Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

histoire - Page 38

  • Lanterne magique

    « Même à la lanterne magique, il ne faut pas se faire de cinéma : la plupart des liens solides se nouent au-delà de l’intellect et ne s’expriment que rarement dans les livres, mais dans les tatouages qu’on peut voir à la plage ou à la morgue, dans deux mains qui serrent une épaule sur un quai de gare et garderont – trop longtemps peut-être – cette chaleur et cette élasticité dans les doigts, dans des cartes écrites par des militaires et si mal adressées qu’elles arrivent par erreur chez de vieilles folles auxquelles on n’avait jamais dit des choses si tendres, dans le silence de deux visages qui s’enfoncent au tréfonds de l’oreiller comme s’ils y voulaient disparaître, dans ce désir si rarement comblé qu’ont les mourants de trouver le bout de l’écheveau et quelque chose à dire, dans la fenêtre qu’on ouvre ensuite, dans la tête d’un enfant qui fond en larmes, perdu dans la rumeur d’une langue étrangère.

    Courage, on est bien mieux relié qu’on ne le croit, mais on oublie de s’en souvenir. »

    (Au Seibo Hospital, Tokyo, décembre 1964-mars 1965)

     

    Nicolas Bouvier, Chronique japonaise

    Photo Nicolas Bouvier.jpg

    Couple de fermiers; Japon central, 1964

    http://www.culturactif.ch/bouviernicolas/bouvierlivre.htm

    © Nicolas Bouvier

     

     

     

  • Bouvier au Japon

    « La façon dont un peuple s’explique son existence en apprend parfois aussi long que celle dont il la vit », écrit Nicolas Bouvier au début de Chronique japonaise. Si rien, dans ces notes rédigées dans les années soixante, ne se veut un commentaire de l’actualité, tout ce qu’observe ou rapporte le grand voyageur curieux de voir, en 1964, qui du Japon ou de lui aura le plus changé, huit ans après son premier séjour, porte de façon particulière en ce moment critique pour les Japonais aux prises avec une conjonction de catastrophes : séisme majeur, tsunami, désastre nucléaire. 

    Bouvier au Japon.jpg

    Ecrivain suisse, voyageur, photographe et poète, Bouvier (1929-1998) rapporte pour commencer les mythes fondateurs d’un peuple « tombé du ciel », d’un pays né de l’union de deux esprits divins créateurs, Izanagi (celui qui invite) et Izanami (celle qui invite), union assistée par une bergeronnette « qui, de sa queue, leur bat gracieusement la mesure ». Fondé en 660 avant notre ère, l’Etat nippon s’appuie sur une mythologie qui ne connaît ni péché, ni mortification, ni morale, ni doctrine, le peuple japonais étant d’essence divine, mais son ciel, son sol et sa mentalité sont imprégnés par des « Kami » (esprits) « omniprésents, rustiques et bonasses, avec lesquels il faut partager. »

     

    Surnommé l’île des Wo ou des Wa (des nains) par les Chinois qui y débarquent au IIe siècle avant Jésus-Christ pour y faire du commerce, le Japon fera prendre conscience à son puissant voisin qu’il n’est pas né de la dernière pluie. En 607, l’empereur Shotoku-Taïshi fait porter à l’empereur chinois une lettre adressée « De l’empereur du Soleil-Levant à l’empereur du Soleil-Couchant ». L’apport chinois est indéniable : écriture, pensée de Confucius, bouddhisme. D’abord repoussé, ce dernier fusionne avec la religion shintoïste, ce sera le ryobu-shinto. « Depuis quinze siècles qu’ils coexistent, jamais le Bouddha et le Shinto n’ont été en conflit ouvert, et, dans le jardin d’un temple bouddhique, vous trouverez toujours – dans un buisson, derrière le puits, à côté de la remise du jardinier – un petit sanctuaire shinto décoré de fleurs encore fraîches, signe que l’Ancien propriétaire n’a jamais véritablement quitté les lieux. »

     

