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etats-unis - Page 12

  • Une anti-héroïne

    La chance de leur vie d’Agnès Desarthe est un roman aux personnages étranges. Dès le début, pendant le vol qui emmène Hector et Sylvie avec leur fils Lester aux Etats-Unis, où Hector a été engagé comme professeur d’université pour un an, d’où le titre, le garçon de quatorze ans pense à leur mort possible et s’exerce à la sérénité. A l’hôtesse qui s’excuse d’avoir renversé de l’eau sur lui et s’enquiert de son nom, il répond « Absalom Absalom ». Hector, plongé dans un journal, n’a rien entendu. Sylvie s’en tient à la devise de sa belle-mère : « S’étonner toujours, se démonter jamais. »

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    © Edward Hopper, Matin à Cap Cod

    Quand ils arrivent à leur résidence, celle d’un professeur en année sabbatique à Aix-en-Provence, Lester s’obstine à vouloir qu’on l’appelle de son nouveau nom, déclare avoir été baptisé dans l’avion, son « baptême de l’air ». Il a un sens aigu de la repartie, ce n’est pas un adolescent comme les autres. Non seulement, il connaît Faulkner, mais il lit déjà Les confessions de Saint Augustin. En lui-même, il appelle Dieu « mon chéri » : « Protégez mes parents » est son mantra.

    D’emblée, Sylvie ressent sa singularité – « Personne ne me ressemble. » Contrairement à Hector, elle est timide, réservée, appréhende les nouvelles rencontres. Elle a toujours soutenu son mari et décidé de surmonter ses appréhensions ; elle s’inquiète pour son fils devenu adolescent, l’âge de tous les dangers. Un jour, dans le bus, quelqu’un l’avait prise pour la grand-mère de Lester ; ni lui ni elle n’ont protesté. Cela convient à Sylvie de « se contenter de l’observer sans se fatiguer à l’éduquer ».

    Mère et fils sont très proches, se devinent l’un l’autre. Elle s’intéresse à ce qu’il lit, à ses jeux, à ce qu’il fait, se contente de ses réponses. Quand il l’appelle « Sylvie », elle lui demande de l’appeler « maman ». Elle s’étonne de le voir depuis l’enfance frayer avec une troupe de « bras cassés, d’idiots du village ». A présent, elle redoute qu’au collège, on s’en prenne au petit Français qui porte des espadrilles et non des baskets. Agnès Desarthe a l’art de révéler ses personnages à travers des détails concrets et surtout à travers des gestes, des attitudes.

    Hector trouve dans le dépaysement une légèreté nouvelle : « On est bien ici. On est mieux ici. » Il suggère à sa femme de se rendre à l’Alliance française, d’en ramener des brochures qui lui donneront des idées d’activités possibles, puisqu’elle ne travaille pas. Sylvie ne se sent à l’aise nulle part, ne sait jamais que dire ou comment se comporter en société, même pas chez Farah Asmantou, la directrice du département de langues romanes, qui les reçoit gentiment chez elle. Zlatan lui manque, le beau Yougoslave que sa belle-mère lui a envoyé quand elle a su qu’elle était enceinte, quinze ans plus tôt, si serviable et attentionné. Il baragouinait, elle lui avait appris à parler un français correct. Hector, lui, le tenait à distance ; dans sa famille, on ne fraie pas avec les domestiques.

    Sylvie s’inscrit à un atelier de poterie. Pétrir la terre, en faire sortir les bulles d’air exige de la force, c’est comme un combat. Lauren, qui anime l’atelier, l’encourage et s’accommode de ses silences. A la première soirée avec Hector et ses collègues, elle observe les minauderies des femmes qui trouvent son mari très séduisant. Au professeur de littérature espagnole venu faire connaissance, elle se présente comme « la femme d’Hector » ; il lui répond « Andromaque, la fidèle ». Elle ajoute, quand il l’interroge sur sa profession, « Je ne suis rien. » « « Je ne suis rien », se répète-t-elle en silence et cette phrase l’apaise, l’isole et la protège. »

    Dans sa chambre, pendant ce temps-là, Lester continue son dialogue avec Dieu, ses prières obsessionnelles. Il entraîne ses camarades dans des rituels fantasques. La situation de cette famille est banale, la suite en partie prévisible : Hector aime son épouse, mais ce séjour à l’étranger, comme une parenthèse, lui donne l’occasion de laisser libre cours à ses désirs. Une bonne âme se chargera d’en informer Sylvie, qui n’en dira mot. Lester, que sa mère croyait connaître, va s’attirer des ennuis. C’est lui qui va secouer ses parents si préoccupés d’eux-mêmes qu’ils ne remarquent pas ses dérives.

