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histoire - Page 39

  • Réaliser l'unité

    « A bien y repenser, il me semble que je passe trop de temps à régler des problèmes de préséance, des heurts internes aux mouvements, à prévenir les sautes d’humeurs de Londres, à ménager des hommes, des résistants de toujours, dont le courage ne fait pas de doute, qui ont certes un droit historique au pouvoir mais devraient comprendre qu’il n’est pas nécessaire de l’exercer pour qu’il leur soit reconnu, oui,  je perds de vue mon objectif,  organiser concrètement ce qui nous manque, un Conseil de la Résistance unissant les deux zones, leurs mouvements, les syndicats et une représentation des partis politiques… Après tout sera verrouillé sous le contrôle de De Gaulle et personne ne pourra plus négliger son poids ou vouloir commander la Résistance métropolitaine, surtout pas les Alliés… Si ces frondes continuent, si je ne parviens pas à réaliser l’unité, un jour on me prendra, on m’exécutera, croyant décapiter la Résistance avec Max, et on ne tuera qu’un pauvre homme avec des rêves éteints… »

     

    Michel Quint, Max 

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    Logo Résistance française

    (Jean Moulin et Croix de Lorraine)

    Composition Gmandicourt (Wikimedia)

  • Max et Morisot

    La Résistance a pour moi, d’abord, le visage d’un jeune homme fusillé dans un champ le 3 septembre 1944, Hilaire Gemoets, et celui de sa sœur, ma mère. En ouvrant Max de Michel Quint, publié en 2008, ses lecteurs vont à la rencontre d’une figure autrement célèbre, celle de Jean Moulin, alias Max, dont l’auteur fait alterner le récit monologue avec celui d’Agathe, une étudiante en histoire qu’il croise de temps en temps au café de L’Etoile à Lyon. « Qu’on me pardonne de faire de Jean Moulin un héros de roman », écrit Michel Quint au début de son « Avertissement » suivi d’une « Liste des principaux résistants cités dans le roman et de leurs pseudonymes » et de quelques sigles de l’époque, d’AS à STO.

     

     

    Mai 45. Janvier 43. Juin 40. Le récit remonte le temps, retrouve ensuite la succession des mois, de février à juin 43, pour se clore en juin 45. La scène d’ouverture est terrible : « Je suis entrée aux enfers par une rue en pente. » Agathe, la guerre à peine finie, a pris l’autocar pour se rendre dans un village aux allures de fantôme, avec ses portes de maisons ouvertes sur des pièces silencieuses, vidées de leurs habitants. Vers le centre, des vociférations, une grosse rumeur de fête s’échappent de la place. « Sur l’instant, je n’ai pas compris la bacchanale, le carnaval sanglant qui s’organisait là, farouche et cruel, pire qu’aux sauvages prescriptions, aux folies des saturnales perverses de la Rome antique… » On se bouscule, on crie « A mort ! ». L’homme et la femme « qu’on massacre en kermesse », elle les connaît – « je n’ai entrepris ce voyage que pour les rencontrer, me montrer vivante à eux. » Douleur d’en être témoin, nausée, souvenirs.

     

    Agathe a ses habitudes au bistrot de M. Antonin, c’est là qu’elle fait la connaissance de Jacques Martel, décorateur, un homme dans la quarantaine qu’elle a déjà croisé dans l’immeuble d’en face où elle loge dans une chambre sous le toit. Le courant d’air, quand il a ouvert la porte, a éparpillé son cours d’histoire. Il l’aide à ramasser ses feuilles, s’excuse, bavarde, trouve qu’elle est, à vingt et un ans, « exactement le portrait de Berthe Morisot ». L’étudiante ne connaît pas cette « femme libre » dont Martel aimerait exposer des dessins dans la galerie qu’il va bientôt ouvrir à Nice.

     

    Martel-Moulin-Max a quatre ou cinq mois pour « mettre sur pied quelque chose comme un Conseil de la Résistance » commandé par de Gaulle, qui soit prêt au cas où un débarquement aurait lieu en juillet. Méfiant par rapport aux manœuvres du PC qui aimerait diriger la résistance intérieure mais soucieux de donner à tous « la juste place due à leur courage », il veille à répartir équitablement les subsides entre Combat, Libération et Franc-Tireur.

