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etats-unis - Page 8

  • Obstinée

    joyce carol oates,les chutes,roman,littérature anglaise,etats-unis,niagara,suicide,mariage,famille,musique,pollution,justice,injustice,écologie,société,préjugés,culture« Colborne jeta un regard implorant à Dirk Burnaby, qui contemplait cette femme obstinée avec une sorte de fascination. Il ne savait que penser d’elle ; il avait la tête si vide. Une idée bizarre lui traversa l’esprit : elle était si menue, quarante kilos tout au plus, qu’un homme pouvait la soulever, la jeter sur son épaule et l’emporter. Et qu’elle proteste ! Il s’entendit dire : « Je ne pense pas que vous ayez saisi mon nom, madame Erskine ? Je suis l’ami de Clyde, Dirk Burnaby. Avocat. J’habite à trois kilomètres d’ici environ, à Luna Park, près des gorges. Je ferai l’impossible pour vous aider. Considérez que je suis à votre disposition. » C’était une remarque totalement inattendue. Une heure plus tard, il ne croirait même pas l’avoir prononcée. Colborne le regarda, bouche bée, et la femme rousse se tourna vers lui, le dévisagea en plissant les yeux comme si elle ne se rappelait pas vraiment sa présence. Elle ouvrit la bouche pour parler mais ne dit rien. Son rouge à lèvres était effacé, ses lèvres minces semblaient sèches et gercées. Impulsivement, Burnaby lui pressa la main.
    C’était une main délicate, pas plus grosse qu’un moineau, et cependant, même sous le gant blanc au crochet, on la sentait brûlante, ardente. »

    Joyce Carol Oates, Les Chutes

  • Ariah ou Les Chutes

    Les Chutes de Joyce Carol Oates (2004, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban) s’ouvrent sur une scène dramatique, racontée par le gardien du pont suspendu de Goat Island : le 12 juin 1950, il a tenté d’arrêter un homme au visage « à la fois vieux et jeune » qui s’est jeté dans les eaux bouillonnantes de Niagara Falls.

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    Comme beaucoup de jeunes mariés, Ariah Littrell et Gilbert Erskine ont passé leur nuit de noces dans un hôtel près des chutes du Niagara. Stupéfaite de se réveiller seule dans la suite nuptiale, Ariah, vingt-neuf ans, y découvre un mot d’adieu dont elle ne dit mot quand la police vient lui annoncer qu’un homme ressemblant à son époux a « disparu sans laisser de traces ». Déjà veuve ? Elle ne peut y croire.

    Gilbert, vingt-sept ans, pasteur presbytérien comme son père, s’intéressait aux fossiles et avait choisi l’endroit de leur voyage de noces. Leur première nuit s’est mal passée. Chez sa femme rousse aux yeux vert galet, pianiste et chanteuse, professeur de musique, il avait cru trouver une sœur, quelqu’un qui lui ressemblait. Leurs parents avaient voulu ce mariage, plus qu’eux.

    Alors commence la légende de la Veuve blanche des Chutes, cette rousse égarée qui a hanté les lieux pendant sept jours, tant que le cadavre n’avait pas été retrouvé. « Damnée », voilà ce que croit être l’éphémère Madame Erskine, dans la douleur et l’humiliation. Quand Colborne, le propriétaire de l’hôtel, y revient après une nuit de poker sur le yacht de son ami Dirk Burnaby, il l’accompagne au commissariat. Ariah n’admet pas le suicide. Colborne fait alors appel à son ami pour qu’il le conseille sur la marche à suivre.

    Dirk Burnaby, trente-trois ans, avocat brillant et célibataire séduisant, connaît bien les chutes. Son grand-père funambule, après plusieurs traversées spectaculaires au-dessus des eaux, a fini par y tomber. Ariah l’impressionne dès leur première rencontre par son souci de rester digne, son regard intense et son obstination. « Pourquoi me suis-je intéressé à cette femme ? Elle est folle. » Dirk s’étonne qu’elle refuse d’appeler ses parents et ses beaux-parents. Quand il les rencontrera, il comprendra à leurs réactions égoïstes pourquoi elle les évite. Le corps du mari est repêché après sept jours.

    Claudine Burnaby, la mère de Dirk, veuve obsédée par la perte de sa beauté depuis la cinquantaine, vit de plus en plus recluse. Elle ne s’occupe guère de ses deux filles, Dirk a toujours eu sa préférence, « un beau garçon vigoureux au caractère agréable ». Quand il lui annonce qu’il va peut-être se marier avec cette fille de pasteur pas du tout de leur milieu, elle n’y croit pas. Mais Burnaby se rend chez Ariah et la demande en mariage, l’embrasse. « Elle dirait oui. Oui avec son petit corps ardent de chat maigre épousant celui de l’homme. (…) Oui à l’homme qui lui faisait si agréablement l’amour, comblant son corps qui était à la fois petit et infini, inépuisable. »

    Ils se marient fin juillet, à l’étonnement de tous. En plus de leur entente sexuelle, « chacun devint le meilleur ami de l’autre ». Dirk a installé un Steinway pour Ariah dans son appartement. Il a refusé d’aller vivre en couple dans la grande maison de sa mère qui menace de le déshériter, refuse de rencontrer son épouse. Dans leur milieu, les femmes ne travaillent pas ; Ariah donne des cours de piano, bien que son mari gagne très bien sa vie.