    A plusieurs reprises, dans Chronique japonaise, Nicolas Bouvier transcrit « Le cahier gris » (Kyoto, 1964) où il a noté ses impressions. Au temple du Ryo-an-ji, dont le fameux jardin – « une des manifestations les plus parfaites de l’esthétique du Zen » – voit passer des groupes scolaires qui n’ont pas le temps de s’attarder, des étrangères (françaises) qui ont eu froid à l’île de Sado et « soupçonnent en outre leurs cicerones de ne pas leur avoir livré « l’âme du Japon ». » A un spectacle de no dont la musique « possède un tel pouvoir incantatoire, une magie si souveraine que l’auditeur étranger, à peine revenu de sa stupeur, est proprement « emballé », emporté par plus fort que lui dans l’espace nocturne et raréfié du no. »

     

    Bouvier raconte l’histoire, commente les premiers contacts européens avec le Japon (vente d’armes, tentatives d’évangélisation), souligne l’engouement pour la musique occidentale de jeunes chrétiens japonais envoyés en Europe dans un autre but – « Mais c’est le propre des longs voyages que d’en ramener tout autre chose que ce qu’on allait y chercher. » Il rend hommage au jeune empereur Matsuhito qui ouvre l’ère « Meiji » (gouvernement éclairé) et déclare à ses sujets, en 1868, que « pour le salut de l’empire, le Savoir sera recherché partout où il se trouve. »

     

    Flash-back. En 1955, Nicolas Bouvier débarque à Yokobama-Tokyo pour la première fois. Cuisinier à bord du MM Cambodge après un voyage en Inde, il éveille l’intérêt de journalistes japonais toujours à l’affût de personnalités étrangères et particulièrement intéressés par la culture française. Répondre à leurs questions est plus facile que trouver une chambre pas chère. Il s’installe pour un an dans le quartier d’Araki-Cho, « un morceau de village oublié dans la ville », autrefois célèbre pour ses geishas. Un veilleur de nuit accepte de lui louer une chambre. Bouvier apprend à s’y retrouver dans les rues sans nom pour la plupart (les maisons, elles, sont numérotées selon leur année de construction, ce qui n’est pas très commode non plus). L’étranger suscite la méfiance et c’est la surprise quand il utilise tout à coup à bon escient un des nombreux proverbes japonais qu’il s’applique à retenir. « Une autre façon de montrer patte blanche est d’être très soigneux de sa personne. » Une bonne part de ses maigres ressources (il prend des photos, vivote grâce à l’un ou l’autre magazine japonais) couvre les soins du corps et des vêtements – l’homme qui ne va pas aux bains tous les soirs est un homme perdu.  

     

    Les pages consacrées à l’île d’Hokkaïdo (littéralement le chemin de la mer du Nord), la plus septentrionale, m’ont particulièrement frappée. Dans la province de Sendaï – nom depuis peu connu chez nous –, Bouvier découvre Matsushima, « un des « Trois Paysages » du Japon ». Un site dévoré par le tourisme, mais heureusement la lumière de l’aube est belle, et le touriste rarement matinal. Bouvier se rend dans la réserve des Aïnous dont le sort n’a rien à envier aux Indiens d’Amérique du Nord. Au cap Erimo, un paysage « fait exclusivement d’herbe, de lumière, de remous, pauvre, obstiné », le voyageur comprend enfin dans le brouillard ce qu’il est venu chercher dans cette île. Dans le train omnibus qui le ramène, la conversation entre vieilles personnes, des colporteurs aux visages tannés et ridés – « la compagnie la plus chaude et la plus libre que j’aie rencontrée au Japon » – s’interrompt quand, par la fenêtre, on peut voir « un oiseau d’une élégance et d’une blancheur indicibles posé au milieu des roseaux comme un vase Ming ». « Apercevoir une grue c’est mille ans de bonheur. »

     

    Nicolas Bouvier est allé au Japon à la rencontre d’un peuple. « Je mettrais volontiers Kyoto au nombre des dix villes du monde où il vaille la peine de vivre quelque temps. » Dans un beau texte d’adieu (en 1966) à cette ville où il a eu la chance d’habiter avec femme et enfants dans l’enceinte d’un temple, le voilà qui s’emballe : « je parle comme un contestataire de Kyodaï (l’université impériale de Kyoto). Me voilà bien Japonais !… » Ni carnet de voyage ni essai académique, Chronique japonaise offre des récits, des réflexions, des visages, des instants. L’auteur de L’usage du monde n’y donne pas de leçons, il partage simplement ses découvertes.

