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histoire - Page 39

  • Musica

    « Cependant, les relations que la rayure noue avec la musique sont plus intimes, plus essentielles, presque ontologiques. La rayure est fondamentalement une musica, au sens plein que le latin médiéval donne à ce terme extrêmement riche, bien plus riche que le mot français « musique ». Comme la musica, la rayure est
    à la fois sonorités, séquences, mouvements, rythmes, harmonies, proportions. Comme elle, elle est mode, fluide, durée, émotion, joie. »

    Piano et partition.jpg
    www.zwatla.com/ Images libres de droit

    « La musique institue un ordre entre l’homme et le temps. La rayure institue un ordre entre l’homme et l’espace. Espace géométrique et espace social. »

    Michel Pastoureau, Rayures - Une histoire des rayures et des tissus rayés.

  • Drôle de zèbre

    Si vous aimez les couleurs et leur symbolique, des livres de l’historien Michel Pastoureau sont déjà à portée de main dans votre bibliothèque, comme Bleu – Histoire d’une couleur (2000) ou Les couleurs de notre temps (2003).
    Après Noir (2008), pas encore découvert, j’espère qu'un Rouge verra bientôt le jour. Des ouvrages passionnants, très bien illustrés de surcroît.

     

    Dans Rayures – Une histoire des rayures et des tissus rayés (1991 & 1995), Pastoureau s’intéresse à l’ordre et au désordre de la rayure dans les vêtements et le textile. Le tissu rayé que la mode contemporaine remet régulièrement à l’honneur – « Cet été, osez le chic des rayures » – a longtemps marqué l’exclusion ou la réprobation. Ainsi le zèbre, que sa robe a fait classer d’abord dans le bestiaire de Satan, ne doit sa réhabilitation qu’à Buffon, bien que son nom continue à désigner les drôles de types, voire les vilains cocos. 

    Bazille, La Toilette (1869).jpg

     

    Du Moyen Age à la Renaissance, la rayure scandalise. Lorsque Saint Louis ramène à Paris, en 1254, des frères de l’ordre du Mont-Carmel en Palestine, qui portent un manteau rayé, ceux-ci s’attirent les moqueries et le surnom injurieux de frères « barrés ». On les dit cupides, hypocrites, félons ; on leur reproche de trop fréquenter les béguines. Le pape finit par leur imposer un manteau uni en 1287.

     

    Même la représentation des figures bibliques participe de cette codification. Si Caïn, Dalila, Saül, Salomé, Caïphe, Judas portent les rayures des traîtres, le roi David porte un vêtement rayé dû à son statut ambivalent d’oriental et de musicien – « Musique, couleurs et rayures ont toujours partie liée. » Saint Joseph, personnage longtemps dévalorisé, est reconnaissable aux rayures de ses chausses, moins dégradantes que sur la robe entière, à cause de son statut ambigu.

     

    Pastoureau distingue trois structures des surfaces : l’uni, le semé et le rayé. Sorte d’uni densifié, le semé est valorisé – les rois de France portent un blason « d’azur semé de fleurs de lis d’or » – contrairement au tacheté. Au royaume des animaux, le tigre, le léopard, la truite, la pie, le serpent, la guêpe sont du côté du diable. Seul le cheval blanc à la robe unie convient au héros médiéval. Tout ce qui n’est pas « plain » relève de la transgression ou connote l’infériorité.

     

    Les rayures fréquentes dans les armoiries obéissent à un code différent et très complexe. Pastoureau, spécialiste de l’héraldique, détaille joliment le vocabulaire du blason : fascé, burelé, fascé-ployé, fascé-ondé, fascé-crénelé, fascé-dentelé, fascé-vivré, selon le nombre et la forme des raies. Dans ce chapitre, une belle miniature du Traité de fauconnerie de l’empereur Frédéric II (vers 1280) illustre la façon de représenter l’eau au Moyen Age, par des ondulations d’un vert peu saturé ;  le nageur, au corps immergé forcément rayé par l’onde, est à la fois dissimulé et mis en valeur.

     

    Du XVIe au XIXe siècle, l’usage plus large du textile pour le décor, l’ameublement, fait éclore la « bonne » rayure, le plus souvent « domestique ». Les serviteurs portent des vêtements rayés, les esclaves maures, les noirs aussi. D’où le gilet rayé du maître d’hôtel. La Révolution américaine fait souffler sur les tissus un vent de liberté et d’idées nouvelles : les rayures fines, verticales et claires sont désormais élégantes. La Révolution française lance la cocarde tricolore, le bonnet, le drapeau à trois bandes. Sans doute la mécanisation dans la fabrication des étoffes joue-t-elle aussi un rôle.

