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histoire - Page 27

  • Belgique ABC...

    C’est à Jean-Baptiste Baronian que Plon a confié la confection du Dictionnaire amoureux de la Belgique – je m’en réjouis. Non que j’aie beaucoup lu ses romans, mais bien quelques-uns de ses essais sur la littérature fantastique et tout un temps, ses chroniques de bibliophile dans le Magazine littéraire. Une bonne plume, comme a dit la libraire avant de m’indiquer le livre sur une table.

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    « Ma Belgique. Une Belgique sentimentale et buissonnière. Les multiples états d’un pays souverainement sans pareil », écrit Baronian en avant-propos. Le Dictionnaire amoureux de la Belgique sera donc mon intermède préféré entre deux lectures en ce début d’année. A peine arrivée à la lettre C – pas encore lu « C’est arrivé près de chez vous » –, j’ai déjà envie de vous en parler, aussi je me lance : ce sera le premier épisode d’une chronique.

    « Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique » est la première entrée, devant « Adamo, Salvatore ». L’Arllfb se distingue de l’Académie française dont elle n’est « ni une succursale, ni un succédané, ni un erzats », précise l’auteur, qui en est membre depuis 2002. 30 membres belges (20 pour la section littéraire, 10 pour la section philologique) et 10 étrangers – tous élus par leurs pairs. Derniers reçus : Amélie Nothomb et Xavier Hanotte. (J’ajoute que notre Académie compte actuellement dix femmes.)

    Première découverte délicieuse : « Agathopèdes ». J’ignorais tout de cette Société spécialisée dans le canular ou la mystification dont font partie aujourd’hui Philippe Geluck, Jean-Pierre Verheggen, entre autres, et bien sûr Noël Godin, « l’entarteur » célèbre et décrié. Fondée en 1846, peu après l’indépendance du pays, par l’archiviste et académicien A. G. B. Schayes, elle a pour devise « tout pour un canard » et son mot de ralliement est « amis comme cochons ». Les Agathopèdes ont tous un nom d’animal issu du Roman de Renart et leur chef s’appelle « le Pourceau ». Un article irrésistible.

    Comme le veut la collection, tous les domaines se succèdent dans ce dictionnaire, de l’art (« Agneau mystique (L’) ») à l’histoire (« Albert Ier », « Baudouin »), du music-hall (« Ancienne Belgique ») au football (« Anderlecht »), sans oublier les lettres (« Anthologie de la subversion carabinée ») et les grandes villes belges.  Cinq pages pour Anvers (ville natale de Baronian). Trois pour « Ardennes » – au pluriel parce que Baronian a toujours « entendu dire qu’il y avait deux Ardennes belges : l’Ardenne des Ardennais et l’Ardenne des touristes », à égalité de pages avec « Bastogne ». « Bruxelles » en quatre pages, c’est peu (Baronian y vit depuis l’âge de deux ans), et autant pour « Bruxellisation » !

    A la direction d’orchestre, Philippe Herreweghe précède Pierre Bartholomée grâce à l’entrée « Baroqueux » où l’auteur rappelle qu’une Belge, Suzanne Clerx-Lejeune (1910-1985), avec Le Baroque et la musique (1948), fait partie des premiers musicologues à avoir caractérisé ce « champ musical européen ». Philippe Boesmans mériterait qu’on lui érige une statue ou au moins un buste à Tongres, sa ville natale, « pour la bonne et simple raison qu’il est le premier compositeur belge moderne, dont les opéras sont entrés de plain-pied dans le répertoire international. »

    Jean-Baptiste Baronian a écrit des biographies de Baudelaire, de Verlaine et de Rimbaud, il consacre un long article à Baudelaire et à ses rapports désastreux avec la Belgique. Bien sûr, il sera question aussi des belgicismes et de la bière, du billard et de « Bob et Bobette » (« Suske et Wiske en flamand »), le sympathique duo de Willy Vandersteen. Utilisez-vous encore Le Bon Usage de Maurice Grevisse ? Baronian conclut joliment cet article : « On devrait apprendre dès l’enfance que la grammaire est une science du plaisir. »

    Pour « Borchgrave (Isabelle de) », il reprend la formule de Givenchy : une « magicienne du papier ». Lui succède « Brabançonne (La) » où Baronian ne raconte pas l’incroyable bourde d’un homme politique flamand qui a entonné la Marseillaise quand on lui a demandé de la chanter, mais nous apprend que « la première mouture de l’hymne national belge a été écrite par un Français ». Louis-Alexandre Déchet ou Dechet, chevalier né à Lyon en 1801 et acteur, se trouvait à Bruxelles en 1830 et s’était « tout de suite enflammé pour la révolution belge ».

