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sémiologie

  • Vertu du roman

    binet,laurent,la septième fonction du langage,roman,policier,littérature française,parodie,uchronie,enquête policière,barthes,linguistique,sémiologie,langage,culture« Cette histoire possède un point aveugle qui est aussi un point de départ : le déjeuner de Barthes avec Mitterand. C’est la grande scène qui n’aura pas lieu. Mais elle a eu lieu pourtant… Jacques Bayard et Simon Herzog ne sauront jamais, n’ont jamais su ce qui s’était passé ce jour-là, ce qui s’était dit. A peine pourront-ils accéder à la liste des invités. Mais moi, je peux, peut-être… Après tout, tout est affaire de méthode, et je sais comment procéder : interroger les témoins, recouper, écarter les témoignages fragiles, confronter les souvenirs tendancieux avec la réalité de l’Histoire. Et puis, au besoin… Vous savez bien. Il y a quelque chose à faire avec ce jour-là. Le 25 février 1980 n’a pas encore tout dit. Vertu du roman : il n’est jamais trop tard. »

    Laurent Binet, La septième fonction du langage

  • La septième fonction

    Une critique m’avait emballée, un extrait déroutée, finalement un coup de fil enthousiaste m’a persuadée de lire La septième fonction du langage de Laurent Binet. Ce que j’ai ri ! « Qui a tué Roland Barthes ? » peut-on lire sur la couverture. Dans ce polar sémiologique et irrévérencieux, l’auteur a eu le culot de prendre pour personnages des gens célèbres du monde littéraire (des vivants et des morts, un droit que s’est octroyé l’auteur de HHhH – le grand Hic).

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    Le schéma de la communication selon Jakobson (Source : http://www.responsable-communication.net/)

    Pour qui a suivi des cours de linguistique ou de sémiologie, dans les années 1970-1980, ère du structuralisme, et pour tous les autres j’espère, quitte à manquer certaines allusions, c’est un régal de drôlerie. Laurent Binet, agrégé de lettres, est reconnaissant à Roland Barthes de lui avoir fait comprendre « qu’on pouvait tirer d’un texte plus que ce qu’il semblait dire » et que « le commentaire pouvait être une aventure ». Tout commence donc par la mort de Barthes, quelques jours après avoir été renversé par une camionnette à Paris en février 1980.

    En bon pédagogue, Binet prend soin de tout expliquer : « la sémiologie est un truc très étrange. C’est Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique, qui, le premier, en a eu l’intuition. » Sans rien de pédant, sur un ton qui ne devait pas déplaire à « Umberto Eco, le sage de Bologne, l’un des derniers sémiologues encore vivants » (décédé depuis).

    Barthes se rendait au Collège de France et sortait d’un déjeuner avec François Mitterand. Laurent Binet y voit une matière très romanesque, d’où cette enquête imaginaire. Le commissaire Jacques Bayard, qui se rend au cours de Michel Foucault pour l’interroger, comprend vite qu’il aura besoin d’un assistant éclairé pour avancer dans l’interprétation des signes.

    Ce sera Simon Herzog, jeune prof chargé d’un cours de « sémiologie de l’image ». Sa leçon sur « les chiffres et les lettres dans James Bond » et la façon dont il devine rien qu’en l’observant à qui il a affaire lors de leur première entrevue convainquent Bayard de l’embaucher. En plus de lui traduire en clair les formules absconses, il l’aidera à se repérer dans ce milieu intellectuel.

    Dès le début, une DS noire et une Fuego bleue sont signalées dans les parages de l’action, sans que le commissaire les voie. Bayard et Herzog cherchent des témoignages au Flore, puis aux Bains Diderot, un sauna à la gare de Lyon, où ils retrouvent Foucault qui pontifie même dans les « backrooms » en compagnie d’Hamed, un jeune homme également familier de Barthes.

    C’est à la Pitié-Salpêtrière où celui-ci n’est pas encore mort que surgissent « une femme, petite taille, cheveux courts, énergique, encadrée par deux hommes, l’un, chemise blanche, dépoitraillé, long manteau noir, cheveux noirs au vent, l’autre, tête d’oiseau, fume-cigarette aux lèvres, cheveux beiges » : Kristeva, BHL, Sollers, dénonçant « les conditions indignes dans lesquelles on traite un patient aussi prestigieux que leur grand ami Roland Barthes ».

