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etats-unis - Page 4

  • Un samedi de juin

    incipit,roman,littérature anglaise,etats-unis,elizabeth stroutUn samedi de juin, en début d’après-midi, Jack Kennison mit ses lunettes de soleil, prit place dans sa voiture de sport après avoir baissé la capote, passa la ceinture de sécurité sur son épaule et son ventre proéminent, puis mit le cap sur Portland – à près d’une heure de route – pour acheter un gallon de whisky sans risquer de tomber sur Olive Kitteridge à la supérette de Crosby, dans le Maine. Ou sur cette autre femme qu’il avait croisée à deux reprises dans le magasin, lui, sa bouteille de whisky à la main, elle, monologuant sur la météo. La météo ! Cette femme – son nom lui échappait – était veuve, elle aussi.

    Elizabeth Strout

    Photographie par Leonardo Cendamo / Getty (The New Yorker)

  • Farandole

    Strout poche.jpeg« Olive comprend pourquoi Chris [son fils] n’a jamais eu beaucoup d’amis. Il lui ressemble sur ce plan, il ne supporte pas les bla-bla. Surtout pour avoir  les oreilles qui sifflent dès qu’on leur tourne le dos. Il y a bien longtemps, quand quelqu’un avait laissé devant leur porte un panier rempli de bouse de vache, la mère d’Olive avait dit : « Ne fais jamais confiance aux gens, ma fille. » Cette façon de penser agaçait Henry, mais Henry était agaçant, lui aussi, avec sa naïveté tenace – comme si la vie ressemblait à cette farandole de gens souriants qui s’étalent dans les pages de catalogues de vente par correspondance. »

    Elizabeth Strout, Olive Kitteridge

  • Olive, Ms. Kitteridge

    Elizabeth Strout a reçu le prix Pulitzer 2009 pour Olive Kitteridge, un roman traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Brévignon. Olive enseigne les mathématiques dans une petite ville côtière du Maine, Crosby, où son mari, Henry Kitteridge, tient la pharmacie. Ils ont un fils, Christopher. Sujette aux sautes d’humeur, grande et toute en rondeurs, Olive ne figure d’abord qu’à l’arrière-plan du récit. Chapitre après chapitre, les diverses facettes de sa personnalité apparaissent en même temps qu’on découvre leur vie de famille et celui de leur voisinage.

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    Couverture originale (2008)

    La pharmacie est un « refuge paisible » pour Henry, il y oublie « l’état de malaise où le laissait parfois sa femme quand elle quittait leur lit pour errer dans la maison aux heures sombres de la nuit ». Il s’y sent heureux, accueille les clients avec une grande serviabilité. Quand la vendeuse qui tenait la caisse était morte inopinément, il avait engagé Denise, « une souris » selon Olive, une jeune mariée gentille et mignonne aux yeux d’Henry, qui appréciait sa compagnie.

    « Mme Kitteridge », comme l’appelle toujours Kevin Coulson qui a été son élève et l’aimait bien, malgré sa sévérité, n’hésite pas à lui parler franchement de la dépression de sa mère quand il revient de New York pour l’enterrer, après qu’elle s’est suicidée. Olive lui confie que son propre père « s’est tiré une balle » et que son fils, devenu podologue, est plutôt dépressif, lui aussi. Ils ne se doutent ni l’un ni l’autre qu’ils vont bientôt devoir venir en aide à une jeune femme tombée en mer à la marée montante.

