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etats-unis - Page 4

  • Ici personne crie

    Lu l’année de sa traduction, en 1988, Ellen Foster de Kaye Gibbons (traduit de l’anglais par Marie-Claire Pasquier), son premier roman, attendait depuis longtemps d’être rouvert. Un de « ces livres qui marquent profondément ceux qui les lisent » écrivait Martine Silber dix ans plus tard dans un article sur la romancière américaine (°1960) retrouvé à l’intérieur.

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    « Quand j’étais petite, j’inventais des façons de tuer mon papa. Je m’en racontais une et puis une autre, et je l’essayais dans ma tête jusqu’à ce que ça devienne facile. » Un tel début ne s’oublie pas. C’est Ellen, dix-onze ans, qui raconte son histoire. Elle rassure le lecteur sur la même page : « Mais je n’ai pas tué mon papa. Il a tellement bu qu’il en est mort, un an après que l’assistance publique m’a enlevée de chez lui. »

    Kaye Gibbons a su garder ce ton, cette voix, tout au long de son récit assez court (167 pages), un texte où les retours à la ligne sont fréquents, la syntaxe approximative. Maintenant que les choses vont « drôlement mieux » pour Ellen, qui habite dans une maison propre où « la plupart du temps on [lui] fiche la paix », maintenant qu’elle n’a plus peur, elle peut raconter comment son père les traitait et criait sur sa mère en mauvaise santé, même à son retour de l’hôpital, encore faible.

    « Ici, personne crie après personne pour lui dire de faire ci ou ça. Ma nouvelle maman pose les plats sur la table et on se sert chacun son tour. Ensuite on mange, et tout le monde est bien content. » Son père buvait, donnait des ordres, criait, réveillait sa mère endormie, s’étalait dans la salle de bains sans savoir se relever – elle veillait sur sa mère, essayait de « ne jamais la laisser seule avec lui » pour lui éviter les coups.

    Un jour, sa maman avale les trois quarts de son flacon de pilules pour le cœur ; le père interdit à Ellen d’aller téléphoner à l’épicerie pour demander de l’aide, prétend qu’elle a juste besoin de dormir. Couchée près de sa mère, la petite se rend compte qu’elle ne respire plus – « Salaud, espèce de salaud, qu’il crève. » Quand les gens viennent les voir après, il se tait – « Elle a fini par lui clouer le bec. »

    Kaye Gibbons mêle, parfois sans transition, le récit du présent – la nouvelle vie d’Ellen dans sa famille d’accueil – et le récit des jours de malheur. A l’enterrement de sa mère, le père craint qu’Ellen raconte « comment les choses se sont passées », sa tante Nadine jacasse ; la riche maman de sa maman, qui ne lui a jamais pardonné son mariage avec celui qu’elle traite de « nègre » et de « racaille », n’a pas un seul geste gentil pour sa petite-fille.

    Ellen est bonne élève et aime lire, mais elle préfère retrouver sa copine Starletta qu’elle trouve « marrante ». Ses parents sont toujours gentils avec elle : le père de Starletta leur a acheté un manteau à toutes les deux quand il faisait froid. Mais celle-ci ne peut s’inscrire avec elle chez les Eclaireuses – « parce que dans mon quartier, ils n’ont pas de troupes scoutes pour les Noirs. » Elle leur achètera un cadeau pour Noël.

    C’est très petit chez eux, une seule chambre pour eux trois, pas de télé. Heureusement, chez elle, Ellen a sa propre chambre où elle se réfugie quand son père rentre. Il revient de moins en moins souvent et parfois ramène une bande de Noirs qui l’appellent « M'sieu Bill » en buvant son whisky pendant qu’il joue de la guitare. Quand il est ivre et veut la frapper, la prenant pour sa mère, elle s’enfuit chez Starletta.

    Le lendemain, elle rentre et met toutes ses affaires dans une grande boîte en carton, décidée à partir pour de bon. Elle téléphone à la sœur de sa mère, sa tante Betsy, qui accepte de venir la chercher et chez qui elle passe un week-end de rêve. La déception est grande lorsqu’elle comprend qu’elle ne pourra rester plus longtemps. C’est finalement de l’école que viendra la délivrance : la maîtresse remarque le bleu qu’Ellen a au bras et lui promet de faire le nécessaire.

