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histoire - Page 28

  • Les aléas du vert

    Michel Pastoureau, après Bleu et Noir, a consacré un album à la couleur verte, qui n’a pas toujours eu bonne réputation sa couleur préférée. Vert. Histoire d’une couleur (2013) déroule sa chronologie en cinq phases : une couleur incertaine, une couleur courtoise, une couleur dangereuse, une couleur secondaire, une couleur apaisante. Comme pour les essais précédents, l’édition originale est merveilleusement illustrée (je lui emprunte les illustrations et légendes ci-dessous). 

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    L’auteur s’interroge d’abord sur la place très discrète réservée au vert « du néolithique jusqu’au début du Moyen Âge », au point qu’on s’est demandé si les Grecs voyaient cette couleur, pour laquelle aucun mot précis n’existe en grec ancien. Nietzsche écrit même que leur œil « était aveugle au bleu et au vert ». C’est l’occasion pour Pastoureau de rappeler que pour l’historien, « c’est d’abord la société qui « fait » la couleur, pas la nature, ni le couple œil-cerveau. »

     

    « Viridis » a donné « vert » et « verde » aux langues romanes, le latin dispose d’un vocabulaire des couleurs précis. Mais pas plus qu’en Grèce, le vert ne colore les objets ni le vêtement des Romains de l’antiquité – teindre dans un vert « solide » n’était pas aisé, le mélange du jaune et du bleu était alors inconnu. Seule la verrerie offre alors de beaux verts (et bleus).

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    Sir Lawrence Alma-Tadema, A Coign of Vantage (1895) Collection particulière.

    Sous un titre amusant, « L’émeraude et le poireau », Pastoureau décrit la plus forte présence du vert sous l’Empire romain, notamment dans les peintures murales et les mosaïques. C’était la couleur préférée de Néron : « Il aime s’habiller de vert, collectionne les émeraudes, soutient l’écurie verte dans les courses de chars et, en matière de cuisine, se délecte des poireaux. »

     

    Dans la liturgie chrétienne, le vert est une couleur « moyenne » portée par le célébrant pour les jours ordinaires, moins solennelle que le blanc, le rouge et le noir. Bien que Pastoureau se limite à l’histoire des couleurs en Occident, il ne peut passer sous silence l’élection du vert comme couleur de l’islam : couleur toujours positive dans le Coran, le vert est aussi celle du turban de Mahomet et par la suite celle de ses descendants. A partir du XIIe siècle, il prend une valeur politique en réunissant tous les peuples arabes de l’islam. Et peut-être son absence dans les emblèmes des croisés a-t-elle contribué à sa promotion dans le camp adverse. 

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    "Al-Khidr", figure du Coran, miniature mongole (XVIIIe siècle), détail. Rampur, collection particulière.

    Le vert, couleur de la nature, est depuis longtemps associé au jardin, au verger, au printemps. Et en particulier le premier mai, jour où il faut « s’esmayer », « c’est-à-dire planter le mai pour fêter l’arrivée du plus beau mois de l’année ». C’est donc au Moyen Age la couleur de la jeunesse, de l’amour et de l’espérance, mais aussi de l’inconstance et de la frivolité. Frau Minne, déesse de l’amour dans la poésie lyrique de langue allemande, porte souvent une robe verte. Dans ce monde courtois germanique, le tilleul est l’arbre de l’amour, avec ses feuilles en forme de cœur, et offrir un perroquet vert, un geste amoureux.

     

    Les jeunes filles à marier portent du « vert, j’espère » ; une fois mariées, les femmes portent souvent du vert pour signaler l’attente d’un heureux événement, comme dans la célèbre toile de Van Eyck, Le Mariage Arnolfini. Saviez-vous que le vert est la couleur de Tristan ?  Son destin tragique fait la transition vers le côté maléfique de la couleur de plus en plus ambivalente : « d’un côté, le bon vert, celui de la gaîté, de la beauté, de l’espérance, (…) de l’autre, le mauvais vert, celui du Diable et de ses créatures, des sorcières, du poison ». 

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    Jean Van Eyck, Le Mariage Arnolfini (1434). Londres, The National Gallery.

    Au XVIe siècle, le règlement interdit aux teinturiers de mélanger le jaune et le bleu, leur spécialisation selon les couleurs et selon les matières textiles est stricte. Les mélanges sont jugés démoniaques et les « tricheurs » sont mal vus. En français, on rapproche « teindre » et « feindre » ; en anglais, « to dye » (teindre) et « to lye » (mentir).  Les teintures produisent soit du « vert gai » (joyeux, vif) soit du « vert perdu » (pâle, fané). Le vert, chimiquement instable, ne tient pas bien.