    Jacques Brel, Marcel Broodthaers, Pieter Bruegel, Bruges et Bruges-la-Morte, le roman où Georges Rodenbach a « fait d’une ville un véritable personnage romanesque » – on se doute que Baronian ne manquait pas de riches entrées pour son Dictionnaire amoureux de la Belgique et qu’il a dû en sacrifier un grand nombre.

    Mais je reviens pour terminer sur « Bruxelles », qui m’a laissée sur ma faim, même si sans doute d’autres sujets liés seront abordés plus loin dans l’alphabet. Baronian remarque d’emblée qu’aucun écrivain ne s’impose comme « référence littéraire bruxelloise absolue » et que personnellement, c’est Odilon-Jean Périer, poète méconnu, qu’il considère comme « le plus grand chantre de Bruxelles ». Sinon, il parle de son « anticlimax » comme principale caractéristique de la capitale, où « rien n’est pareil. Tout s’y côtoie et tout s’annule – le plus strict et le plus déglingué, le plus chic et le plus sordide, le plus vétuste et le plus à la page. » N’a-t-il pas raison quand il écrit que « Bruxelles, c’est le fantôme d’une ville qui s’appelle Bruxelles et qui a traversé les âges dans jamais prendre la peine de se faire une beauté » ou encore quand il parle d’un « Meccano pharaonique » ?

    « Jean-Baptiste Baronian occupe une situation particulière dans la Belgique littéraire. En effet, c’est un écrivain de profession, qui entend vivre de sa plume. D’où la diversité de ses activités littéraires : essayiste, romancier, critique, préfacier, anthologiste, – et l’éclectisme de ses goûts : il passe dans une même année du roman « littéraire » au polar signé Alexandre Lous. » (Jean Muno & Alain Bertrand, 1988) Edmond Morrel lui a tendu son micro en déclarant qu’il a écrit là selon lui une « sorte d’autobiographie ». Le Dictionnaire amoureux de la Belgique est en effet très personnel – Baronian le reconnaît : « c’est mon Brel, c’est ma Justine, et c’est mon Rubens » – et très éloigné des lieux communs, comme le remarque Frédéric Saenen qui en fait un « coup de cœur » pour Le Carnet et les Instants.

    (A suivre)

  • Assassinée

    Franck Orwell.jpg« Tous les autres dirigeants du POUM de Barcelone sont arrêtés, et pour beaucoup d’entre eux, torturés. Des procès sommaires sont organisés. Plus d’un millier de militants antifascistes, trotskistes et anarchistes, sont emprisonnés à Barcelone.
    Lorsque Orwell revient en convalescence dans la ville, l’hôtel Falcon, ancien siège du POUM, a été fermé et transformé en prison. Un arrêté gouvernemental a déclaré le POUM illégal. La police de Catalogne, téléguidée par les staliniens, traque les prétendus ennemis de la République. Orwell lui-même doit dissimuler son appartenance au POUM et se cacher. Il se terre dans la ville durant trois nuits, fuyant l’hôtel où sa femme a trouvé refuge. Il n’a plus qu’un désir : quitter l’Espagne, doublement assassinée. »

    Dan Franck, Libertad !

  • Epopée d'Espagne

    Libertad ! de Dan Franck, après Bohèmes consacré aux effervescences de l’art moderne à Paris au début du XXe siècle, raconte une autre époque : « Elle est aventurière. Elle est à l’engagement. Elle est terrible. » Années trente : le fascisme rôde en Europe. Et c’est l’Espagne qui s’embrase. Des écrivains, poètes, artistes n’y resteront pas indifférents.