    Mais il faudra du temps avant qu’Ellen arrive à ne plus trop penser à son père. On la suit de maison en maison, jusqu’à ce qu’elle trouve sa nouvelle maman, une « foster family » (famille d’accueil), dont elle choisira de porter le nom. Le récit de Kaye Gibbons est direct, percutant. Son héroïne fait preuve d’une formidable volonté de vivre et d’être heureuse, malgré cette enfance sordide. Avec une certaine dureté de ton héritée de son milieu, elle se montre débrouillarde, créative, curieuse, sensible et follement reconnaissante à qui lui témoigne une véritable affection. On n’oublie pas Ellen Foster.

  • Réunification

    Eugenides VO.jpg« Comme la plupart des hermaphrodites, mais pas tous, loin de là, je ne peux pas avoir d’enfants. C’est une des raisons pour lesquelles je ne me suis jamais marié. C’est une des raisons, la honte mise à part, pour lesquelles j’ai décidé d’entrer aux Affaires étrangères. Je n’ai jamais voulu me fixer quelque part. Au début de ma vie de mâle, ma mère et moi avons quitté le Michigan et depuis je ne cesse de déménager. Dans un an ou deux, je quitterai Berlin, pour être affecté ailleurs. Je serai triste de partir. Cette ville, autrefois divisée, me rappelle moi-même. Ma lutte pour la réunification, pour la Einheit. Venant d’une ville toujours coupée en deux par la haine raciale, je me sens plein d’espoir ici à Berlin. »

    Jeffrey Eugenides, Middlesex

  • De Calliope à Cal

    De Jeffrey Eugenides, je n’ai lu que Le roman du mariage, il y a quelques années. En commentaire, quelqu’un m’avait alors conseillé de lire Middlesex, « un must ». Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chodolenko, Middlesex (prix Pulitzer 2003) est un gros roman (679 pages) où le rôle du narrateur à la première personne est tenu par Calliope ou Callie, jusqu’à ce qu’elle se fasse appeler Cal.

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    L’incipit renseigne tout de suite le lecteur : « J’ai eu deux naissances. D’abord comme petite fille, à Detroit, par une journée exceptionnellement claire du mois de janvier 1960 [comme l’auteur], puis comme adolescent, au service des urgences d’un hôpital proche de Petoskey, Michigan, en août 1974. Il est possible que certains lecteurs aient eu connaissance de mon cas en lisant l’article publié en 1975 par le Dr. Peter Luce dans le Journal d’endocrinologie infantile sous le titre : « L’identité de genre chez les pseudohermaphrodites masculins par déficit en 5-alpha-réductase de type 2. »

    A 41 ans, Cal Stephanides, « Grec orthodoxe peu pratiquant, employé au Département d’Etat américain », sent le moment venu de « consigner une fois pour toutes l’errance mouvementée de ce gène unique à travers le temps » dans une famille « au fort degré de consanguinité ». Son histoire familiale débute à la fin de l’été 1922 en Asie mineure, près de Bursa, où vit une importante communauté grecque. Desdemona (sa grand-mère) y poursuit après la mort de ses parents leur élevage de vers à soie, tout en prenant soin de son frère Lefty (Eleutherios), d’un an plus jeune qu’elle.

    Sa mère a fait promettre à Desdemona de lui trouver une femme, mais aucune n’est aussi attirante aux yeux de Lefty que sa sœur, qui est aussi sa cousine au troisième degré. L’attirance est réciproque. Quand les troupes turques partent à la reconquête de Smyrne où ils ont fui les incendies et les massacres, ils montent à bord du Jean-Bart pour aller à Athènes, d’où ils comptent partir pour l’Amérique et rejoindre leur cousine Sourmelina déjà installée à Detroit.

    Les grands-parents de Cal, Desdemona et Lefty, sont mariés lorsqu’ils retrouvent Lina devenue une Américaine. Celle-ci gardera leur secret comme eux gardent le sien : Lina a épousé Jimmy Zizmo, intéressé par sa dot, sans lui dire qu’elle était lesbienne. Les jeunes mariés vont habiter chez eux et Jimmy fait entrer Lefty à l’usine Ford. Voilà le tableau de départ de Middlesex.