    Quand naît Chandler, leur fils aîné, en qui Ariah craint de voir le fruit de sa seule nuit avec Erskine, malgré les dénégations du gynécologue, elle se jure d’abord de ne pas avoir d’autre enfant. Dans la crainte de voir à nouveau disparaître son époux, elle changera d’avis.  Et elle est heureuse de prendre soin de sa famille. Le bonheur semble au rendez-vous.

    Joyce Carol Oates creuse pourtant les failles, les angoisses, la hantise de la perte (Ariah cache son passé à ses enfants), les tiraillements entre Dirk et sa mère. Une « femme en noir » se met à harceler les avocats, elle veut dénoncer la pollution chimique qui pourrit la vie dans un nouveau lotissement du côté de Love Canal. La bonne société ferme les yeux sur les activités des entreprises fautives. Dirk Burnaby aussi refuse de la recevoir. Mais un jour de grosse pluie, il invite une femme et une fillette à monter dans sa voiture sans savoir que c’est elle et il découvre où elle vit avec ses enfants. Il la défendra.

    Le roman de Joyce Carol Oates (Prix Femina étranger en 2005) donne le vertige ; aux troubles personnels s’ajoutent les drames sociaux : inégalités, exploitation, profit, injustice, misère, déchéance… Le personnage d’Ariah déroute et fascine, celui de Burnaby aussi. Leur famille sera-t-elle à son tour maudite ? Lire Les Chutes est une plongée dans la face sombre de l’Amérique, où la lumière a bien du mal à se frayer un passage. Un drame passionnant et un suspense de bout en bout.

  • Quelque chose cloche

    desarthe,la chance de leur vie,roman,littérature française,famille,états-unis,france,culture« « Tu as remarqué ? Du matin au soir, presque tous les jours, des catastrophes, des crimes. Ça me donne l’impression d’être criblée, en morceaux. On écope, on écope. Mais la plupart du temps, on reste assis à côté de la radio, devant l’ordinateur, complètement cons. »
    Elle éclate en sanglots et Lester la prend dans ses bras.
    « Le monde n’est pas pire qu’avant, murmure-t-il dans les cheveux de sa mère. Il se manifeste différemment. On peut pleurer pour des gens que l’on ne connaît pas. Il faut pleurer pour ceux que l’on ne connaît pas. » Puis il ajoute, plus bas encore : « Et prier. Prier pour eux.
    – Qu’est-ce que tu marmonnes ? demande Sylvie en reniflant. Tu te moques de moi ?
    – Non, je t’aime. »
    Sylvie s’écarte soudain de son fils. Elle le dévisage. Quelque chose ne va pas dans cette réplique. Elle pense : Je n’ai pas élevé un enfant pour qu’il me rassure. Je n’ai pas élevé un enfant pour qu’il me dise « je t’aime » avec bienveillance. Quelque chose cloche chez ce garçon. »

    Agnès Desarthe, La chance de leur vie

  • Une anti-héroïne

    La chance de leur vie d’Agnès Desarthe est un roman aux personnages étranges. Dès le début, pendant le vol qui emmène Hector et Sylvie avec leur fils Lester aux Etats-Unis, où Hector a été engagé comme professeur d’université pour un an, d’où le titre, le garçon de quatorze ans pense à leur mort possible et s’exerce à la sérénité. A l’hôtesse qui s’excuse d’avoir renversé de l’eau sur lui et s’enquiert de son nom, il répond « Absalom Absalom ». Hector, plongé dans un journal, n’a rien entendu. Sylvie s’en tient à la devise de sa belle-mère : « S’étonner toujours, se démonter jamais. »

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    © Edward Hopper, Matin à Cap Cod

    Quand ils arrivent à leur résidence, celle d’un professeur en année sabbatique à Aix-en-Provence, Lester s’obstine à vouloir qu’on l’appelle de son nouveau nom, déclare avoir été baptisé dans l’avion, son « baptême de l’air ». Il a un sens aigu de la repartie, ce n’est pas un adolescent comme les autres. Non seulement, il connaît Faulkner, mais il lit déjà Les confessions de Saint Augustin. En lui-même, il appelle Dieu « mon chéri » : « Protégez mes parents » est son mantra.

    D’emblée, Sylvie ressent sa singularité – « Personne ne me ressemble. » Contrairement à Hector, elle est timide, réservée, appréhende les nouvelles rencontres. Elle a toujours soutenu son mari et décidé de surmonter ses appréhensions ; elle s’inquiète pour son fils devenu adolescent, l’âge de tous les dangers. Un jour, dans le bus, quelqu’un l’avait prise pour la grand-mère de Lester ; ni lui ni elle n’ont protesté. Cela convient à Sylvie de « se contenter de l’observer sans se fatiguer à l’éduquer ».