     

    Vert. Histoire d’une couleur étudie les usages, les codes, les procédés de teinture et bien sûr la symbolique. Dès la fin du Moyen Age, le vert est la couleur de l’argent, de l’avarice. Les tables de jeux se couvrent d’un tapis vert, « couleur qui symbolise tout ensemble le hasard, l’enjeu, la mise et l’argent que l’on va gagner ou perdre. » Il fait par ailleurs son entrée dans le blason où on le nomme « sinople ». 

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    Le prophète Osée. Verrière haute de la nef de la cathédrale d'Augsbourg, vers 1110-1120.

    Michel Pastoureau parle du « chromoclasme protestant » (rejet des couleurs voyantes) ; du vert des peintres, d’abord issu de matières naturelles puis du mélange de jaune et de bleu ; d’Alceste que Molière appelle « l’homme aux rubans verts »… La diversité des entrées entretient l’intérêt tout au long de cette étude riche en anecdotes. La couleur verte y est abordée dans son ambivalence – toxique ou protectrice – et aussi en rapport avec les autres couleurs, notamment comme la complémentaire du rouge (les feux de circulation ne sont pas oubliés).

     

    Le vert était la couleur préférée de Goethe, de Napoléon, mais il a fallu attendre le XXe siècle pour qu’on le considère en général comme une couleur apaisante et associée à la santé (blouse du chirurgien, croix des pharmacies…). Si presque une personne sur deux, en Occident, préfère le bleu, le vert a tout de même la faveur d’une personne sur cinq ou sur six (c’est davantage que pour les autres couleurs). Moins de dix pour cent des personnes le détestent, certaines continuent à lui attribuer un côté « vénéneux, funeste, maléfique ». 

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    Félix Vallotton, Le Ballon (1899). Paris, musée d'Orsay.

    A notre époque, la défense des espaces verts et de l’environnement a sans doute contribué à en faire une couleur sage, le plus souvent positive : le vert est « sain, tonique, vigoureux », « libre et naturel », « riche de multiples espérances, tant pour l’individu que pour la société ».

  • Monique / Misha

    Née en 1937, la petite Monique De Wael de la rue Floris à Schaerbeek est recueillie par ses grands-parents à Anderlecht quand ses parents sont arrêtés en 1941. Elle n’a que quatre ans, mais doit alors porter le fardeau d’une réputation honteuse : « la fille du traître », d’un résistant devenu collaborateur de la Gestapo. 

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    Rue Floris

    Serge Aroles, un chirurgien et chercheur qui écrit sur les enfants-loups, dénonce en 2008 l’imposture d’un récit autobiographique à succès paru aux Etats-Unis en 1997, Survivre avec les loups (Misha : A Mémoire of the Holocaust Years). Malgré les insultes à son égard, il persiste dans ses accusations. Il faudra des problèmes juridiques entre l’auteure Misha Defonseca, son nègre et l’éditrice, pour que celle-ci enquête sérieusement sur la vraisemblance d’une histoire traduite dans le monde entier et adaptée au cinéma avec succès, celle d’une petite fille juive partie à la recherche de ses parents à travers toute l’Europe en 1941.

     

    La vérité éclate : Misha Defonseca s’appelle en réalité Monique De Wael, elle n’est pas juive, elle n’a pas fait ce grand voyage. Comme aurait dit Aroles, « les loups ont tué des fillettes juives, les loups ne les ont jamais aidées. » Mariée aux Etats-Unis, la fille de Robert De Wael vivait dans un déni total. Mais les preuves contre elle ont fini par lui faire avouer son imposture.

  • Résistances, 2e

    La deuxième « promenade racontée » sur le thème des Résistances à Schaerbeek pendant les deux guerres débute place Colignon, sur le parvis de l’Hôtel communal. Au cœur d’un quartier qui a gardé son homogénéité historique, celui-ci est lui-même un symbole de la Résistance. Sous le porche où nous attend le guide de PatriS, nous échappons aux premières gouttes de pluie – un orage menace en cette fin d’après-midi (5/7) et d’une semaine caniculaire.  

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    Hôtel communal de Schaerbeek (au retour)

    En 1914, l’Hôtel communal détruit par un incendie en 1911 est déjà reconstruit, avec une extension à l’arrière. Le gros œuvre est quasi achevé. La commune fera traîner les travaux de finition intérieure pour éviter que ses ouvriers soient envoyés au Travail Obligatoire – résistance passive. La guerre terminée, la fête nationale du 21 juillet 1919 a lieu ici, en présence du roi, sorte d’inauguration officielle.