    Les grands-parents de Callie-Cal ignoraient qu’ils étaient tous deux porteurs d’un gène récessif sur le cinquième chromosome. Comme leur cousine Theodora (Tessie), la fille de Lina et Jimmy, leurs deux enfants, Milton et Zoé, sont nés tout à fait normaux, malgré les craintes de Desdemona. Plus tard, celle-ci se fera ligaturer les trompes.

    Commençant souvent ses chapitres par le présent – la vie de Cal à Berlin et sa rencontre avec une photographe d’origine asiatique, Julie Kikuchi –, le romancier reprend ensuite le fil de l’histoire familiale sur trois générations, une succession de péripéties haute en couleur où défilent plein de personnages secondaires, comme le vieux Dr Philobosian, le père Mike (un prêtre orthodoxe un temps fiancé à Tessie), Chapitre Onze (le frère de Calliope), etc.

    Tout au long du roman, Eugenides distille les informations sur le cas de Callie-Cal, de sa naissance jusqu’à ses quatorze ans quand sa singularité génétique sera connue. Elevée en fille à Detroit, dans un quartier pauvre que ses habitants blancs finiront par fuir après les émeutes raciales de 1967, elle connaît d’abord des conditions de vie modestes avant que son père, dont le restaurant sur le déclin a brûlé lors de ces événements, achète une grande maison moderniste à Grosse Pointe, sur Middlesex Boulevard, et fonde une affaire très rentable.

    Vie familiale, génétique, traditions culturelles, mythologie grecque, éducation, condition sociale, travail, troubles de l’adolescence, sexualité, hermaphrodisme, amitié et rencontres amoureuses, les thèmes ne manquent pas dans Middlesex. L’auteur passe constamment d’une époque ou d’un problème à l’autre, piquant la curiosité des lecteurs comme dans un roman feuilleton, entre comédie et tragédie, sans s’appesantir sur les drames.

    J’avais déjà déploré les longueurs dans son roman précédent, non que je sois allergique aux longs romans, mais j’avoue que j’ai dû m’accrocher pour aller jusqu’au bout de Middlesex, qui me laisse une impression de trop-plein. Ce roman de style avant tout narratif est divertissant, bien que le ton choisi m’ait souvent laissée à distance. Sur ce thème rare de l’intersexualité, il nous fait prendre conscience des difficultés vécues par ceux qui la vivent.

    Middlesex n’est pas autobiographique, ni Jeffrey Eugenides hermaphrodite, même s’il s’est inspiré de ses origines et de la vie de ses grands-parents pour rendre son récit crédible. Wikipedia signale qu’il l’a écrit après avoir lu la traduction des Mémoires de Herculine/Abel Barbin (1838-1868), « première personne à voir son identité de genre modifiée à l’état civil en France ».

  • Une nouvelle vie

     Strout Olive enfin.jpg« – Madame Kitteridge, est-ce que vous vous êtes mariée ? Tom m’a raconté que vous aviez épousé Jack Kennison, mais je me suis dit : ça ne doit pas être vrai.
    Olive Kitteridge s’immobilisa, la serviette au-dessus de la tête, et regarda le mur.
    – Si, c’est vrai. J’ai épousé Jack Kennison.
    Cindy la scruta.
    – Eh bien… félicitations, alors. Ça ne vous fait pas bizarre ?
    – Oh si, c’est bizarre.
    Olive la regarda et hocha la tête.
    – Bizarre, touuuuuut à fait.
    Elle hésita, reprit son séchage de cheveux. Et ajouta :
    Mais nous sommes assez vieux, lui et moi, pour savoir comment ces choses marchent, alors ça va.
    – Quelles choses ?
    – Avant tout : savoir quand la fermer.
    – Et sur quels sujets vous la fermez ?
    Olive sembla réfléchir à la question.
    – Eh bien, par exemple, quand il prend son petit déjeuner. Je ne lui dis pas : Jack, bon Dieu, pourquoi tu racles ton bol si fort ?
    – Et vous êtes mariés depuis combien de temps ?
    Ça va faire bientôt deux ans. Tu te rends compte, à mon âge, commencer une nouvelle vie…
    Olive posa la serviette sur ses genoux et leva légèrement la main, paume ouverte.
    – Sauf que ce n’est jamais une nouvelle vie qui commence, Cindy. C’est la vie qui continue. » »

    Elizabeth Strout, Olive, enfin

  • Olive & Co

    « Grande, forte. Mon Dieu, quelle femme étrange. » C’est dans ces termes que Jack Kennison pense à Olive Kitteridge au début de Olive, enfin d’Elizabeth Strout (2019, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Brévignon, 2021). Comme le roman précédent, celui-ci déroule une série d’histoires concernant les habitants de Crosby, sur la côte du Maine, où la prof désormais retraitée est mêlée d’une manière ou d’une autre, le plus souvent à l’avant-plan, parfois comme un personnage secondaire.

