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rastafari

  • Ton propre étranger

    banks,le livre de la jamaïque,roman,littérature américaine,histoire,peuple marron,rastafari,culturebanks,le livre de la jamaïque,roman,littérature américaine,histoire,peuple marron,rastafari,culture« Tu reviens à tout cela, à cette île sanglante, sombre et splendide de la Jamaïque qui est l’envers presque parfait de ton monde. Tu retournes à ce sol contre lequel se détache ta propre altérité, et tu le vois encore comme si c’était la première fois. Devant ces voix d’acajou qui t’emplissent les oreilles, tu continues à éprouver la sonorité plate et métallique de la tienne et les minces filaments en spirale de tes phrases et de tes pensées. Auprès de ces corps élancés, noirs, à la démarche sensuelle, le tien t’apparaît couleur de parchemin, raide et épais ; c’est un corps dont l’évolution s’est faite au long de millénaires dans les forêts rocheuses du Nord, sous des cieux noirs. Et sur ce fond de versions du passé qui se révèlent à toi par des contes, des gestes, des liens familiaux, des rêves et des documents, tu te mets à remarquer la complexité de ton propre passé ; car si tu peux commencer à saisir le passé d’un inconnu au moyen de ses contes, de ses gestes, de sa parentèle, de ses rêves et de documents, le tien aussi doit pouvoir être dévoilé de la même manière. Tu deviens ton propre étranger et c’est ainsi que lorsque tu retournes sur l’île de la Jamaïque, comme le vieil homme l’avait prédit, tu reviens à toi-même. »

     

    Russell Banks, Le livre de la Jamaïque

     

  • Jamaica blues

    Troisième roman de Russell Banks, Le livre de la Jamaïque (1980, traduit de l’américain par Pierre Furlan) est un voyage au cœur de cette île des Caraïbes – embarquement pour plus de quatre cents pages. Le narrateur est un Américain décidé à résider quelque temps là-bas (comme l’auteur qui y a vécu deux ans) « sous le prétexte d’étudier les conditions de vie et les coutumes des Marrons, un peuple à l’état de vestige descendant directement d’esclaves ayant échappé à leurs maîtres espagnols, puis anglais, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles » et menant ensuite avec succès « une guérilla de cent ans contre les Britanniques ».

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    Marrons de Moore Town

    1976. Pendant son séjour, en dehors de ses recherches, l’écrivain (qui préfère se présenter aux gens comme un enseignant) se mêle à la vie ordinaire des Jamaïquains, boit et fume de la ganja avec eux, joue aux dominos, et devient ami avec quelques-uns. En particulier avec Terry Musgrave – Terron – un Marron de Nyamkopong. Ce petit homme très musclé qui a le même âge que lui, trente-cinq ans, le séduit par la beauté de son langage : « Il possédait une voix de baryton, profonde et sonore, qui sortait tout droit de sa poitrine, et le mélange exotique d’anglais jamaïquain, de patois paysan et de néologismes rastafaris qui, dans toute autre bouche, aurait déjà constitué un poème, devenait un chant dans la sienne, un chant d’acajou et d’oiseau en vol qui s’étire et roule sourdement. »

    Après avoir vécu dans les ghettos de Kingston, servi d’intermédiaire dans le commerce de la ganja (nom local du cannabis), Terron est devenu lui-même planteur de ganja au pays de ses ancêtres et s’est converti à la religion des rastafaris. Tous deux se méfient du gouvernement d’alors, « une bande d’ambitieux des deux sexes, corrompus et incompétents », Terron y voit le présage d’un soulèvement futur et l’Américain « un nouvel épisode déprimant de l’histoire du Nouveau Monde ». Ils sont si différents l’un de l’autre – un noir, un blanc ; un rasta jamaïquain, un étranger sceptique et curieux ; un Marron, un descendant de leurs ennemis etc. – qu’ils se retrouvent « comme des aimants soudés ensemble ».