     

    Au retour, il sera question de 40-45 et d’armes, mais durant la première guerre mondiale, les résistants ne forment pas de milice armée. Ils acheminent du courrier clandestin, recueillent des renseignements, organisent des filières d’évasion, comme expliqué lors du premier « Parcours de résistances dans le quartier Huart-Hamoir » l’été dernier. (Un troisième parcours est prévu à la fin de cette année.) 

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    Un cortège de parapluies descend alors la rue Verhas et nous regardons à nos pieds le petit pavé en laiton sur le trottoir du numéro 3, à la mémoire de Maurice (Marcel) Orcher, arrêté le 8/7/1943, sous une grosse averse comme le jour où il a été installé (voir la vidéo). Ce résistant servait de boîte aux lettres ; chacun assurait un seul type de mission pour assurer la sécurité des autres filières.

     

    Depuis 1990, on installe partout en Europe les « stolpersteine » ou « pierres d’achoppement » de dix cm sur dix de l’artiste Gunter Demnig (né en 1947). Il y en a déjà plus de 48 000. A Anvers, certains Juifs sont hostiles à leur installation : pour ceux-ci, on ne doit pas marcher sur le nom des déportés. Au 40 de la rue Vondel, nouvel arrêt près des pavés de mémoire pour un couple de résistants, Salomon et Elisabeth Karolinski-Orcher, morts en déportation. 

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    La pluie s’est arrêtée, le ciel se nettoie. Au 72, rue Renkin, le fronton de la porte d’entrée est décoré d’un bas-relief : une palette de peintre. C’était l’atelier de Franz Kegeljan, un passionné d’histoire réputé pour ses vues historiques de Namur. Ses œuvres ayant disparu dans un incendie, il recommence à 67 ans, en 1914, et en peint cent au lieu des vingt disparues ! En plus de son hôtel de maître rue de Fer à Namur (actuel Hôtel de Ville), il en fait construire un très beau ici, près de son atelier bruxellois (n° 70).

     

    Marié à Louise Godin, il a eu le malheur de perdre un fils emporté à dix-sept ans par la tuberculose et donne son nom à l’Institut Kegeljan à Salzinne, un hospice pour enfants malades fondé par son épouse. Notre guide mentionne aussi le nom du peintre Emile Bulcke qui avait sa maison pas très loin, rue Seutin (aujourd’hui charmante maison d’hôtes). 

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    Atelier (rez-de-chaussée à gauche) et hôtel de maître de Franz Kegeljan (Street View)

    Nous descendons la rue pour nous arrêter devant une double maison art nouveau, aux 90 et 92 : la maison Langbehn a reçu le Prix du Patrimoine 2014 pour sa restauration dans les règles de l’art. Deux portes, deux numéros : elle fut construite sur deux parcelles avec une différence de niveau. « La Maison Langbehn porte ce nom en mémoire de l’artiste plasticien Roger Langbehn tombé au champ d’honneur en 1918, à Montdidier, dans la Somme, à l’âge de 26 ans. » L’histoire de cette demeure est marquée par la mémoire et la transmission : à lire ici.

     

    Rue Gallait, une façade grise toute simple, aux fenêtres encadrées de noir, cache aussi une maison double, elle porte les numéros 106 et 108 pour la seconde, monumentale, invisible de la rue, en intérieur d’îlot.  Celle-ci était un lieu propice aux rencontres secrètes : les partisans s’y donnaient rendez-vous, on y déposait la presse clandestine et des armes. 

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    Maison Langbehn / Photo Odonacc (Wikimedia commons)

    Le 106 fut la maison-atelier du sculpteur Louis Van Cutsem, portraitiste des sportifs : ici ont défilé les gloires du sport belge, de la boxe, du cyclisme, jusqu’à Eddy Merckx. Pour avoir hébergé et aidé des juifs, le couple Van Cutsem a reçu la médaille des Justes. On doit aussi à Van Cutsem une statue pour le Monument des résistants martyrs en Brabant wallon.  

    Dernier arrêt avant de remonter place Colignon, au 58 rue Floris. Là habitait en 1940 Robert De Wael, un jeune lieutenant de réserve d’un corps d’élite, les Grenadiers, la garde royale, agent communal à Schaerbeek. Persuadé du caractère temporaire de la défaite, les Grenadiers continuent à s’entraîner et organisent des réunions secrètes pour recruter des jeunes voulant s’engager dans la Résistance. De Wael est nommé commandant de la Deuxième Compagnie des Francs-Grenadiers. 