     

    Mais deux systèmes de valeurs coexistent : rayures infamantes du prisonnier ou du bagnard, rayures protectrices du pyjama qui éloignent le Malin. Aux XIXe et XXe siècles, tout le domaine de l’hygiène met à l’honneur le rayé. On ne portait auparavant que des sous-vêtements blancs ou écrus, on ne dormait que dans des draps blancs ou non teints. Le passage à la couleur se fait par le relais du pastel, « une couleur qui n’ose pas dire son nom » (Baudrillard), et de la rayure : celle-ci égaie le blanc et purifie la couleur. On la retrouve partout, dans la cuisine ou la salle de bain, sur les matelas, la vaisselle, le dentifrice.

     

    Pour le vêtement, les codes sont très élaborés : la chemise finement rayée d’un ton pâle, de bon goût, s’oppose aux rayures larges et voyantes, considérées comme vulgaires.  De même le tissu rayé se porte plutôt au masculin et le semé plutôt au féminin. Pastoureau s’intéresse à tout, de l’attirance très ancienne des peintres pour les rayures qui attirent l’œil jusqu’au pull marin de Picasso et aux bandes régulières de Buren. Et aussi aux tricots bleus et blancs des matelots, aux costumes de bain, et puis, bien sûr, à la tenue rayée – dynamique – du sportif, « l’histrion des temps modernes ».

     

    La rayure n’existe pas dans la nature, elle est une marque culturelle. Visuellement, elle pose problème par son ambivalence : elle se voit mais gêne aussi. « Trop de rayures, conclut Pastoureau, finit par rendre fou. »

     

    Illustration: Frédéric Bazille, "La Toilette" (1869)

    Pour un commentaire sonore, passer par

    http://museefabre.montpellier-agglo.com/index.php/etudier/recherche_d_oeuvres

  • Erratum

    Cela fait longtemps que je dois cette correction à JEA, qui partage sa rigoureuse érudition dans Mo(t)saïques. A propos du monument à Philippe Baucq dans le parc Josaphat de Schaerbeek, il a eu l’amabilité de m’instruire – je le cite : « Philippe Baucq a été arrêté par l'occupant le 31 juillet 1915. Motif : organisation d'un réseau d'évasion pour soldats anglais. Ce réseau débuta par Mons pour s'étendre au Nord de la France et retenir Bruxelles comme plaque-tournante. Il est resté célèbre sous le nom d'Edith Cavell. De nationalité anglaise, celle-ci dirigeait l'Ecole d'infirmières créée par le Dr Depage. Elle fut fusillée tout comme l'architecte Baucq. » 

    Philippe Baucq - monument du parc Josaphat.JPG

     

    Et de m’interroger : « Une question, si vous le permettez : le peloton d'exécution les cribla de balles le 15 octobre 1915. Or vous mentionnez 1918 comme année de décès. Il y aurait là un point d'histoire à éclaircir. » Je m’étais trompée, comme vous pouvez le vérifier sur la photo. Je voulais rephotographier la pierre de plus près, mais hélas, des barbouilleurs l’ont récemment maculée d’orange et de vert, ainsi que plusieurs sculptures du parc.

     

    Sans rapport avec ce qui précède – Camille et Gribouille se portent bien. Soigneusement brossés et placides, les deux ânes communaux de Schaerbeek se promenaient dimanche sur la grande pelouse du tir à l’arc. Visiblement, l’herbe « sucrée » (dixit le gardien) leur était savoureuse.

  • Le lycée

    « Cela faisait juste huit ans que Tourbine avait vu pour la dernière fois le jardin du lycée. Tout  à coup, une peur inexplicable lui serra le cœur. Il lui sembla qu’une nuée noire avait couvert le ciel, qu’une sorte de cyclone était survenu et avait balayé toute sa vie comme un terrible raz-de-marée balaye les quais. Oh ! ces huit ans d’études ! Que de choses ineptes, tristes, et désespérantes cela signifiait pour une âme d’enfant, mais combien de joie aussi ! Jour gris, jour gris, jour gris, le ut consécutif, Caïus Julius Caesar, un zéro en cosmographie et, de ce jour, une haine éternelle pour l’astronomie. Mais aussi le printemps, le printemps et le tumulte dans les salles, les lycéennes en tablier vert sur le boulevard, les marronniers et le mois de mai, et surtout, éternel phare au-devant de soi, l’université – la vie sans entraves – comprenez-vous ce que cela signifie, l’université ? Les couchers de soleil sur le Dniepr, la liberté, l’argent, la force, la gloire. »

     

    Boulgakov, La Garde blanche 

    Malevitch Fille aux fleurs sur wikimedia commons.jpg
  • Kiev 1918 - 1919

    Dans le premier volume des œuvres de Boulgakov (Bibliothèque de la Pléiade), après les nouvelles satiriques, La Garde blanche, un récit très différent. « Ma mère mourut en 1922. Cela déclencha une impulsion irrésistible. Je conçus le roman en 1922 et l’écrivis durant un an environ, de 1923 à 1924, d’une lancée », confie Boulgakov dans un entretien. Au départ, il envisage une trilogie en trois couleurs (blanc, jaune, rouge) qui corresponde aux étapes de la Révolution, mais après le succès au théâtre des Jours des Tourbine –  une pièce sur le même sujet qui le rend célèbre –, il modifie ses plans pour la plus autobiographique de ses œuvres. Kiev, sa ville, la mère des villes russes, y est le symbole de la civilisation, de l’ordre et de l’harmonie, avant d’être livrée à la barbarie et au chaos.