    La romancière relate ce qui arrive à différents personnages proches ou éloignés des Kitteridge, comme la pianiste d’un bar où ils vont parfois prendre un verre ou cette femme d’une autre ville que Christopher épouse et installe dans la jolie maison qu’Olive et Henry avaient conçue eux-mêmes avant d’en construire une autre à quelques kilomètres – « elle a toujours été créative, que ce soit pour coudre des robes, s’occuper des jardins, construire des maisons. »

    « Certes, Olive ne pratique aucun sport et son taux de cholestérol explose tous les barèmes. Mais il ne s’agit que d’une excuse, une façon de cacher qu’en réalité c’est son âme qui s’épuise. » D’emblée, elle prend sa belle-fille en grippe, ne comprenant pas que son fils ait épousé une gastro-entérologue. En revanche, elle s’intéresse à une jeune fille anorexique, Nina, qui fréquente avec son petit ami le snack-bar de la marina : « Je ne sais pas qui tu es, jeune fille, mais tu me brises le cœur. »

    Si les Kitteridge forment encore un couple, c’est largement grâce à la bienveillance d’Henry, toujours à l’écoute d’Olive et des autres. Elle ne l’accompagne pas à l’office, il n’insiste pas. Quand elle est excessive, il garde son calme. Ils se racontent les potins entendus durant la journée. Malgré le caractère bourru de son épouse, il apprécie leur vie telle qu’elle est.

    Olive Kitteridge est au fond un roman sur la vie ordinaire de gens qui se supportent ou non, dans leur vie privée comme dans leur vie sociale. Les événements inattendus auxquels Olive sera confrontée sur une trentaine d’années révéleront sa manière de faire face à ce qui arrive, quoi qu’on pense d’elle. Cette femme sans concession n’a pas la langue en poche – elle ne cesse de surprendre tout au long du récit.

    C’est souvent drôle, malgré les drames. Elizabeth Strout a une façon très vivante de camper le décor et de raconter. Les dialogues sont souvent décapants, les comparaisons inattendues. Un exemple : « Un an et demi plus tard, Olive était tellement oppressée par cette histoire que, cramponnée au volant de sa voiture, le visage penché en avant pour percer à travers le pare-brise la faible lueur de l’aube, elle se sentait comme un paquet de café moulu sous vide. »

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    Edition anglaise

    Une vie de femme, donc, en treize séquences. Olive Kitteridge n’est pas un portrait psychologique, plutôt un portrait cubiste du personnage, montré selon plusieurs angles. Irritante et féroce parfois dans ses observations, incomprise de son propre fils, Olive continue à s’intéresser aux autres. Elle cache ses failles sous son franc-parler et s’accroche à la vie, qu’elle veut continuer à aimer malgré tout. Le roman a été adapté en mini-série télévisée et Elizabeth Strout lui a donné une suite dans Olive, enfin.

  • Nerveuse

    Bennett couverture.jpg« Il ne s’agissait pas uniquement de politique. Une femme qui protégeait son foyer était animée par un instinct plus primitif. D’autant plus qu’il ne l’avait jamais entendue parler avec bienveillance de ces gens-là. Ça l’embarrassait un peu, à vrai dire. Il respectait l’ordre naturel des choses, certes, mais il fallait raison garder. Petit, il avait eu une nounou de couleur appelée Wilma qui faisait pratiquement partie de la famille. Il continuait de lui envoyer une carte de vœux tous les ans à Noël. Stella, elle, ne voulait même pas d’une employée de maison noire : elle prétendait que les Mexicaines étaient plus travailleuses. Avait-elle besoin pour autant de détourner le regard chaque fois qu’elle croisait une vieille femme noire dans la rue ? De rudoyer les garçons d’ascenseur ? En fait, ils la rendaient nerveuse. Elle lui faisait penser à quelqu’un qui, enfant, aurait été mordu par un chien. »

    Brit Bennett, L’autre moitié de soi

  • Sans sa soeur jumelle

    L’autre moitié de soi traduit assez bien The Vanishing Half de Brit Bennett (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Karine Lalechère), littéralement « la moitié disparue ». C’est sur le retour à Mallard en Louisiane d’une des sœurs jumelles que s’ouvre le roman, en 1968 : Desiree Vignes, disparue avec sa sœur Stella une quinzaine d’années plus tôt – elles avaient seize ans –, « tenait la menotte d’une fillette de sept ou huit ans, noire comme le goudron ».