     

    Il ignore, en offrant un thé de cassis à la jeune Agathe, que dès son arrivée à Lyon en juin 40, celle-ci est tombée amoureuse de Maurice, le fils des pharmaciens Noël – « pas de bol de commencer l’amour de sa vie au début d’une guerre » – et qu’à sa suite, elle est entrée dans le Réseau, gentille assistante de la bibliothèque paroissiale qui distribue livres et fiches avec son triporteur. Elle-même s’est étonnée de trouver sur sa liste de contact les Desmedt, des amis de son père chez qui elle était censée loger et qui n’avaient pas du tout l’air de mener des activités clandestines, ce qui est la règle, bien sûr.

     

    Marcel Quint accompagne Jean Moulin de Londres en France, de Paris à Lyon, de contact en réunion secrète. Lui qui se voit en « paysan de la politique » devient le « ministre plénipotentiaire de la France libre » mais doit faire face aux partisans impatients d’agir, en particulier les réfractaires au STO, et conseiller la prudence, rappeler les ordres. Les rivalités sont incessantes – « Je suis un veilleur, un gardien de phare, un chien de troupeau. Vous ne m’atteindrez plus, messieurs les chicaniers. » Colette, Antoinette – dans la compagnie des femmes il retrouve un peu de légèreté, prend parfois des risques.

     

    Mais le danger se rapproche, la Gestapo multiplie les arrestations, Maurice arrêté, torturé, se pend dans sa cellule, Agathe doit prendre encore plus de précautions. Max la croise à L’Etoile, bien habillée, mais « parfumée au chagrin ». Sur lui aussi, l’étau se resserre. Marcel Quint, en mêlant les destinées du chef de la Résistance française et de l’étudiante au grand cœur, réussit à nous faire partager leurs élans et leurs craintes, et à nous faire mieux comprendre l’héroïque générosité de ceux qui ont risqué, voire donné leur vie à l’histoire de la Liberté.

  • Monologue

    Monologue de Marat, personnage central, résistant (et libertin) :

     

    « … C’est vrai, je mange seul, je parle seul. Un conspirateur est bien obligé de vivre seul : le métier l’exige. Je monologue à longueur de journées dans les rues et les jardins, les cafés et les restaurants, les trains et les gares, les salles d’attente et les chambres d’hôtel, ah ! j’aurai mené mon monologue intérieur dans tous les hôtels de France, zone sud et  zone nord, commis voyageur en terrorisme. La Résistance, le terrorisme comme disent les journaux, est essentiellement une longue promenade solitaire avec toutes sortes de pensées,
    de souvenirs, de projets, d’amours secrètes et de rages étouffées, qu’on remâche sempiternellement, entre les rendez-vous d’une minute, entre deux signaux,
    entre deux messages attendus huit jours et qu’il faut aussitôt brûler, entre deux amis fusillés, entre les yeux des flics qui vous guettent, entre chaque station de l’interminable itinéraire qui mène – malheur à soi s’il n’y mène pas -, qui mène au grand jour de sang où seront lavées toutes les hontes… »

     

    Roger Vailland, Drôle de jeu, Phébus libretto, 2009, 297 p., page 48.

     

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    Affiche du Secrétariat Général de l'Information,
    Vichy, 1943 (Photo JEA)

  • Drôle de jeu / JEA

    Antisémitisme, Ardennes de France, Baroque, Bibliothèque, Brel, Brèves, Caussimon, Chansons, Chronique, Cinéma, Ferré, Histoire, Histoire 14-18, Histoire 40-45, Itinéraires, Pages nomades, Photographie, Poésie, Racisme, Reggiani, Ruralité, Toponymie, Village, Voyage(s) - vous vous situez ? 

    Vailland Deux couvertures.jpg

     

    Quand j’ai lancé Textes & Prétextes, j’imaginais une aventure plutôt solitaire, or la blogosphère bruisse de liens. Pas seulement de renvois vers d’autres pages, d’autres sites, mais de relations inédites qui se nouent avec le temps entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent, ou l’inverse, par l’échange des commentaires. Si vous avez cliqué sur ces initiales, JEA, vous connaissez déjà « Mo(t)saïques », son blog remarquable écrit « dans la marge – et pas seulement par les (dis)grâces de la géographie et de l’histoire… » A travers ses chroniques blanc sur noir, rigoureusement documentées, ses poèmes parfois toponymiques au rythme des saisons et des paysages, le rouge entretient les braises d’un bon feu de mémoire et de solidarité au présent voyez sa 200e page, généreusement fêtée. JEA a récemment ouvert des « pages nomades » où il m’a fait l’amitié d’une invitation. Dans l’esprit de cette « amicale », je lui laisse la plume pour vous présenter Drôle de jeu, de Roger Vailland. 