    Mais une infirmière affolée appelle un médecin : elle vient de retrouver « le grand critique » par terre, désintubé, fils arrachés. Bayard se précipite dans la chambre et entend Barthes lui souffler « Sophia ! Elle sait… » avant de perdre conscience. Une fois réinstallé dans son lit, revenu à lui, Barthes, très agité, se met à discourir de façon délirante et crie avant de mourir : « Tout est dans le texte ! Vous comprenez ? Retrouver le texte ! La fonction ! Ah c’est trop bête ! »

    S’ensuit une visite à Gilles Deleuze mis en cause par BHL, dans son appartement « qui sent la philosophie et le tabac froid ». Simon Herzog est ravi d’avoir l’occasion d’entrer chez le grand philosophe, qui suit un match de tennis, Connors-Nastase. Chercher la vérité ? « Houla ! La vérité… Où c’est qu’elle commence, où c’est qu’elle finit… On est toujours au milieu de quelque chose, vous savez. »

    L’entrevue suivante l’impressionnne encore plus. Le président Giscard a demandé à rencontrer les enquêteurs : « Commissaire, le jour de son accident, M. Barthes était en possession d’un document qui lui a été dérobé. Je souhaite que vous retrouviez ce document. Il s’agit d’une affaire de sécurité nationale. » On leur donne carte blanche pour agir « en toute discrétion ».

    On suivra donc les enquêteurs de Paris à Bologne, d’Ithaca à Venise et à Naples pour découvrir le fin mot de toute cette histoire, en quelque cinq cents pages où l’on ne s’ennuie pas une seconde. On y parle crûment du sexe (clichés contemporains), que cela ne vous empêche pas de lire ce roman insolent qui m’a fait parfois éclater de rire, en découvrant les situations dans lesquelles Binet place ses personnages ou encore les calembours dans les titres de conférences d’un colloque universitaire.

    La mystérieuse septième fonction du langage – le schéma de la communication de Roman Jakobson n’en compte que six – sert-elle le pouvoir politique ? Assure-t-elle la victoire au « Logos Club » dont les joutes oratoires ne semblent pas étrangères à toute cette affaire ? Laurent Binet revisite le début des années 80, leurs théories et aussi l’histoire, avec un humour corrosif. Que ce roman burlesque, prix Fnac et prix Interallié, se retrouve dans les meilleures ventes a de quoi réjouir.

     

    * * *

    Un billet programmé avant le 22.03.16,
    je n'y ai rien changé.

    Tania

  • Musica

    « Cependant, les relations que la rayure noue avec la musique sont plus intimes, plus essentielles, presque ontologiques. La rayure est fondamentalement une musica, au sens plein que le latin médiéval donne à ce terme extrêmement riche, bien plus riche que le mot français « musique ». Comme la musica, la rayure est
    à la fois sonorités, séquences, mouvements, rythmes, harmonies, proportions. Comme elle, elle est mode, fluide, durée, émotion, joie. »

    Piano et partition.jpg
    www.zwatla.com/ Images libres de droit

    « La musique institue un ordre entre l’homme et le temps. La rayure institue un ordre entre l’homme et l’espace. Espace géométrique et espace social. »

    Michel Pastoureau, Rayures - Une histoire des rayures et des tissus rayés.

  • Drôle de zèbre

    Si vous aimez les couleurs et leur symbolique, des livres de l’historien Michel Pastoureau sont déjà à portée de main dans votre bibliothèque, comme Bleu – Histoire d’une couleur (2000) ou Les couleurs de notre temps (2003).
    Après Noir (2008), pas encore découvert, j’espère qu'un Rouge verra bientôt le jour. Des ouvrages passionnants, très bien illustrés de surcroît.

     

    Dans Rayures – Une histoire des rayures et des tissus rayés (1991 & 1995), Pastoureau s’intéresse à l’ordre et au désordre de la rayure dans les vêtements et le textile. Le tissu rayé que la mode contemporaine remet régulièrement à l’honneur – « Cet été, osez le chic des rayures » – a longtemps marqué l’exclusion ou la réprobation. Ainsi le zèbre, que sa robe a fait classer d’abord dans le bestiaire de Satan, ne doit sa réhabilitation qu’à Buffon, bien que son nom continue à désigner les drôles de types, voire les vilains cocos. 