     

    Confronté à des épreuves exceptionnelles, le Japon a plus d’une fois écouté la voix de son empereur : « Il faut accepter l’inacceptable et supporter l’insupportable ». Phrase prononcée après les incendies déclenchés à Tokyo en 1923 par un tremblement de terre – cent mille morts. Reprise après Hiroshima (« Yuji parle ou une leçon de « rien » »). Mars 2011, à nouveau, pose aux Japonais, dans leur malheur, des questions cruciales.

     

  • Réaliser l'unité

    « A bien y repenser, il me semble que je passe trop de temps à régler des problèmes de préséance, des heurts internes aux mouvements, à prévenir les sautes d’humeurs de Londres, à ménager des hommes, des résistants de toujours, dont le courage ne fait pas de doute, qui ont certes un droit historique au pouvoir mais devraient comprendre qu’il n’est pas nécessaire de l’exercer pour qu’il leur soit reconnu, oui,  je perds de vue mon objectif,  organiser concrètement ce qui nous manque, un Conseil de la Résistance unissant les deux zones, leurs mouvements, les syndicats et une représentation des partis politiques… Après tout sera verrouillé sous le contrôle de De Gaulle et personne ne pourra plus négliger son poids ou vouloir commander la Résistance métropolitaine, surtout pas les Alliés… Si ces frondes continuent, si je ne parviens pas à réaliser l’unité, un jour on me prendra, on m’exécutera, croyant décapiter la Résistance avec Max, et on ne tuera qu’un pauvre homme avec des rêves éteints… »

     

    Michel Quint, Max 

    Resistance française Logo.jpg

    Logo Résistance française

    (Jean Moulin et Croix de Lorraine)

    Composition Gmandicourt (Wikimedia)

  • Max et Morisot

    La Résistance a pour moi, d’abord, le visage d’un jeune homme fusillé dans un champ le 3 septembre 1944, Hilaire Gemoets, et celui de sa sœur, ma mère. En ouvrant Max de Michel Quint, publié en 2008, ses lecteurs vont à la rencontre d’une figure autrement célèbre, celle de Jean Moulin, alias Max, dont l’auteur fait alterner le récit monologue avec celui d’Agathe, une étudiante en histoire qu’il croise de temps en temps au café de L’Etoile à Lyon. « Qu’on me pardonne de faire de Jean Moulin un héros de roman », écrit Michel Quint au début de son « Avertissement » suivi d’une « Liste des principaux résistants cités dans le roman et de leurs pseudonymes » et de quelques sigles de l’époque, d’AS à STO.

     

     

    Mai 45. Janvier 43. Juin 40. Le récit remonte le temps, retrouve ensuite la succession des mois, de février à juin 43, pour se clore en juin 45. La scène d’ouverture est terrible : « Je suis entrée aux enfers par une rue en pente. » Agathe, la guerre à peine finie, a pris l’autocar pour se rendre dans un village aux allures de fantôme, avec ses portes de maisons ouvertes sur des pièces silencieuses, vidées de leurs habitants. Vers le centre, des vociférations, une grosse rumeur de fête s’échappent de la place. « Sur l’instant, je n’ai pas compris la bacchanale, le carnaval sanglant qui s’organisait là, farouche et cruel, pire qu’aux sauvages prescriptions, aux folies des saturnales perverses de la Rome antique… » On se bouscule, on crie « A mort ! ». L’homme et la femme « qu’on massacre en kermesse », elle les connaît – « je n’ai entrepris ce voyage que pour les rencontrer, me montrer vivante à eux. » Douleur d’en être témoin, nausée, souvenirs.

     

    Agathe a ses habitudes au bistrot de M. Antonin, c’est là qu’elle fait la connaissance de Jacques Martel, décorateur, un homme dans la quarantaine qu’elle a déjà croisé dans l’immeuble d’en face où elle loge dans une chambre sous le toit. Le courant d’air, quand il a ouvert la porte, a éparpillé son cours d’histoire. Il l’aide à ramasser ses feuilles, s’excuse, bavarde, trouve qu’elle est, à vingt et un ans, « exactement le portrait de Berthe Morisot ». L’étudiante ne connaît pas cette « femme libre » dont Martel aimerait exposer des dessins dans la galerie qu’il va bientôt ouvrir à Nice.