     

    * * *

     

    La première page porte la date du 17 juin 1940. Ce Journal se referme le 23 juin 1943.

    Son auteur, Daniel Cordier, « Alias Caracalla » (1), y décrit scrupuleusement son  itinéraire depuis Bayonne. Quand le dos tourné à une France se pétainisant, il va s’engager à 19 ans dans les Forces françaises libres à Londres. Y rongeant à sang toutes ses impatiences. Jusqu’au 25 juillet 1942. Volontaire, il est parachuté près de Montluçon. Envoyé pour devenir le radio (Bip W) de Georges Bidault (2), il se retrouve secrétaire de… Jean Moulin. Daniel Cordier en sera inséparablement fidèle jusqu’à l’arrestation de Rex, le 21 juin 1943.

    Parti en Angleterre antisémite impur et dur, son cheminement le conduit à voir de ses propres yeux les préparatifs et les applications journalières du judéocide en France.
    Il ne s’en guérira pas.

    Parti d’Angleterre avec la conviction que la résistance en France était idéaliste et « efficace », il est obligé de comprendre que « la réalité est tout autre : les mouvements sont incapables de mobiliser des hommes déterminés, même peu nombreux, en vue d’opérations de choc » (3) telle la libération de Jean Moulin…

    D’ailleurs, quels responsables de mouvements ont-ils voulu seulement lever le petit doigt pour arracher aux bourreaux nazis ce président du Comité National de la Résistance ?

    Et Daniel Cordier de conclure sans exagération : « La vérité est parfois atroce ».

     

    Ce Journal de plus de 900 pages s’ouvre sur cette explication du titre :

    - « En 1943, je fis la connaissance de Roger Vailland, dont je devins l’ami.
    Après la libération, il m’offrit
    Drôle de jeu, récit à peine romancé de notre relation. « J’ai choisi pour votre personnage le pseudonyme de « Caracalla ». J’espère qu’il vous plaira. »

    Aujourd’hui, pour retracer une aventure qui fut, par ses coïncidences, ses coups de théâtre et ses tragédies, essentiellement romanesque, ce pseudonyme imaginaire a ma préférence sur tous ceux qui me furent attribués dans la Résistance. » (4)

     

    Drôle de jeu ? Buchet-Chastel l’a publié en 1945. « Le livre de poche » l’inscrivit ensuite à son catalogue en 1973. En avant donc pour le tour des bouquinistes… Avec des prix parfois indécents. Mais au Journal de Daniel Cordier mis en librairies en mai 2009, succède en novembre une réédition du roman de Vailland par Phébus libretto. Avec sans doute un lien de cause à effet. Ce libretto 303 sera notre référence. 

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    Vichy et la Résistance...  Affiche sortant de l'Imprimerie centrale de Beauvais. (Photo JEA)

     

    Dès la découverte du 4e de couverture, les lecteurs (masc. gram.) coincent sur ces précisions soulignées par Roger Vailland en 1945 :

    « Drôle de jeu est un roman – au sens où l’on dit romanesque –, une fiction, une création de l’imagination.

    Ce n’est pas un roman historique. Si j’avais voulu faire un tableau de la Résistance, il serait inexact et incomplet puisque je ne mets en scène ni les maquisards ni les saboteurs des usines (entre autres exemples), qui furent parmi les plus purs et les plus désintéressés héros de la Résistance. Mais Drôle de jeu n’est pas un roman sur la Résistance. Il ne peut fournir matière à aucune espèce de polémique – autre que purement littéraire –, et tout argument d’ordre historique ou politique qu’on y puiserait serait, par définition, sans valeur.

    Si enfin le nom ou le pseudonyme d’un de mes « héros » se trouvait appartenir à un personnage existant réellement, ce serait pure coïncidence, indépendante de ma volonté et sans aucune signification. »

     

    Voilà qui, avec du recul, semble distillé par des cornues bien précautionneuses. Si pas hypocrites. Vailland se réfugie dans les brumes de la fiction pour mieux enfumer ses lecteurs. Ou se protéger des antagonismes entre gaullistes et communistes, entre résistants de la première heure et de la dernière seconde, entre partisans d’une littérature réaliste et ceux qui s’embarquent pour des navigations plus surréalistes ???

     

    Mais dès la première page, l’auteur se dément lui-même. En présentant immédiatement « le patron » :

    - « Caracalla, qui bien qu’admirateur de l’Armée rouge (5), est loin d’être un révolutionnaire ; on raconte même qu’avant la guerre, il était inscrit à l’Action française. » (P. 13).