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    106-108, rue Gallait, ancien atelier du sculpteur Louis Van Cutsem

    La suite nous est racontée à l’Hôtel communal, lieu de résistance active ; durant la seconde guerre, différents réseaux s’étaient constitués au sein de l’administration communale, y compris dans la police. On raconte que De Wael ne voulait que des militaires dans son groupe. L’entraînement avait lieu dans la forêt de Soignes et il fallait prêter serment de fidélité au roi Léopold III (des étudiants de l’ULB refusent et forment le groupe G).

     

    Robert Dewaele, promu au ravitaillement, a toutes les audaces. A l’entrepôt de la rue des Palais, il n’hésite pas à cacher des armes. Son caractère vantard, bagarreur et son imprudence ne sont pas pour rien dans les dénonciations dont il fait l’objet. Une première qui n’a pas été prise au sérieux amène Dewaele à évacuer les armes rue Floris, mais on finira par fouiller chez lui. Les Allemands trouvent alors et les armes et un carnet derrière un tableau, avec tous les noms de sa compagnie. Une soixantaine seront arrêtés. 

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    Lui et sa femme sont mis aux arrêts, envoyés à Cologne, où, bien que n’ayant pas été torturé physiquement, il donne aussi les cadres des Grenadiers. Lors d’un premier procès, il récuse ce qu’il a dit ; lors du second, ses compagnons sont condamnés à mort. Une plaque en pierre, à droite du porche de l’Hôtel communal, leur rend hommage.

     

    Une dernière histoire connexe, qui a provoqué surprise et réactions dans le groupe des visiteurs (parmi lesquels des descendants de résistants), serait trop longue à ajouter ici, je vous en parlerai dans mon prochain billet.

  • Design

    pastoureau,noir,histoire d'une couleur,essai,littérature française,histoire,europe,couleurs,symbolisme,culture« Le noir du design n’est ni le noir princier et luxueux des siècles précédents, ni le noir sale et misérable des grandes villes industrielles ; c’est un noir à la fois sobre et raffiné, élégant et fonctionnel, joyeux et lumineux, bref un noir moderne. Même si l’histoire des relations entre le design et les couleurs a souvent été faite de rendez-vous manqués (pensons ici aux vilaines teintes pastel des années 1950 ou bien des vulgarités chromatiques des années 1970), celle du design et du noir a été parfaitement réussie. Pour beaucoup de créateurs et pour une large partie du public, le noir est même devenu au fil des décennies la couleur emblématique du design et de la modernité. »

     

    Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur

     

    Lampe à poser Kartell Taj ( http://www.uaredesign.com/taj-alessi-lampe-poser-noir.html )

  • Noir Pastoureau

    J’espère lire un jour l’histoire du rouge sous la plume de Michel Pastoureau. Dans son introduction à Noir – que le noir soit une couleur n’a pas toujours été une évidence – l’historien repousse l’idée de consacrer une monographie à chacune des six couleurs « de base » de la culture occidentale et des cinq couleurs « de second rang », ce qui « n’aurait guère de signification » à ses yeux. Vert est pourtant paru en 2013, espérons que l’auteur change d’avis.  

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    Voyons donc Noir. Histoire d’une couleur (2008). Une lecture noir sur blanc dans la collection Points, sans les illustrations qui agrémentent les albums originaux au joli format presque carré, soit dit en passant. Au travail depuis des décennies sur « l’histoire des couleurs dans les sociétés européennes, de l’Antiquité romaine jusqu’au XVIIIe siècle », Pastoureau en rappelle les difficultés. 

    D’abord en ce qui concerne les couleurs : « sur les monuments, les œuvres d’art, les objets et les images que les siècles passés nous ont transmis, nous voyons les couleurs non pas dans leur état d’origine mais telles que le temps les a faites. » De plus, nous les regardons « dans des conditions d’éclairage très différentes » d’avant. Et depuis le XVIe siècle jusqu’à récemment, historiens et archéologues ont travaillé à partir de gravures et de photographies, un « monde fait de gris, de noirs et de blancs ».

     

    Une autre difficulté concerne la méthode, tant d’interrogations surgissent pour comprendre « le statut et le fonctionnement de la couleur » dans une société à une époque donnée, avec des « enjeux économiques, politiques, sociaux ou symboliques s’inscrivant dans un contexte précis ». Le danger de l’anachronisme n’est pas le moindre. Si le bleu est aujourd’hui une couleur froide, au Moyen Age et à la Renaissance, il passait pour une couleur chaude, « parfois même la plus chaude de toutes les couleurs ». La couleur est « un fait de société ».