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    © Aimé Mpane, Patte blanche, série de 27 panneaux multiplex taillés à l’herminette et acrylique, 2021
    [ Exposition Remedies aux Musées royaux des Beaux-Arts > 13.02.2022 ]

    Cela fait sensation dans cette petite ville célèbre pour la peau claire de ses habitants métis « qui ne seraient jamais acceptés en tant que Blancs mais qui refusaient d’être assimilés aux Nègres. » Les familles veillent depuis longtemps à rendre « chaque génération plus claire que la précédente ». Adele Vignes, devenue veuve après le lynchage de son mari (sous le regard de ses filles), savait que les jumelles avaient été vues un temps à La Nouvelle Orléans, mais elle ignorait que ces inséparables s’étaient séparées : « Stella était devenue blanche et Desiree avait épousé l’homme le plus noir qu’elle avait pu trouver. »

    A la fin de leur seconde, Adele avait annoncé aux jumelles qu’elles ne retourneraient plus au lycée, qu’il fallait gagner de l’argent et qu’elle leur avait déjà trouvé une place de domestique chez les Dupont dans leur maison d’Opelousas. Elles avaient obéi, bien que ni l’une ni l’autre ne voyaient leur avenir en tant qu’employées de maison.  

    Desiree rêvait d’ailleurs depuis longtemps ; l’idée d’abandonner sa mère révoltait jusqu’alors Stella, fille serviable et bonne élève. En allant à La Nouvelle Orléans, elles espéraient trouver un meilleur emploi qui leur permettrait d’envoyer de l’argent à leur mère. Si Desiree a pris le chemin du retour avec sa fille Jude, après six ans de mariage, c’est parce que Sam l’a frappée, une fois de trop. Elle avait rencontré son mari avocat à Washington, où l’administration fédérale l’avait embauchée après sa formation pour lire les empreintes digitales.

    Sa mère lui fait bon accueil, sans pouvoir s’empêcher de remarquer que la petite lui « ressemble autant que le jour à la nuit ». Quand Earles, un ancien amoureux réapparaît aussi à Mallard et reconnaît Desiree à l’Egg House où elle travaille comme serveuse faute de mieux, celle-ci ignore qu’il gagne sa vie en recherchant des personnes disparues, cette fois pour le compte de Sam.

    Comme il s’enquiert de Stella, Desiree lui raconte comment elles ont d’abord travaillé dans une blanchisserie de La Nouvelle Orléans, avant que Stella réponde à une annonce pour un poste de secrétaire à Maison Blanche, le grand magasin de la ville. Alors que tout le monde voit en Desiree une femme de couleur, sa jumelle passe aisément pour une femme blanche et c’est en tant que telle qu’elle est engagée. Un soir, les affaires de Stella ont disparu, elle a laissé un message : « Pardonne-moi ma chérie. Je dois vivre ma vie. » Early propose son aide à Desiree pour retrouver sa trace.

    L’autre moitié de soi, qui raconte leur histoire mouvementée sur trois générations, d’Adele à Jude, est un roman centré sur les liens familiaux, le problème racial et les barrières sociales aux Etats-Unis dans les années 1970-1980. Leur couleur de peau vaut aux deux soeurs des destinées très différentes. On découvrira quel genre de vie mène Stella « la blanche », loin des siens.

    Le titre, s’il renvoie d’abord aux jumelles séparées, fait aussi écho au choix de Stella qui renonce à une part d’elle-même, ainsi qu’à un personnage transgenre qui va prendre de l’importance au fil du temps. Cela fait beaucoup, mais ce gros roman accroche et fait tourner les pages – on n’est pas étonné d’apprendre qu’il va être adapté en série. Sous son allure de best-seller (comme le roman précédent de Brit Bennett, Le cœur battant de nos mères), il traite de questions sérieuses. Peut-on devenir quelqu’un d’autre ? Comment se sentir à sa place dans la société ? Les rêves sont-ils forcément liés à des renoncements ? « Un grand roman de l’identité afro-américaine », selon Le Monde.