    Et d’insister, deux pages plus loin :

    - « Au fait, tu ne sais pas, Caracalla c’est un des chefs de la délégation gaulliste…

    - Une huile !

    - Dissident de juin 40, école spéciale en Angleterre, envoyé en France avec trente de sa promotion ; les vingt-neuf autres ont été pris ou tués… Il n’a que vingt-trois ans.

    - Tu travailles avec lui ?

    - Pas directement, mais c’est un ami personnel… » (P. 15).

     

    Impossible de ne pas reconnaître Daniel Cordier.

     

    Ainsi, les voies de deux lectures (au moins) sont-elles ouvertes dans ce Drôle de jeu. L’histoire. Le roman. En complément, voire se confondant, et non au détriment l’une de l’autre.

     

    Pour l’histoire, se distingue par exemple, la figure immédiatement identifiable de Lucie Aubrac. Elle va vraiment arracher Raymond, son mari, des griffes de la Gestapo (6) :

    - « Un jour, elle apprit qu’il allait être transféré dans une autre prison. Elle parvint à avoir la date et l’heure du transfert. Elle courut chez les camarades,
    ils restèrent sceptiques – on se méfie des illusions d’une femme aimante. Elle parvint à les convaincre. Ils n’avaient pas d’armes, tout venait d’être raflé, elle les secoua tellement qu’ils s’en procurèrent et réunirent quelques copains. Elle eut une mitraillette pour elle, car elle les avait persuadés de la laisser participer à l’affaire. Une heure avant l’action, elle parvint à s’isoler quelques instants avec le plus jeune, celui qui lui avait paru le moins sévère :

    « - Montre-moi comment on se sert de cet outil-là, demanda-t-elle. » (P. 34).

     

    Quant à la fiction, Pierre-Robert Leclercq la décrit en ces termes :

    « Drôle de jeu, le plus étonnant des romans que la période de l'Occupation ait inspirés. Son personnage central, François Lamballe, dont le nom de résistant est Marat, mène en effet une vie double, celle d'un combattant et celle d'un libertin. Une coexistence qui n'a rien de schizophrénique.

    Guerre et hédonisme. Les compagnons de Marat s'interrogent. Au cours d'une conversation avec son camarade Rodrigue, Marat donne sa réponse : "La guerre exige la même loyauté que l'amour, c'est pourquoi l'homme noble n'admet que deux occupations, la guerre et l'amour." Lui entend vivre les deux. Homme de plénitude, il est entré en résistance comme on entre en religion, sans renoncer à la sienne, qui est la religion du plaisir (…).

    En filigrane, et donnant une dimension supplémentaire à son propos, le roman nous dit aussi qu'il ne sert à rien de combattre une oppression si c'est pour aller vers la servitude. Quelque peu oublié, Drôle de jeu est en tout cas une grande oeuvre à retrouver ou découvrir. Un livre nécessaire. »

    (Le Monde, 12 novembre 2009).

     

    NOTES :

     

    (1) Daniel Cordier, Alias Caracalla, Coll. Témoins Gallimard, 2009, 931 p.

    Lire : http://motsaiques.blogspot.com/2009/07/p-145-daniel-cordier-une-si-rare.html

    (2) Georges Bidault (1899-1983) succèdera à Jean Moulin comme président du Comité national de la Résistance.

    (3) D. Cordier, op. cit., pp. 899-890.

    (4) id., p. 9.

    (5) Un oubli se creuse. Jusqu’aux débarquements de Sicile puis d’Italie, l’URSS fut seule en Europe à tenir tête aux nazis.

    (6) Le 21 octobre 1943, avenue Berthelot à Lyon, le groupe de Lucie Aubrac (1912-2007) libère d’un fourgon cellulaire Raymond (né en 1914).

  • Souvenirs de guerre

    Ma mère m’a raconté bien des choses de la guerre. J’ai dit comment à la suite de son frère Hilaire Gemoets, elle était entrée dans la Résistance. 