     

    « Vivez… en bonne entente » souffle avant de mourir la mère d’Alekseï Tourbine (28 ans, jeune médecin), d’Elena (24 ans, mariée au capitaine Thalberg) et de Nikolka (17 ans et demi). En décembre 1918, l’anxiété règne à Kiev et chez eux : Thalberg tarde à rentrer. Leur ami le lieutenant Mychlaïevski sonne à leur porte, incapable de rentrer chez lui, les pieds gelés après vingt-quatre heures de garde dans la neige sans bottes de feutre. Quand le mari d’Elena apparaît enfin, c’est pour repartir bientôt : il a décidé de fuir la ville avant l’arrivée de Petlioura, séparatiste ukrainien, et de gagner la Crimée en traversant la Roumanie. Elena se résigne à le voir repartir. Thalberg, en mars 1917, avait le premier mis un brassard rouge sur sa manche pour se rendre à l’école militaire, il méprise ceux qui considèrent Kiev comme une ville ukrainienne et non russe, mais l'abandonne.

     

    Malevitch Tête de paysan 1928-1929.jpg

     

    Au rez-de-chaussée de l’immeuble, l’ingénieur Vassilissa profite de la nuit pour améliorer différentes cachettes où il range ce qu’il a de précieux, sans se douter qu’une « silhouette de loup grise et dépenaillée » l’observe par la fente du drap suspendu à la fenêtre. En cet hiver 1918, « la Ville vivait d’une vie étrange, artificielle, très vraisemblablement destinée à rester unique dans les annales du XXe siècle. » L’élection de l’hetman a amené à Kiev « des princes et des miséreux, des poètes et des usuriers, des gendarmes et des actrices » : « La Ville enflait, s’élargissait, débordait comme une pâte qui lève. » Mais les Allemands vaincus abandonnent l’Ukraine. On craint les bolcheviks, et plus encore les troupes du mystérieux Petlioura dont le nom circule sur toutes les lèvres. Alekseï Tourbine et ses amis vont proposer leurs services au colonel qui recrute des volontaires au centre de la Ville. Le médecin est affecté au lycée Alexandrovski où il a fait ses études et qui ressemble maintenant à « un navire mort de trois étages ». Là, une fois les tenues et les armes distribuées, le colonel Mylachev donne l’ordre de disperser les recrues et leur donne rendez-vous le lendemain matin – on dit Petlioura tout proche.

     

    Boulgakov place les Tourbine, chacun à leur manière, au cœur du chaos qui se prépare à Kiev. L’hetman et le général en fuite, la Ville est bientôt livrée aux assauts. Le sabotage des blindés laisse la défense de Kiev à la seule unité du colonel Naï-Tours, d’une loyauté irréductible. Le docteur Tourbine, convoqué tardivement, ne comprend rien à la situation qui change rapidement d’une rue, d’un quartier à l’autre. On tire, on tue, on cherche un abri. « Il était donc venu, le temps de l’horreur. » Blessé, Alekseï Tourbine est ramené chez lui, où un confrère vient l’opérer sur place. Mais une forte fièvre l’accable, on craint pour ses jours. A l’abri des rideaux crème qui donnent « l’impression d’être coupé du monde extérieur », tandis que Tourbine s’endort après une injection de morphine, ses amis jouent au whist et parlent des âmes blessées autant que les corps.

     

    Après les événements tragiques, un office solennel est organisé à Sainte-Sophie en l’honneur de Petlioura. « Il gelait à pierre fendre. La Ville entière fumait. » Nikolka, qui a été témoin de la mort héroïque de Naï-Tours, va prévenir sa famille et ramène sa dépouille à la caserne. Elena prie, follement, s’incline et s’incline encore devant l’icône de Notre Dame de l’Intercession, pour que son frère aîné ne meure pas.

     

    La Garde blanche réussit à nous entraîner, nous aussi, les lecteurs, dans le tumulte incompréhensible de la guerre, de l’histoire en marche, avec son lot d’absurde, de haine, de courage, de lâcheté et de bêtise. Boulgakov s’est inspiré des siens pour les jeunes Tourbine dont l’idéal se heurte de plein fouet aux réalités les plus amères de l’existence. Le récit vibre de cette solidarité entre eux et leurs amis, tout en peignant une fresque puissante de la Ville en proie à ses démons. Quand les hommes de Petlioura s’en iront, ce sera le temps des bolcheviques. « Tout passera. Souffrances, tourments, sang, faim et peste. »