Une critique m’avait emballée, un extrait déroutée, finalement un coup de fil enthousiaste m’a persuadée de lire La septième fonction du langage de Laurent Binet. Ce que j’ai ri ! « Qui a tué Roland Barthes ? » peut-on lire sur la couverture. Dans ce polar sémiologique et irrévérencieux, l’auteur a eu le culot de prendre pour personnages des gens célèbres du monde littéraire (des vivants et des morts, un droit que s’est octroyé l’auteur de HHhH – le grand Hic).
Le schéma de la communication selon Jakobson (Source : http://www.responsable-communication.net/)
Pour qui a suivi des cours de linguistique ou de sémiologie, dans les années 1970-1980, ère du structuralisme, et pour tous les autres j’espère, quitte à manquer certaines allusions, c’est un régal de drôlerie. Laurent Binet, agrégé de lettres, est reconnaissant à Roland Barthes de lui avoir fait comprendre « qu’on pouvait tirer d’un texte plus que ce qu’il semblait dire » et que « le commentaire pouvait être une aventure ». Tout commence donc par la mort de Barthes, quelques jours après avoir été renversé par une camionnette à Paris en février 1980.
En bon pédagogue, Binet prend soin de tout expliquer : « la sémiologie est un truc très étrange. C’est Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique, qui, le premier, en a eu l’intuition. » Sans rien de pédant, sur un ton qui ne devait pas déplaire à « Umberto Eco, le sage de Bologne, l’un des derniers sémiologues encore vivants » (décédé depuis).
Barthes se rendait au Collège de France et sortait d’un déjeuner avec François Mitterand. Laurent Binet y voit une matière très romanesque, d’où cette enquête imaginaire. Le commissaire Jacques Bayard, qui se rend au cours de Michel Foucault pour l’interroger, comprend vite qu’il aura besoin d’un assistant éclairé pour avancer dans l’interprétation des signes.
Ce sera Simon Herzog, jeune prof chargé d’un cours de « sémiologie de l’image ». Sa leçon sur « les chiffres et les lettres dans James Bond » et la façon dont il devine rien qu’en l’observant à qui il a affaire lors de leur première entrevue convainquent Bayard de l’embaucher. En plus de lui traduire en clair les formules absconses, il l’aidera à se repérer dans ce milieu intellectuel.
Dès le début, une DS noire et une Fuego bleue sont signalées dans les parages de l’action, sans que le commissaire les voie. Bayard et Herzog cherchent des témoignages au Flore, puis aux Bains Diderot, un sauna à la gare de Lyon, où ils retrouvent Foucault qui pontifie même dans les « backrooms » en compagnie d’Hamed, un jeune homme également familier de Barthes.
C’est à la Pitié-Salpêtrière où celui-ci n’est pas encore mort que surgissent « une femme, petite taille, cheveux courts, énergique, encadrée par deux hommes, l’un, chemise blanche, dépoitraillé, long manteau noir, cheveux noirs au vent, l’autre, tête d’oiseau, fume-cigarette aux lèvres, cheveux beiges » : Kristeva, BHL, Sollers, dénonçant « les conditions indignes dans lesquelles on traite un patient aussi prestigieux que leur grand ami Roland Barthes ».
Mais une infirmière affolée appelle un médecin : elle vient de retrouver « le grand critique » par terre, désintubé, fils arrachés. Bayard se précipite dans la chambre et entend Barthes lui souffler « Sophia ! Elle sait… » avant de perdre conscience. Une fois réinstallé dans son lit, revenu à lui, Barthes, très agité, se met à discourir de façon délirante et crie avant de mourir : « Tout est dans le texte ! Vous comprenez ? Retrouver le texte ! La fonction ! Ah c’est trop bête ! »
S’ensuit une visite à Gilles Deleuze mis en cause par BHL, dans son appartement « qui sent la philosophie et le tabac froid ». Simon Herzog est ravi d’avoir l’occasion d’entrer chez le grand philosophe, qui suit un match de tennis, Connors-Nastase. Chercher la vérité ? « Houla ! La vérité… Où c’est qu’elle commence, où c’est qu’elle finit… On est toujours au milieu de quelque chose, vous savez. »
L’entrevue suivante l’impressionnne encore plus. Le président Giscard a demandé à rencontrer les enquêteurs : « Commissaire, le jour de son accident, M. Barthes était en possession d’un document qui lui a été dérobé. Je souhaite que vous retrouviez ce document. Il s’agit d’une affaire de sécurité nationale. » On leur donne carte blanche pour agir « en toute discrétion ».
On suivra donc les enquêteurs de Paris à Bologne, d’Ithaca à Venise et à Naples pour découvrir le fin mot de toute cette histoire, en quelque cinq cents pages où l’on ne s’ennuie pas une seconde. On y parle crûment du sexe (clichés contemporains), que cela ne vous empêche pas de lire ce roman insolent qui m’a fait parfois éclater de rire, en découvrant les situations dans lesquelles Binet place ses personnages ou encore les calembours dans les titres de conférences d’un colloque universitaire.