    La chance de leur vie raconte l’histoire d’une famille transplantée dans une culture étrangère. Ce n’est pas une comédie à la David Lodge, même si l’ironie est présente, les remarques sur le langage savoureuses – plutôt un drame du quotidien. Si Hector l’égocentrique s’épanouit, il n’en va pas de même pour Sylvie, toujours en retrait des autres, aux réactions déroutantes. Pendant leur séjour, le terrorisme frappe au Bataclan et ils s’inquiètent pour leurs amis parisiens. Le roman d’Agnès Desarthe délivre peu à peu leurs « errements intimes » comme l’écrit Claire Julliard dans l’Obs. Le silence ou la passivité de son anti-héroïne semble délétère. Quant à Lester, aussi solitaire qu’elle dans le fond, c’est le personnage le plus émouvant de cette histoire au goût amer.

  • Mimas

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    Des sons surgissent et s’échappent de la bouche de Nick, des syllabes qui veulent dire, en gros :
    Oh nom de Dieu c’est pas possible. Cela fait des semaines qu’il voit des arbres géants, mais jamais un monstre pareil.
    Mimas : plus large en diamètre que la vieille ferme de son arrière-arrière-arrière-grand-père. D’ici, tandis que le couchant les drape, la sensation est primitive : le darshan, une exposition en face à face avec la divinité. L’arbre s’élève tout droit comme une butte rocheuse du désert et oublie de s’arrêter. Vu d’en dessous, ce pourrait être Yggdrasil, l’Arbre-Monde, qui a ses racines dans le monde souterrain et sa cime dans le monde céleste. A huit mètres de hauteur, un tronc secondaire surgit de l’étendue du flanc, en une branche plus grosse que le Châtaignier d’Hoel. Deux autres troncs bifurquent plus haut. Le tout ressemble à un exercice de cladistique, l’Arbre de Vie, l’Arbre de l’Evolution : une grande idée qui éclate en une famille de branches nouvelles, tout là-haut au fil du temps long. »

    Richard Powers, L’Arbre-Monde.

    Yggdrasil, peinture attribuée à Oluf Bagge (Edda, 1847), Wikimedia Commons

  • Arbre Monde Vie

    Le bandeau 10/18 annonce deux prix attribués à L’Arbre-Monde de Richard Powers (The Overstory, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Serge Chauvin) : le Grand Prix de littérature américaine en 2018, le Pulitzer en 2019. Voilà qui encourage à lire ce roman de plus de sept cents pages (10/18) en quatre parties intitulées « Racines », « Tronc », « Cime », « Graines ». 

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    « Au début il n’y avait rien. Et puis il y eut tout. » L’ouverture est quasi mystique. Une femme assise contre un pin entend l’arbre lui dire « des choses, en mots d’avant les mots. » « Racines » raconte successivement comment les neuf protagonistes du roman, dont un couple, qui évoluent au départ dans des sphères très différentes, ont noué chacun une relation particulière avec des arbres.

    Le premier chapitre s’ouvre sur un festin de châtaignes grillées. Au dix-neuvième siècle, Hoel, un Filnlandais qui travaille sur les chantiers navals de Brooklyn, épouse Vi, une voisine irlandaise. La nationalité américaine obtenue, ils s’installent dans l’Iowa pour cultiver la terre sur une vingtaine d’hectares. Au printemps, Vi est enceinte et son mari enfonce dans la prairie sans arbres autour de leur cabane six châtaignes retrouvées dans une poche, loin de l’habitat naturel des châtaigniers, dans l’idée qu’un jour, ses enfants « secoueront les troncs et mangeront gratis. » Magnifique chapitre sur « le Châtaignier d’Hoel » qui deviendra un point de repère dans le paysage, un « arbre sentinelle ».

    L’Arbre-Monde est aussi arbre-temps : la vie d’un arbre ne se mesure pas à la vie d’un homme. Les décennies, les générations se succèdent. Le romancier alterne arrêts sur images et accélérés. C’est à notre époque, aux Etats-Unis, que se déroule un combat très dur pour sauver ce qui reste des forêts primaires, une lutte collective pour préserver des arbres de l’abattage industriel ou urbain. Tous les personnages vont être liés d’une manière ou d’une autre à cette problématique – on pourrait dire cette fuite en avant.

