jaune, n’ayant jamais eu que des vélos de sa couleur préférée, le vert), symbolisme des anneaux olympiques, ceintures des judokas... Incongru, le changement récent des couleurs portées par le club de rugby parisien (rose, bleu, noir, avec l’inscription « Orange » !)

     

    En 1957, quand Michel Pastoureau entre en sixième latine, il reçoit un carton bleu à son nom, ce qui le conduit dans d’autres cours et locaux que les porteurs de cartons rouges (sixième moderne). Un professeur de dessin, en quatrième, donne à reproduire à la gouache un vitrail du XVe ou du XVIe siècle, et c’est l’éveil de son intérêt pour l’héraldique : il achète un Manuel du Blason, prépare un exposé sur ce sujet, qui contient tout son avenir.

     

    Repas monochromes, couleurs du Petit Chaperon rouge ou de Blanche-Neige, superstitions (le chat noir, le vert), tout intéresse ce spécialiste des couleurs qui a appris au service militaire à plier correctement le drapeau français (de manière à ce que seul le bleu soit visible et en aucun cas le rouge) mais se méfie des drapeaux : l’histoire de leurs couleurs (la vexillologie) reste à écrire, mais c’est un sujet dangereux, chargé de symbolisme et d’idéologie.

     

    « Pour penser la couleur, nous sommes prisonniers des mots ». Des pages passionnantes abordent le lexique des couleurs, leurs codes. Quelle est la couleur du cirage « incolore » ? Le gris est-il devenu une sorte de « neutre chromatique » ? » Michel Pastoureau insiste sur le relativisme culturel des couleurs dans l’espace, dans le temps, et aussi sur l’écart considérable, à toute époque, entre la couleur réelle, la couleur perçue et la couleur nommée. « Qu’est-ce que la couleur ? » Le dernier chapitre répond à cette question : elle est matière, lumière, sensation. 

     

    Les Couleurs de nos souvenirs révèlent des préférences et des aversions. Si l’auteur a horreur de l’or et encore plus du doré, c’est sans doute le résultat d’une éducation familiale, d’une vision protestante opposée au « paraître vestimentaire », bien que l’or soit « lumière autant que matière ». En revisitant avec cet ouvrage la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe, impossible de ne pas nous souvenir, à notre tour, des couleurs de notre vie. Une prédilection pour le rouge, l’encre noire, un intérêt soutenu pour tout ce qui touche aux couleurs, matières et mots, il y aurait beaucoup à dire, mais ce billet est déjà trop long.