La mystérieuse septième fonction du langage – le schéma de la communication de Roman Jakobson n’en compte que six – sert-elle le pouvoir politique ? Assure-t-elle la victoire au « Logos Club » dont les joutes oratoires ne semblent pas étrangères à toute cette affaire ? Laurent Binet revisite le début des années 80, leurs théories et aussi l’histoire, avec un humour corrosif. Que ce roman burlesque, prix Fnac et prix Interallié, se retrouve dans les meilleures ventes a de quoi réjouir.
* * *
Un billet programmé avant le 22.03.16,
je n'y ai rien changé.
Tania
Commentaires
A la lecture de la remarque de Tania, en bas de texte, qui s’excuse de sortir une étude sur un auteur qui fait rire dans des moments de tristesse collective, je me permets la remarque suivante :
Est-ce irrévérencieux de rebondir après deux jours de deuil en adoptant l’attitude, bien belge, d’optimisme dans le rire, en défi au mauvais sort pour reconstruire ce qu’on a aussi tenté de détruire en nous : la solidarité entre convictions religieuses ? ---
Je suis en train de le lire, alors je reviendrai sur cette critique après ...
Merci à Doulidelle pour son commentaire .. J'ai lu quelques billets très convaincants sur "la septième fonction du langage" et pour avoir entendu l'auteur en parler très bien à la radio, je l'ai noté sans hésitation.
Je l'avais lu fin 2015 et j'en ai tiré le même plaisir que toi, point par point ! Son insolence est ... roborative. tant pis je l'ai dit !
Un roman qui m'a aussi bien amusée!
Bien sûr qu'il faut continuer à rire et se moquer éventuellement!
Pas question de le rater celui-ci!
Voyons si je le trouve, sinon je te passerai commande dame Tania!
J'ajouterai et philosophiques
j'en prends note, j'ai hâte de rire :-)
@ Doulidelle : C'est pourquoi je ne l'ai ni déprogrammé ni modifié ;-).
@ Nikole : Amuse-toi bien !
@ Aifelle : Tant mieux, tu verras.
@ K : Bien dit, merci.
@ Keisha : Absolument !
@ Colo : Fais-moi signe (je l'ai rendu à la bibliothèque).
@ Adrienne : Bonne lecture.
Je l'ai offert il y a peu, j'espère qu'il sera autant aimé.
Il m'aurait fait plutôt peur à priori parce que la sémiologie, le structuralisme ... bref! mais après la lecture de ton billet j'ai vraiment envie de le lire!
@ Valérie : Un chouette cadeau, pas de doute.
@ Claudialucia : Bonne découverte, amuse-toi bien.
Pas tellement d'occasions de rire en ce moment, alors cet ouvrage pourquoi pas, surtout si cette plume est trempée dans un humour corrosif. Ces intellectuels ne cesseront pas de nous surprendre et de nous amuser. Bien que leurs erreurs et leurs errements soient souvent lourds de conséquence.
Si vous vous décidez, Armelle, j'espère que ce roman vous fera rire aussi.
Aaaaaaaah! Ça, c'est pour le moins bien insolite. Et oui, il me semble que ça m'amuserait...
Se laisser tenter... ;-)
très contente de lire ton billet tania - le livre m'attend :)
vu sur pas mal de blog mais je n'ai pas sauté le pas, on n'arrive pas à lire tout ce qu'on voudrait
@ Niki : Tu as de quoi te distraire ;-)
@ Dominique : C'est ce que je me dis souvent. Les propositions de lecture ne manquent pas !
Très prometteur, je vais le lire, un peu de dérision, je suis tentée ! ;-)
J'ai été baigné dans cette école du structuralisme. Peut-être que moi aussi, j'apprécierai tout autant que toi ce roman...
@ Pâques : Un peu, beaucoup même ! Bonne lecture.
@ Maggie : Je te le souhaite, en tout cas tu te retrouveras dans le bain ;-)
Où nous aurait mené Barthes sans cette fichue camionnette ? Au dérestructuralisme, peut-être. J'espère trouver ce livre en bibliothèque et le temps pour m'y amuser. Mais 450 pages...
A vous de voir, bon amusement si vous tentez l'aventure.
Depuis le temps qu'on me parle de ce livre (ou que je lis des articles dessus), je voudrais quand même le lire (dommage qu'on ne me l'ait pas offert !) (Contrairement à d'autres - je ne sais même plus le nom de l'auteur!)
Oh ! J'ai reconnu le schéma de la communication o;) ça date de mon époque o;)))
Sauf qu'on disait le locuteur et l'allocutaire... Le 22, j'y pense encore souvent.
@ Pivoine : De notre époque... J'espère que tu trouveras bientôt ce titre en bibliothèque près de chez toi. (Une date qui ne s'effacera pas.)
Des mois plus tard...Je reviens car je voulais te dire que j'ai pris un énorme plaisir à lire ce livre! Entre rires et souvenirs, les "grands manitous" de l'époque de mes 20 ans y sont allègrement démystifiés.
Merci pour ce conseil de lecture!
Ah ah, bien contente qu'il t'ait aussi amusée, dame Colo. Des souvenirs communs, de cours, de lectures, de discussions enflammées !