    Tout ce qu’on sait aujourd’hui sur la survie des arbres et les écosystèmes, Richard Powers, qui a eu une formation scientifique, l’intègre dans ce roman qui fait place aussi bien à la recherche universitaire qu’à l’activisme écologiste radical et aux affrontements épiques entre les militants de la cause des arbres (on voit comment ceux-ci s’organisent pour habiter leur ramure) et les bûcherons, les promoteurs, les exploitants, la police.

    Le combat pour la protection des plus vieux séquoias du monde en Californie, vers lequel convergent les différents personnages, est d’une violence terrible. Quand chacun d’eux prend conscience de ce qui se passe, du danger, c’est un devoir d’en rendre les autres conscients à leur tour. L’attention à l’environnement peut faiblir chez ceux qui s’échappent dans un monde virtuel, comme l’auteur le montre à travers la fabuleuse réussite de Neelay, un génie des jeux vidéo.

    Même si le roman est long et si l’incessant va-et-vient entre les personnages lasse parfois, L’Arbre-Monde est un énorme cri d’alarme pour l’avenir de la planète. Il met en scène des personnages sentinelles, des hommes et des femmes très différents, qui vont jusqu’au bout de leur engagement et en payent souvent le prix fort. Le roman dénonce les dérives de notre époque et ne laisse guère de place à l’optimisme.

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    C’est pourtant un appel puissant à regarder, à comprendre, à planter, à construire plutôt qu’à détruire. Richard Powers souligne la nécessité de faire cause commune entre arbres et humains pour défendre notre survie terrestre. Nous avons beaucoup à apprendre des forêts, clame L’Arbre-Monde ; même si nous n’entendons pas parler les arbres, nous pouvons, nous devons nous mettre à leur écoute.

  • Maryna

    sontag,en amérique,roman,littérature anglaise,etats-unis,théâtre,vie communautaire,pologne,californie,communauté,culture« D’après son miroir, le seul ami sincère de l’actrice, Maryna admit qu’elle était plus mince que lorsqu’elle avait quitté la Pologne, pourtant elle savait qu’elle ne paraîtrait pas trop mince, vraiment mince, quand tous les costumes qu’elle avait apportés auraient été réajustés ; que son visage avait vieilli, en particulier autour des yeux, même si elle n’ignorait pas que sur une scène, avec la magie normale du maquillage et de la lumière du gaz, on ne lui donnerait pas plus de vingt-cinq ans. Il est certain, écrivait-elle à Henryk, que la vivacité et l’entrain d’une jeune fille sont maintenant loin de moi, mais ma joie et mon enthousiasme sont intacts. Je crois pouvoir donner une imitation impeccable des émotions qui peuvent se dérober à moi dans la vie réelle. Je n’ai jamais été une grande actrice d’instinct, mais je suis infatigable et forte. »

    Susan Sontag, En Amérique

    Portrait d’Helena Modrzejewska par Tadeusz Ajdukiewicz, 1880
    (l'actrice polonaise qui a inspiré le personnage de Maryna)

    * * *

    Une pause dans les réponses à vos commentaires,
    voici pour moi le temps des vacances.
    Bonne rentrée de septembre !

    Tania

  • En Amérique (Sontag)

    Après l’appétissant chapitre Zéro d’En Amérique, Susan Sontag ouvre l’histoire de Maryna (inspirée par celle d’Helena Modrzejewska, dont le vieux théâtre de Cracovie porte aujourd’hui le nom) avec une gifle – dans la loge où elle se prépare, d’une actrice rivale qui espérait son rôle. « Parfois, on a besoin d’une claque en plein visage pour réaliser ce qu’on ressent vraiment. »

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    Bogdan, le mari de Maryna, s’inquiète – elle le rassure. La crise est là, pourtant. « Elle avait aimé être actrice parce que le théâtre lui apparaissait tout simplement comme la vérité. Une vérité plus haute. En jouant dans une pièce, une grande pièce, on devenait meilleur qu’on ne l’était en réalité. On ne disait que des mots sculptés, essentiels, exaltants. On avait l’air aussi belle qu’on pouvait l’être, grâce aux artifices, à son âge. » Cela ne lui suffit plus.