    Bazille, La Toilette (1869).jpg

     

    Du Moyen Age à la Renaissance, la rayure scandalise. Lorsque Saint Louis ramène à Paris, en 1254, des frères de l’ordre du Mont-Carmel en Palestine, qui portent un manteau rayé, ceux-ci s’attirent les moqueries et le surnom injurieux de frères « barrés ». On les dit cupides, hypocrites, félons ; on leur reproche de trop fréquenter les béguines. Le pape finit par leur imposer un manteau uni en 1287.

     

    Même la représentation des figures bibliques participe de cette codification. Si Caïn, Dalila, Saül, Salomé, Caïphe, Judas portent les rayures des traîtres, le roi David porte un vêtement rayé dû à son statut ambivalent d’oriental et de musicien – « Musique, couleurs et rayures ont toujours partie liée. » Saint Joseph, personnage longtemps dévalorisé, est reconnaissable aux rayures de ses chausses, moins dégradantes que sur la robe entière, à cause de son statut ambigu.

     

    Pastoureau distingue trois structures des surfaces : l’uni, le semé et le rayé. Sorte d’uni densifié, le semé est valorisé – les rois de France portent un blason « d’azur semé de fleurs de lis d’or » – contrairement au tacheté. Au royaume des animaux, le tigre, le léopard, la truite, la pie, le serpent, la guêpe sont du côté du diable. Seul le cheval blanc à la robe unie convient au héros médiéval. Tout ce qui n’est pas « plain » relève de la transgression ou connote l’infériorité.

     

    Les rayures fréquentes dans les armoiries obéissent à un code différent et très complexe. Pastoureau, spécialiste de l’héraldique, détaille joliment le vocabulaire du blason : fascé, burelé, fascé-ployé, fascé-ondé, fascé-crénelé, fascé-dentelé, fascé-vivré, selon le nombre et la forme des raies. Dans ce chapitre, une belle miniature du Traité de fauconnerie de l’empereur Frédéric II (vers 1280) illustre la façon de représenter l’eau au Moyen Age, par des ondulations d’un vert peu saturé ;  le nageur, au corps immergé forcément rayé par l’onde, est à la fois dissimulé et mis en valeur.

     

    Du XVIe au XIXe siècle, l’usage plus large du textile pour le décor, l’ameublement, fait éclore la « bonne » rayure, le plus souvent « domestique ». Les serviteurs portent des vêtements rayés, les esclaves maures, les noirs aussi. D’où le gilet rayé du maître d’hôtel. La Révolution américaine fait souffler sur les tissus un vent de liberté et d’idées nouvelles : les rayures fines, verticales et claires sont désormais élégantes. La Révolution française lance la cocarde tricolore, le bonnet, le drapeau à trois bandes. Sans doute la mécanisation dans la fabrication des étoffes joue-t-elle aussi un rôle.

     

    Mais deux systèmes de valeurs coexistent : rayures infamantes du prisonnier ou du bagnard, rayures protectrices du pyjama qui éloignent le Malin. Aux XIXe et XXe siècles, tout le domaine de l’hygiène met à l’honneur le rayé. On ne portait auparavant que des sous-vêtements blancs ou écrus, on ne dormait que dans des draps blancs ou non teints. Le passage à la couleur se fait par le relais du pastel, « une couleur qui n’ose pas dire son nom » (Baudrillard), et de la rayure : celle-ci égaie le blanc et purifie la couleur. On la retrouve partout, dans la cuisine ou la salle de bain, sur les matelas, la vaisselle, le dentifrice.

     

    Pour le vêtement, les codes sont très élaborés : la chemise finement rayée d’un ton pâle, de bon goût, s’oppose aux rayures larges et voyantes, considérées comme vulgaires.  De même le tissu rayé se porte plutôt au masculin et le semé plutôt au féminin. Pastoureau s’intéresse à tout, de l’attirance très ancienne des peintres pour les rayures qui attirent l’œil jusqu’au pull marin de Picasso et aux bandes régulières de Buren. Et aussi aux tricots bleus et blancs des matelots, aux costumes de bain, et puis, bien sûr, à la tenue rayée – dynamique – du sportif, « l’histrion des temps modernes ».

     

    La rayure n’existe pas dans la nature, elle est une marque culturelle. Visuellement, elle pose problème par son ambivalence : elle se voit mais gêne aussi. « Trop de rayures, conclut Pastoureau, finit par rendre fou. »

     

    Illustration: Frédéric Bazille, "La Toilette" (1869)

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