     

    L’écrivain considère son ami davantage comme un phénomène que comme une source d’informations, mais Terron lui facilite l’accès à son monde. Et il l’intrigue fort quand il lui raconte ce qu’il sait d’Errol Flynn, qu’on dit mêlé à une incroyable histoire de meurtre. Les membres d’une femme disparue avaient fini par échouer sur une plage et le boucher, son mari, avait été condamné, mais d’après le Jamaïcain, il était innocent. La première partie du roman, « Le capitaine Blood », tourne autour de ce crime mystérieux et de la personnalité de Flynn, « prince des ténèbres au rire orgueilleux » tantôt « mafioso », tantôt « débauché », tantôt « hobereau » attaché à ses privilèges.

     

    Son premier séjour en Jamaïque, à partir de décembre 1975, l’écrivain l’avait projeté simplement parce que, libéré pour quelques mois de ses obligations d’enseignant, il pouvait échapper au froid et à la neige d’un hiver en Nouvelle-Angleterre (on se souvient du terrible accident de car dans De beaux lendemains). Ce qui lui plaît, c’est de « vivre dans une maison couleur pastel, aux murs de stuc, au sommet d’une colline et loin des touristes », avec sa femme et ses enfants sur cette île qui « possède une beauté et une complexité mystérieuse qui dépasse tout ce qu’on peut voir ailleurs dans le monde », selon un ami photographe, un Blanc élevé à la Jamaïque. C’est celui-ci qui lui avait parlé pour la première fois des Marrons, dont il avait aussitôt lu l’histoire dans un mince essai : « trois cents ans d’oppression raciale et d’exploitation économique sans merci. »

     

    « Nyamkopong » (deuxième partie) raconte un périple hasardeux vers le village marron, où l’écrivain voudrait rencontrer le colonel Phelps, leur représentant officiel. C’est là qu’il a fait la connaissance de Terron, le rasta bavard et souriant devenu son ami. Celui-ci l’a présenté au vrai sage du village selon lui, M. Mann, un vieil homme d’une courtoisie exemplaire, heureux de l’instruire. Il l’initie à la bonne manière de boire du rhum blanc en lui racontant l’histoire de son peuple dans un récit épique et symbolique que son visiteur mettra longtemps à interpréter, lui qui est là justement pour mieux comprendre « la manière dont les Marrons d’aujourd’hui ressentent leur monde ». Avec sa famille, il assistera à la célébration de l’anniversaire de Cudjoe, le grand chef marron, avant de quitter l’île à la mi-février. Terron lui a promis, à son prochain séjour, de l’emmener visiter les autres villages de son peuple. M. Mann, lui, l’a invité à habiter chez lui – « vous verrez ce que vous voulez voir ».

     

    Et en avril, l’Américain revient seul pour une véritable immersion dans la culture du peuple marron. Le rasta et lui, à bord d’un minibus, vont d’un village à l’autre, véhiculent des passagers éminents ou ordinaires, prennent l’initiative de faire se rencontrer des hommes qui ne se connaissent qu’à distance, souvent en désaccord, avec des conséquences parfois burlesques, parfois catastrophiques. « Obi » (l’obeah, la magie noire) et « Terreur », titres des troisième et quatrième parties du roman, annoncent la couleur. L’écrivain s’appelle désormais Johnny, même sa femme et ses enfants ont adopté ce surnom. Mais son amitié pour les Marrons et les événements auxquels il se retrouve mêlé malgré lui vont lui valoir de sérieux ennuis, jusqu’à un point qu’il n’avait pas imaginé.

     

    On retrouve ici le Russell Banks empathique, généreux, d’American Darling et le critique des milieux privilégiés de La Réserve. « Mon moteur n’est pas la révolte, mais la compassion », a-t-il confié dans Le Temps. « Mon désir d’écrivain a toujours été de témoigner (de) la douleur invisible des exclus, des oubliés. J’aime les héros ordinaires. Ceux qui savent que la bataille est perdue. Ils sont dignes. Mais sans illusions. » Le livre de la Jamaïque est une formidable initiation aux différents aspects de la société jamaïquaine, un livre d’amitié pure et émouvante, au plus près d’un peuple pauvre et fier, un thriller aussi. Mais il faut accepter de se perdre en route, de se mêler aux palabres, de suivre de multiples pistes qui ne mènent pas forcément à la vérité avec cet Américain jovial, disponible, prêt à prendre tous les risques, quitte à perdre toutes ses illusions.