    Promenade à Duisburg (novembre 2009) - le kouter.JPG


    Au printemps 1944, il avait beaucoup plu pendant plusieurs jours. Occupée à la cuisine, ma mère entend un avion qui vole vraiment très bas. Tout le monde sort dans la rue. L’avion repasse, un Thunderbolt américain, un avion de chasse. Maman se précipite vers la plaine d’aviation provisoire qui servait de piste de secours aux avions en détresse. Là, rien. Mais en remontant en bout de piste, elle voit l’avion, caché par la ferme d’E. Schroeven tout près, les roues en l’air. Avec un autre, le fermier finit de déterrer le pilote, choqué, mais qui n’a finalement qu’une grosse bosse au front. Comme il parle aux hommes qui ne le comprennent pas, maman lui adresse la parole en anglais, ce dont il est très content. Il voudrait téléphoner, mais le téléphone le plus proche se trouve à deux kilomètres. A pied, il passe d’abord à la maison où elle lui lave sa blessure et où sa mère lui prépare de l’ersatz de café, qu’il n’arrive pas à boire. Puis ils vont à la laiterie, au village, là elle demande au téléphone le champ d’aviation de Brustem où se trouvait une escadrille américaine. Quand elle a dit qui elle était, on lui a répondu : "Yes, we know you.
    You are the only english speaking family over there."

     

    Maman avait suivi des cours d’anglais à Louvain pendant la guerre, dans un institut privé, à défaut d’avoir pu étudier à l’Ecole Normale comme elle l’aurait souhaité. Son père était un homme très curieux de tout et faisait partie d’un club d’espéranto. Il n’avait pu faire des études mais avait commencé son service militaire près de la frontière allemande, et appris ainsi un peu d’allemand. Grâce à cela, un jour de la Grande Guerre où les Allemands avaient rassemblé des gens dans une maison à laquelle ils comptaient mettre le feu, il s’était adressé à l’officier dans sa langue. On ne sait pas ce qu’il lui a dit, mais tout le monde a pu sortir. Grâce à lui, disait-on. Il fut le seul de quatre enfants à survivre à la grippe espagnole.

     

    Revenons à la deuxième guerre. Un autre souvenir terrible : un jour de beau temps, maman décide d’aller chez sa tante Emily à Onze-Lieve-Vrouw Tielt, à environ sept kilomètres, pour chercher du ravitaillement sans doute (on ne se déplace que quand il le faut, la guerre n’est pas finie et régulièrement des combats aériens opposent alliés et Allemands). De loin, elle voit quelques bombardiers qui reviennent d’Allemagne. Sur la chaussée de Louvain, il lui est facile de les suivre du regard. Un des avions est à la traîne, ce qui cause sa perte. Des chasseurs allemands ont commencé à tourner autour et à le mitrailler. Un moteur a pris feu, puis le deuxième. Un parachute blanc s’est ouvert, un autre, cinq en tout. Donc deux hommes n’ont pu sauter, sans doute blessés. Mais l’horreur, ce fut de voir les chasseurs allemands tourner autour des hommes en parachute et tirer sur eux. Ma mère a pleuré tout le long du chemin et sa tante n’a pas pu la consoler.  

     
    Promenade à Duisburg (novembre 2009) - les chevaux.JPG

     

    « Josée », le nom de ma mère dans la Résistance, se chargeait du courrier, le plus souvent à vélo. Une après-midi, elle va chercher un colis chez un inconnu, qui lui donne le mot de passe. Sur le chemin du retour, sur la route de Louvain, le pneu avant de son vélo éclate. Moment de panique. En plus des lettres, elle transporte quelques grenades et deux pistolets. Un contrôle de la Sicherheitspolizei (qui supervisait la Gestapo) est toujours possible, partout. Elle finit par trouver quelqu’un qui lui répare son pneu et rentre sans incident.

     

    Quelques semaines plus tard, elle doit partir subitement : son frère lui donne une lettre à porter à un officier du Quartier Général de la gendarmerie à Etterbeek, en mains propres. Elle attrape le tram à la grand-route, de justesse ; plusieurs contrôles de la Sicherheitspolizei entre Assent et Louvain l’ont sérieusement énervée. Elle ne connaît pas le contenu de la lettre mais Hilaire a dit que c’était très important. Elle doit rentrer sans faute avant vingt-deux heures ou trouver un abri quelque part, après cette heure on ne peut circuler en ville sans permis spécial. Mais elle rate la correspondance à Louvain et n’arrive sur place que vers vingt heures.

     

    Au corps de garde d’Etterbeek, on la fait attendre une demi-heure. Elle entend tout à coup des bruits de voitures et de bottes et des ordres criés à haute voix. L’officier qu’elle doit voir arrive, prend la lettre et lui dit : « Sauvez-vous vite, c’est une rafle », puis s’encourt. Dans la rue, des Allemands en uniforme armés de fusils ont coupé le trafic, peu dense à cette heure-là. Ma mère s’attend à être arrêtée mais personne ne
    lui adresse la parole. Soulagée, elle marche le long du boulevard mais la nuit tombe. Le plus vite possible, elle se rend chez des connaissances où elle se réfugie juste après le couvre-feu.
     