     

    En cinq chapitres, voici donc la chronologie du noir, du commencement du monde – « le noir matriciel des origines » – à nos jours. Pour les Anciens, « le feu est rouge, l’eau est verte, l’air est blanc et la terre est noire. » Au Moyen Age, on attribue le blanc aux prêtres, le rouge aux guerriers, le noir aux travailleurs. Le latin distingue « le noir mat (ater) et le noir brillant (niger) » comme il distingue deux blancs, albus et candidus. Peu à peu, le lexique des couleurs a laissé la luminosité dans l’ombre au profit de la coloration, et ce sont les comparaisons qui diront les nuances : noir « comme » la poix, la mûre, le corbeau, de l’encre…

     

    Des connotations négatives sont depuis longtemps associées au noir, couleur de la mort, des enfers, des méchants. Cependant Pastoureau note que la fiancée du Cantique des cantiques proclame « Je suis noire mais je suis belle » (Ct I, 5). Autre exemple d’ambivalence, la symbolique du corbeau, « l’être vivant le plus noir qui puisse se rencontrer » : l’oiseau « qui observe le monde et connaît le destin des hommes » est entièrement positif pour les Germains, impur et diabolique pour les Pères de l’Eglise.  

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    Le petit chaperon rouge, illustration pour un article de Michel Pastoureau

    L’époque féodale fait du noir la couleur du diable et des démons. Puis on verra des diables rouges et même des diables verts, probablement parce que c’est la couleur des musulmans ennemis des chrétiens au temps des croisades. « Tout un cortège » d’animaux noirs porte cette malédiction, l’ours, le loup, le chat et aussi les chimères, la liste est longue de ce « bestiaire inquiétant ».

     

    A l’opposé, la couleur contribue à dissiper les ténèbres et après l’an mil, les bâtisseurs d’églises sont « chromophiles ». Toutes les techniques célèbrent la lumière divine : « peinture, vitrail, émail, orfèvrerie, étoffes, pierreries ». D’autres refusent cette vision. Pastoureau rapporte l’aversion de saint Bernard pour la polychromie et la querelle des habits monastiques, « le blanc contre le noir ».

     

    Aussi spécialiste du blason, Michel Pastoureau indique les correspondances des couleurs dans ce vocabulaire spécialisé – or, argent, gueules, azur, sable, sinople – et les règles pour les juxtaposer. Le noir n’y a pas de valeur particulière, ce qui a pu contribuer à l’apparition du « chevalier noir » soucieux de cacher son identité. Le noir devient dans les romans de chevalerie la couleur du secret.

     

    Du XIVe siècle au XVIe, il est « une couleur à la mode ». Maurice l’Egyptien, « l’archétype de l’Africain chrétien », devient le saint patron des teinturiers. Jusqu’alors, il était très difficile de teindre les étoffes dans un beau noir solide, mais la demande des princes aidant, de nouveaux procédés vont accompagner la « mode des noirs vestimentaires qui touche toute l’Europe fortunée à partir du milieu du XIVe siècle. »

     

    De noir s’habillent les légistes, juristes, magistrats, tous ceux qui travaillent au service de l’Etat, « signe distinctif d’un statut particulier et d’une certaine morale civique ». Et puis toute une clientèle « riche et puissante », Philippe le Bon, Charles-Quint, Philippe II. « En matière d’étoffes et de vêtements, tout est donc réglementé selon la naissance, la fortune, la classe d’âge, les activités ».  

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    http://www.astropolis.fr/articles/Biographies-des-grands-savants-et-astronomes/Isaac-Newton/astronomie-Isaac-Newton.html

    Avec le développement de l’imprimerie, « l’encre devient le produit noir par excellence », le livre « un univers en noir et blanc ». Au XVIIe siècle, Isaac Newton met en valeur le spectre de la lumière, tournant décisif dans l’histoire des couleurs et dans celle des sciences. Un nouvel ordre chromatique est révélé : « violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge », le classement scientifique de base jusqu’à nos jours. C’est une révolution : « le noir et le blanc ne sont plus des couleurs ».

     

    Le dernier chapitre décrit le triomphe de la couleur au XVIIIe siècle, le retour du noir à l’époque romantique, « le temps du charbon et de l’usine », l’avènement du Technicolor et le succès de la « petite robe noire ». Le noir s’impose aussi comme couleur du pouvoir, « à la fois moderne, créatif, sérieux et dominateur ». Aujourd’hui omniprésent, il a perdu de sa superbe, il est « rentré dans le rang », affirme Pastoureau, observant qu'il n’est ni la couleur la plus appréciée (le bleu) ni la moins aimée (le jaune). Serait-il devenu une couleur comme les autres ?