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    Le récit s’ouvre sur un dîner entre Gide et Malraux place des Victoires, en 1936 : André Gide, 67 ans, rentre d’Union soviétique ; André Malraux, 35 ans, d’Espagne, où il est colonel, chef d’escadrille, dans l’armée républicaine. De ces deux grandes figures de leur génération, nous suivrons l’engagement intellectuel et politique, la vie privée aussi, jusqu’à la seconde guerre mondiale.

    Les écrivains français qui se rendent en URSS en ramènent des impressions diverses : Saint-Exupéry, envoyé par Paris-Soir à Moscou pour écrire sur le premier mai 1935, n’a pu se rendre sur la place Rouge, faute d’autorisation préalable, accordée seulement après enquête. Prévert, qui y accompagne le groupe Octobre en 1934, refuse de participer aux visites et activités de propagande.

    A Paris, André Breton gifle Ilya Ehrenbourg, qui vient de traiter les surréalistes de « dégénérés », de « véritables aliénés » dans un article. « Le troubadour de la culture soviétique », furieux, appelle Louis Aragon. Entre celui-ci et Breton, la grande amitié née de leur engagement volontaire en 1916 avait déjà commencé à se fissurer, Aragon restant soumis à Staline. Breton est alors exclu du Congrès international des écrivains à Paris où il était inscrit comme « orateur libre ».

    Le poète surréaliste René Crevel, dégoûté des basses manœuvres staliniennes, se suicide. Il était ami de Salvador Dali, étranger à toute cause autre que celle de « convertir le monde à lui-même ». Franck relate les débuts du peintre, ses rencontres avec Lorca à Madrid, avec Miró et Picasso à Paris – Picasso qui porte sur le lobe de l’oreille gauche le même grain de beauté que Gala, la muse de Dali (après Eluard et Max Ernst).

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    Puis on découvre comment Gide est devenu peu à peu « un commandeur dans le monde des arts, des lettres et des points de vue » et qui fréquente son antre parisien rue Vaneau. Les délégués au Congrès de juin 1935 « pour la défense de la culture » lui rendent visite, Gide a accepté de le présider. C’est la foire d’empoigne sur le cas de Victor Serge, traître pour les uns, innocent pour les autres. Eluard tente de lire à la tribune le discours transmis par Breton, mais il est interrompu, sifflé, applaudi. La rupture est consommée entre surréalistes et communistes.

    Marina Tsvetaïeva en a profité pour rencontrer Pasternak, avec qui elle a échangé une longue correspondance amoureuse. Mais elle n’écoutera pas son conseil : « Surtout, ne revenez pas à Moscou. » On retrouve Gide aux funérailles de Gorki qui était absent au Congrès. Gide est invité à prononcer un discours, Aragon l’aide à le composer. Gide ignore tout alors de la façon dont Gorki survivait, surveillé, étouffé par le régime soviétique, afin de rassurer faussement les Européens qui lui faisaient confiance. On offre à Gide un luxueux voyage en train vers le Caucase, mais malgré cela, en discutant avec de jeunes komsomols, l’écrivain découvre l’envers du décor. Il va le décrire dans Retour de l’URSS, que beaucoup lui conseillent de ne pas publier vu les circonstances politiques.

    En février 1936, les Espagnols ont élu un gouvernement démocrate, mais en juillet, c’est le putsch du général Franco : la guerre d’Espagne commence. « Ici, des ouvriers, des paysans, communistes, socialistes, anarchistes, anticléricaux ; là, des bourgeois, des soldats, catholiques, propriétaires. L’Espagne et ses oppositions irréductibles. »

    Dan Franck rappelle qui fut Malraux avant de s’envoler pour Madrid : son mariage avec Clara, le vol d’œuvres d’art khmer au Cambodge, sa condamnation, sa peine réduite après une pétition en sa faveur, ses écrits pour Grasset, le passage chez Gallimard, ses premiers prix littéraires. Josette Clotis, sa maîtresse, loge à Tolède. Dans l’urgence, Malraux monte l’escadrille « España », avec des mercenaires, tandis que la France opte officiellement pour la « non-intervention ».