    Bogdan organise une soirée à l’hôtel Saski pour fêter le succès de la première, avec des amis qui ne lui veulent que du bien. Ils ignorent qu’au cœur de sa réussite brillante, elle aspire à une nouvelle vie. Dans le cabinet d’Henryk, qui soigne son demi-frère Stefan très malade, elle osera dire ce qui la préoccupe, sa crainte de mourir si elle n’accomplit pas « quelque chose de téméraire… de grandiose ».

    C’est pour voir Stefan jouer qu’elle est entrée pour la première fois dans un théâtre, à sept ans. Elle s’était dit alors que devenir actrice était le meilleur moyen de revenir dans un théâtre. A seize ans, elle avait épousé Heinrich Zalezowski, un des pensionnaires de sa mère qui lui donnait des cours d’allemand ; il avait dirigé une troupe de théâtre ambulant et croyait en son avenir, à une condition : « l’assiduité quotidienne ». Elle l’avait fait, elle était devenue une grande actrice. Après son divorce, elle avait épousé le comte Dembowski. A présent, la voilà « déboussolée et lassée du théâtre ! »

    Susan Sontag peint le portrait de Maryna par touches : des confidences à l’un, à l’autre, des soliloques. Parfois la narratrice commente. « Dieu est un acteur, lui aussi. Il apparaît depuis d’innombrables saisons dans une grande variété de costumes anciens. » Maryna est impatiente. Au « sommet de sa gloire », à trente-cinq ans, en mai 1876, elle annule tous ses engagements et s’enfuit à Zakopane, un village de montagne où elle a l’habitude de passer un mois à la fin de l’été.

    « L’accompagnaient son mari, Bogdan Dembowski, son fils de sept ans, Piotr, sa sœur veuve, Józefina, le peintre Jakub Goldberg, le jeune premier Tadeusz Bulanda, et le professeur Julian Solski et sa femme, Wanda. » Les rumeurs, les questions vont bon train dans la presse polonaise – serait-elle malade ? A contraire. Maryna mène une vie très saine à Zakopane : bain matinal dans le ruisseau, promenade, lait de brebis, exercices de respiration, « pensées positives »…

    Leur petite communauté fascinée par les idées de Fourier, la vie à la campagne, l’agriculture, se laisse persuader par Maryna et Bogdan, qui a épousé la « folie » de sa femme : ils iront vivre ensemble en Amérique. Après la mort de Stefan, rien ne peut plus les retenir, pas même l’affection d’Henryk, si triste de la voir s’éloigner du théâtre de Cracovie et de lui.

    Ryszard l’écrivain (lui aussi amoureux de Maryna) et Julian embarquent les premiers, chargés de leur trouver un endroit où vivre. C’est à travers les lettres de Maryna à Henryk qu’on apprend plus loin comment s’est passée sa propre traversée de l’Atlantique, ses premières impressions sur les Polonais installés en Amérique, sur les spectacles où elle se rend pour observer ce qui plaît aux spectateurs américains.

    Finalement ils trouvent une propriété à Anaheim, en Californie, vantée alors comme « le paradis du travailleur ». C’est là que naît leur communauté utopique, sur une terre propice à la culture de la vigne louée à des Allemands. Maryna est euphorique, la vie simple lui plaît : balayer, écosser les haricots, s’occuper de la jeune Aniela, seize ans, emmenée pour tenir compagnie à son fils. « Vivre dans le présent ! Au soleil ! » Tout lui semble facile, chacun prend ses tâches à cœur, les hommes et les femmes. Mais l’entreprise coûte cher tant qu’elle ne rapporte pas, et le défi n’est pas gagné d’avance.

    Pour la belle, la grande Maryna, aimée par Bogdan et secrètement par Ryszard, la vie collective est-elle l’aboutissement d’un rêve ou une tentative ? Pourra-t-elle se passer définitivement de la scène ou se lancera-t-elle de nouveaux défis ? Vous devinez la réponse. Susan Sontag campe autour de Maryna, à chaque étape de sa vie en Amérique, des personnages très vivants, attachants, qui ont leurs propres démons. Suivre leurs aventures est passionnant.

    En Amérique est un roman magnifique : une héroïne exceptionnelle, l’esprit de liberté et une manière de raconter qui se renouvelle constamment. On y parle beaucoup, forcément, de théâtre – le jeu, la voix, l’interprétation, la présence, les grands textes… – et de la vie commune – le couple, les amis, les discussions… De la vie tout court, quand le cœur bat. Un roman qu’on n’a pas envie de quitter.