    Promenade à Duisburg (novembre 2009) - le clocher.JPG

     

    En juin 1944, après l’arrestation de son père, elle s’est sauvée à vélo avec sa petite valise, à travers champs, dans la lueur de l’aube naissante, pareille à un rêve étrange. Comme sa mère le lui a demandé, elle va d’abord prévenir les frères Jonckers, également résistants. Là on la fait entrer, on lui donne du café. Les hommes ne sont pas à la maison. Une heure plus tard, elle se remet en route pour aller chez une amie d’Hilaire à Diest. Sa maison se trouvait juste à l’angle du petit pont qui enjambe le Demer, en face de l’entrée du pensionnat. Dans la Demerstraat, où elle a fréquenté l’école avec sa sœur, elle aperçoit de loin des voitures. A sa droite, la porte d’une maison s’ouvre : « Mademoiselle, vous n’êtes pas une fille Gemoets ? N’allez pas plus loin, votre papa se trouve dans une des voitures et aussi un de vos frères. » Maman ne connaît pas cette femme mais ne se pose pas de questions et fait demi-tour.

     

    Après un long temps d’hésitation, elle décide de rentrer chez elle où sa mère lui raconte que, quelques minutes après son départ, les Allemands sont revenus à sa recherche. Heureusement, grâce à cette inconnue, elle leur a échappé. Plus question de rester à la maison dorénavant. Les deux premières nuits, elle dort dans le foin au-dessus d’un hangar. Le troisième jour, sa mère lui fait parvenir un billet : quelqu’un viendra la chercher. John Vandevloed, le propriétaire d’une pension de famille non loin de l’abbaye d’Averbode, l’emmène chez lui à la tombée du jour. Elle partage la chambre de sa fille Marie-Louise et donne un coup de main à celle-ci pour dresser les tables – il y a entre trente et quarante pensionnaires. On la fait passer pour une nièce.

     

    L’hôtel était plein de vacanciers, surtout de la région d’Anvers. Dans cette pension de famille dont la nouvelle aile avait été réquisitionnée par des officiers allemands, certains d’entre eux sont visiblement fatigués et découragés à la fin de la guerre ; d’autres, fanatiques, menacent de revenir avec des armes nouvelles. Ma mère apprendra plus tard que s’y cachaient aussi des Juifs. C’est là qu’elle se trouvait le 3 septembre 1944, le jour où son frère a été fusillé – ce dont elle reste à jamais inconsolable.

     

    Quand son père est revenu du camp de concentration en juin 1945, tout le village est passé à la maison pour témoigner sa sympathie, une longue file qui entrait par devant et sortait par derrière. Mais mon grand-père ne voulait parler ni de la guerre ni des camps, où les prisonniers mis au travail sabotaient la fabrication des V2, sauf avec un ancien déporté de la région d’Anvers qui venait lui rendre visite. Il ne supportait plus qu'on jette des restes de nourriture et exigea longtemps de manger avec la cuiller de métal tordu qu’il s’était fabriquée là-bas, à l’exclusion de toute autre. C’est en lisant Si c’est un homme de Primo Levi que maman comprendra beaucoup plus tard cet étrange attachement à un objet qui agaçait ma grand-mère. Trois ans après le retour d’Allemagne de mon grand-père, une infirmière allemande qui l’avait soigné à Weimar, à sa sortie du camp, est venue le visiter chez lui avec son mari : elle lui a rapporté son chapelet qu’il avait oublié là-bas. "Ecris-le aussi, me dit maman, c’est tellement beau." 

    Pour conclure ces souvenirs de guerre rédigés par « devoir de mémoire », une dernière anecdote. Un commandant de bord américain, que maman avait vu tomber du ciel un jour de l’hiver 44/45, dans le verger, et qui avait été accueilli chez eux, lui avait remis son parachute en souvenir. Quand fut fixée la date de son mariage avec un jeune aviateur wallon qui venait d’obtenir « ses ailes » à la R.A.F., sa mère et ses sœurs ont mis des heures à découdre les coutures très serrées de ce magnifique parachute blanc, très fin, avec un reflet argenté, dont une couturière allait faire sa robe de mariée. Le 8 septembre 1948, je peux encore le voir sur une photo ancienne, maman resplendit au bras de papa dans sa robe en soie de parachute. La paix l’a emporté sur la guerre.