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    Ici, à mi-lecture de Libertad ! (environ 400 pages), commence l’épopée d’Espagne : l’histoire de la guerre civile (1936-1939) et de la part qu’y ont prise les autres nations – les Italiens et les Allemands apportant leur appui militaire aux fascistes, les Soviets aux Brigades internationales venues prêter main-forte aux républicains. Ecrivains, artistes, photographes s’engagent ou témoignent sur le front anti-fasciste. Malraux, Koestler, Robert Capa et Gerda Taro, Orwell, Hemingway… Dan Franck s’attarde sur les figures qui se sont particulièrement illustrées durant ces années. Des portraits, des faits, l’espoir et le chaos.

  • Sallenave en Sibérie

    Danièle Sallenave raconte dans Sibir son voyage en 2010 avec d’autres écrivains français sur le Transsibérien, où elle a partagé son compartiment avec Maylis de Karengal (pendant un temps – ils ne sont que trois sur quinze à avoir parcouru tout le trajet). « Sibir », c’est le nom russe de la Sibérie, « syllabes étranges » répétées par les roues du « train mythique » : « sibir ! sibir ! » Treize millions de kilomètres carrés, neuf fuseaux horaires à traverser.

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    Sibir, c’est son journal de bord tenu de Moscou à Vladivostok, complété de lectures et de recherches. Il commence par cette phrase : « A cause de son passé, de son histoire, de mon histoire, la Russie n’a jamais été et ne sera jamais pour moi une destination ordinaire. » Le ton est donné : excitation, terreur et joie devant ces trois semaines à rouler vers l’est.

    La première des petites photos en noir et blanc insérées dans le texte montre une plaque de marbre où sont indiquées les villes principales de la ligne, de Москва à Владивосток, « terminus du Transsibérien sur la mer du Japon ». Comme beaucoup, Danièle Sallenave pensait que l’Europe s’arrête à l’Oural, certitude que le voyage va « ébranler ». Au bout du compte, elle affirmera que « la Russie est de part en part un pays européen. »

    Cette question traverse son récit, et beaucoup d’autres : quelles sont ici les traces de l’histoire ? qu’est-ce qui se cache derrière ce qu’on voit ? comment vit-on aujourd’hui en Russie ? quel avenir s’y prépare ? quelle place y garde la littérature ? Ses souvenirs « ineffaçables » d’un voyage au temps de l’URSS affleurent souvent. « Un voyage se dédouble toujours entre le voyage vécu qui éveille la curiosité, réveille la mémoire, et le voyage raconté qui tente d’y répondre. »

    Déception, le premier soir, sur la place Rouge à Moscou. Le Goum et le musée d’Histoire sont décorés de guirlandes d’ampoules, le mausolée de Lenine n’attire plus le regard, l’espace n’a plus rien à voir avec celui découvert alors, « exaltant, lourd de sens et dangereux ». Serait-ce qu’elle rêve encore d’utopie ?

    Très vite, en lisant Sibir, on comprend que Sallenave à qui importe tant la transmission partage ici un art de voyager : « un parcours d’attention et d’éveil, de sollicitations constantes, d’où naît une forme de compassion pour les choses et les êtres des temps révolus, une sollicitude… » Aujourd’hui convoque hier.

    A la bibliothèque de langue étrangère où se tient une conférence de presse, elle parcourt le livre de Tomasz Kizny sur le goulag, recopie une citation de Chalamov et frémit en regardant la carte des camps sur tout le territoire de l’URSS – beaucoup seront sur leur trajet – « c’est là qu’ont achoppé nos discours et nos illusions sur le communisme réel ».

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    Source : Espace transsibérien

    Pendant longtemps, on ne traversait la Russie que du nord au sud sur la Volga, ou d’est en ouest, sur la piste des caravanes. La construction du Transsibérien est « une nouveauté radicale, un projet pharaonique » (en moins de vingt-cinq ans, et des milliers de morts). Le chemin de fer a modernisé l’Europe, désenclavé les régions isolées. Plus de 9000 km de voie relient les deux extrémités de l’empire russe.