    Mère et fils sont très proches, se devinent l’un l’autre. Elle s’intéresse à ce qu’il lit, à ses jeux, à ce qu’il fait, se contente de ses réponses. Quand il l’appelle « Sylvie », elle lui demande de l’appeler « maman ». Elle s’étonne de le voir depuis l’enfance frayer avec une troupe de « bras cassés, d’idiots du village ». A présent, elle redoute qu’au collège, on s’en prenne au petit Français qui porte des espadrilles et non des baskets. Agnès Desarthe a l’art de révéler ses personnages à travers des détails concrets et surtout à travers des gestes, des attitudes.

    Hector trouve dans le dépaysement une légèreté nouvelle : « On est bien ici. On est mieux ici. » Il suggère à sa femme de se rendre à l’Alliance française, d’en ramener des brochures qui lui donneront des idées d’activités possibles, puisqu’elle ne travaille pas. Sylvie ne se sent à l’aise nulle part, ne sait jamais que dire ou comment se comporter en société, même pas chez Farah Asmantou, la directrice du département de langues romanes, qui les reçoit gentiment chez elle. Zlatan lui manque, le beau Yougoslave que sa belle-mère lui a envoyé quand elle a su qu’elle était enceinte, quinze ans plus tôt, si serviable et attentionné. Il baragouinait, elle lui avait appris à parler un français correct. Hector, lui, le tenait à distance ; dans sa famille, on ne fraie pas avec les domestiques.

    Sylvie s’inscrit à un atelier de poterie. Pétrir la terre, en faire sortir les bulles d’air exige de la force, c’est comme un combat. Lauren, qui anime l’atelier, l’encourage et s’accommode de ses silences. A la première soirée avec Hector et ses collègues, elle observe les minauderies des femmes qui trouvent son mari très séduisant. Au professeur de littérature espagnole venu faire connaissance, elle se présente comme « la femme d’Hector » ; il lui répond « Andromaque, la fidèle ». Elle ajoute, quand il l’interroge sur sa profession, « Je ne suis rien. » « « Je ne suis rien », se répète-t-elle en silence et cette phrase l’apaise, l’isole et la protège. »

    Dans sa chambre, pendant ce temps-là, Lester continue son dialogue avec Dieu, ses prières obsessionnelles. Il entraîne ses camarades dans des rituels fantasques. La situation de cette famille est banale, la suite en partie prévisible : Hector aime son épouse, mais ce séjour à l’étranger, comme une parenthèse, lui donne l’occasion de laisser libre cours à ses désirs. Une bonne âme se chargera d’en informer Sylvie, qui n’en dira mot. Lester, que sa mère croyait connaître, va s’attirer des ennuis. C’est lui qui va secouer ses parents si préoccupés d’eux-mêmes qu’ils ne remarquent pas ses dérives.

    La chance de leur vie raconte l’histoire d’une famille transplantée dans une culture étrangère. Ce n’est pas une comédie à la David Lodge, même si l’ironie est présente, les remarques sur le langage savoureuses – plutôt un drame du quotidien. Si Hector l’égocentrique s’épanouit, il n’en va pas de même pour Sylvie, toujours en retrait des autres, aux réactions déroutantes. Pendant leur séjour, le terrorisme frappe au Bataclan et ils s’inquiètent pour leurs amis parisiens. Le roman d’Agnès Desarthe délivre peu à peu leurs « errements intimes » comme l’écrit Claire Julliard dans l’Obs. Le silence ou la passivité de son anti-héroïne semble délétère. Quant à Lester, aussi solitaire qu’elle dans le fond, c’est le personnage le plus émouvant de cette histoire au goût amer.

  • Mimas

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    Des sons surgissent et s’échappent de la bouche de Nick, des syllabes qui veulent dire, en gros :
    Oh nom de Dieu c’est pas possible. Cela fait des semaines qu’il voit des arbres géants, mais jamais un monstre pareil.
    Mimas : plus large en diamètre que la vieille ferme de son arrière-arrière-arrière-grand-père. D’ici, tandis que le couchant les drape, la sensation est primitive : le darshan, une exposition en face à face avec la divinité. L’arbre s’élève tout droit comme une butte rocheuse du désert et oublie de s’arrêter. Vu d’en dessous, ce pourrait être Yggdrasil, l’Arbre-Monde, qui a ses racines dans le monde souterrain et sa cime dans le monde céleste. A huit mètres de hauteur, un tronc secondaire surgit de l’étendue du flanc, en une branche plus grosse que le Châtaignier d’Hoel. Deux autres troncs bifurquent plus haut. Le tout ressemble à un exercice de cladistique, l’Arbre de Vie, l’Arbre de l’Evolution : une grande idée qui éclate en une famille de branches nouvelles, tout là-haut au fil du temps long. »

    Richard Powers, L’Arbre-Monde.

    Yggdrasil, peinture attribuée à Oluf Bagge (Edda, 1847), Wikimedia Commons