     

    Martel-Moulin-Max a quatre ou cinq mois pour « mettre sur pied quelque chose comme un Conseil de la Résistance » commandé par de Gaulle, qui soit prêt au cas où un débarquement aurait lieu en juillet. Méfiant par rapport aux manœuvres du PC qui aimerait diriger la résistance intérieure mais soucieux de donner à tous « la juste place due à leur courage », il veille à répartir équitablement les subsides entre Combat, Libération et Franc-Tireur.

     

    Il ignore, en offrant un thé de cassis à la jeune Agathe, que dès son arrivée à Lyon en juin 40, celle-ci est tombée amoureuse de Maurice, le fils des pharmaciens Noël – « pas de bol de commencer l’amour de sa vie au début d’une guerre » – et qu’à sa suite, elle est entrée dans le Réseau, gentille assistante de la bibliothèque paroissiale qui distribue livres et fiches avec son triporteur. Elle-même s’est étonnée de trouver sur sa liste de contact les Desmedt, des amis de son père chez qui elle était censée loger et qui n’avaient pas du tout l’air de mener des activités clandestines, ce qui est la règle, bien sûr.

     

    Marcel Quint accompagne Jean Moulin de Londres en France, de Paris à Lyon, de contact en réunion secrète. Lui qui se voit en « paysan de la politique » devient le « ministre plénipotentiaire de la France libre » mais doit faire face aux partisans impatients d’agir, en particulier les réfractaires au STO, et conseiller la prudence, rappeler les ordres. Les rivalités sont incessantes – « Je suis un veilleur, un gardien de phare, un chien de troupeau. Vous ne m’atteindrez plus, messieurs les chicaniers. » Colette, Antoinette – dans la compagnie des femmes il retrouve un peu de légèreté, prend parfois des risques.

     

    Mais le danger se rapproche, la Gestapo multiplie les arrestations, Maurice arrêté, torturé, se pend dans sa cellule, Agathe doit prendre encore plus de précautions. Max la croise à L’Etoile, bien habillée, mais « parfumée au chagrin ». Sur lui aussi, l’étau se resserre. Marcel Quint, en mêlant les destinées du chef de la Résistance française et de l’étudiante au grand cœur, réussit à nous faire partager leurs élans et leurs craintes, et à nous faire mieux comprendre l’héroïque générosité de ceux qui ont risqué, voire donné leur vie à l’histoire de la Liberté.

  • Monologue

    Monologue de Marat, personnage central, résistant (et libertin) :

     

    « … C’est vrai, je mange seul, je parle seul. Un conspirateur est bien obligé de vivre seul : le métier l’exige. Je monologue à longueur de journées dans les rues et les jardins, les cafés et les restaurants, les trains et les gares, les salles d’attente et les chambres d’hôtel, ah ! j’aurai mené mon monologue intérieur dans tous les hôtels de France, zone sud et  zone nord, commis voyageur en terrorisme. La Résistance, le terrorisme comme disent les journaux, est essentiellement une longue promenade solitaire avec toutes sortes de pensées,
    de souvenirs, de projets, d’amours secrètes et de rages étouffées, qu’on remâche sempiternellement, entre les rendez-vous d’une minute, entre deux signaux,
    entre deux messages attendus huit jours et qu’il faut aussitôt brûler, entre deux amis fusillés, entre les yeux des flics qui vous guettent, entre chaque station de l’interminable itinéraire qui mène – malheur à soi s’il n’y mène pas -, qui mène au grand jour de sang où seront lavées toutes les hontes… »

     

    Roger Vailland, Drôle de jeu, Phébus libretto, 2009, 297 p., page 48.

     

    Affiche du Secrétariat Général de l'Information, Vichy, 1943..jpg

    Affiche du Secrétariat Général de l'Information,
    Vichy, 1943 (Photo JEA)