    Si ses premières impressions souffrent de ses souvenirs, une fois installée dans son compartiment (minuscule, un peu spartiate, ce qui ne lui déplaît pas), Danièle Sallenave retrouve son allant pour convoquer les lectures qui l’accompagnent : Alexandre Dumas, Jules Verne (Michel Strogoff) qui écrivait « le Volga » comme on disait au XIXe siècle – « Ô beauté du monde reflétée dans les livres ! » – et la littérature russe.

    Sibir. Moscou-Vladivostok est le journal d’une intellectuelle. Bien sûr, elle note les détails pratiques de la vie dans le Transsibérien (horaires, repas, cachets pour dormir…), mais on peut compter sur elle pour décrire les paysages printaniers, les grands fleuves, les gares et les villes étapes, les rencontres, les conférences, et aussi aller plus loin, rappeler l’histoire, s’interroger sur les noms, les choses, ce qui est dit ou tu.

    Trois semaines en train, arrêts à Nijni Novgorod, Kazan, Ekaterinbourg, Novossibirsk, Krasnoïarsk, Irkoutsk, Oulan-Oude, Vladivostok. A chaque arrivée, sur le quai, un orchestre accueille les voyageurs, on leur présente le pain et le sel. Sallenave a lu pour préparer son voyage, elle continue à lire et à chercher à comprendre ce qui se présente à eux.

    Bonheur – « Oh ! que ce voyage dure toujours ! » Couleurs pastel, statues, inscriptions. La Russie vient à leur rencontre, avec la « mémoire du temps révolu ». Elle regarde, engrange, même ce qu’elle ne comprend pas. Des maisons anciennes, en bois, vont bientôt laisser place à un golf : « Douceur du temps présent : mortelle douceur qui cache une destruction irrévocable, prévue ou déjà en route, ou en cours d’achèvement. »

    Sallenave rêve de se rapprocher du lieu où vit la dernière survivante d’une famille de vieux-croyants exilés, Agafia Karpovna, « l’ermite de la taïga ». Quelqu’un crie lorsqu’ils passent à Krasnoïarsk : « Agafia, Danièle arrive ! » On lui apporte « des pommes de cèdre, sa principale nourriture ». C’est le paradoxe des voyages : « ce qu’on voit est indéniable, irréfutable, irremplaçable, aucune lecture ne saurait le remplacer, et jamais cependant on n’en sait assez pour profiter pleinement de ce qu’on voit. » Au temps du voyage vécu succédera le temps du voyage dans les livres.

    On croise beaucoup de gens dans le récit de Danièle Sallenave, on entend avec elle, à Oulan-Oude, cette voix qui dit : « Tout est difficile aujourd’hui, pas seulement au niveau matériel mais au niveau humain. » Dans nos pays développés, s’interroge l’auteure, ne perdons-nous pas, nous aussi, ces « capteurs d’humanité » dont les hommes ont besoin pour survivre ?

    Sibir, récit de voyage, est aussi approfondissement des connaissances, interrogation sur le sens, sur les valeurs. En Russie, l’intelligentsia ne désigne pas forcément les intellectuels « mais, de façon beaucoup plus large, le choix d’une vie faisant une grande place à la culture, aux livres, aux conversations, à la musique… » Aujourd’hui, peut-on encore vivre ainsi en Russie, en Europe ?

  • Fortune

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    « Inconstante, versatile, imprévisible, la déesse Fortune porte dans les images de la fin du Moyen Age une robe rayée ou mi-partie. On la voit ici entourée de ses deux frères, tels que les décrit Christine de Pisan dans son célèbre Livre de la mutation de Fortune (1400-1403). A gauche, Heur est un jeune homme vêtu de vert et couronné de feuillage. A droite, Meseur (Malheur) est un paysan rustaud et court vêtu dont la massue prête à frapper est quelque peu inquiétante. » 

    Michel Pastoureau, Vert. Histoire d’une couleur 

    Miniature d’un manuscrit du Livre de la mutation de Fortune de Christine de Pisan
    (vers 1420-1430). Chantilly, Musée Condé.