    Strout-OliveAgain.jpg

    Jack, professeur d’université à la retraite, longtemps bel homme, 74 ans, s’est installé dans une belle maison de Crosby où il vit seul depuis la mort de sa femme Betsy. Leur fille Cassie vit à  San Francisco et répond assez froidement à son coup de téléphone quand il reconnaît avoir été « une merde » avec elle (pendant des années, il a refusé de lui parler, n’acceptant pas son homosexualité) : « Tu dis ça à cause de la façon dont tu t’es comporté avec moi ou à cause de ta liaison avec Elaine Croft, pendant toutes ces années ? » Dans un bar de Portland, déçu par les réponses convenues du barman, il sent qu’Olive lui manque et se demande pourquoi elle ne lui fait plus signe.

    Le whisky aidant, une fois rentré chez lui, il écrit un message à l’amant de sa femme pour l’informer de son décès quelques mois avant, puis un petit mot manuscrit à Olive pour lui demander de reprendre contact avec lui. A la supérette, elle lui avait parlé d’un enfant sur le point de naître chez son fils ; il ignore qu’en réalité, c’est à Crosby qu’elle a aidé une femme à accoucher sur la banquette arrière de sa voiture ! Quand Olive le raconte à Jack au téléphone, il l’invite à le rejoindre chez lui ; elle y passe finalement la nuit, dans la chambre d’amis.

    Kayley Callaghan, une élève de quatrième, fait le ménage chez plusieurs personnes de Crosby, chez sa prof d’anglais notamment, pour aider sa mère, veuve depuis deux ans. Quand elle remarque comment le mari de Mme Ringrose la regarde, elle découvre une nouvelle manière de toucher une enveloppe, mieux garnie que celle du ménage, sans se douter de ce que cet argent gagné en secret va provoquer.

    On retrouve bien sûr Christopher, le fils unique des Kitteridge, qui vient rendre visite à sa mère avec Ann, sa nouvelle compagne, et leurs quatre enfants, ceux d’Ann, petit Henry qui a deux ans et le bébé de six semaines. Christopher est très étonné des changements dans la maison, débarrassée des bibelots et de beaucoup d’affaires. Sa première impression est plutôt favorable, et leur séjour se déroule cahin-caha malgré l’animosité entre les deux femmes. Mais quand Olive, le dernier jour, annonce son prochain mariage et qu’arrive Jack, celui qu’elle va épouser, la réaction de son fils est très différente de ce qu’elle attendait. Olive va comprendre de mieux en mieux pourquoi il la rejette depuis si longtemps.

    La mort d’un habitant dans l’incendie de sa maison et les révélations de son avocat à sa fille venue l’enterrer, la rencontre entre Olive et une ancienne élève traitée contre le cancer, la promenade nocturne d’un mari qui se sent seul, toutes les chroniques de Olive, enfin sont racontées sans faux-fuyant. Avec le temps, la vie de couple ou la vie de famille connaissent bien des vicissitudes. Cinq ans après leur mariage, Olive et Jack n’y échappent pas.

    Des anciens élèves qu’Olive Kitteridge rencontre par hasard, la plus intéressante est celle d’Andrea L’Rieux dans un café. Elle a reconnu le visage triste qu’Andrea portait déjà dans sa jeunesse. Au grand étonnement d’Olive, elle a été nommée « poète officielle des Etats-Unis », une célébrité dont les habitants de Crosby sont fiers. Olive et elle se parlent très franchement de leur vie. La chute de ce chapitre est formidable.

    Elizabeth Strout parvient, dans Olive, enfin comme dans Olive Kitteridge à nous rendre toutes ces tranches de vie, ces situations captivantes par sa manière directe de dire les choses, le franc-parler de son héroïne, la drôlerie souvent des réactions, des paroles ou des faits inattendus. Avec l’âge (d’un chapitre à l’autre, il y a parfois plusieurs années), Olive découvre les ennuis de la vieillesse, affronte la solitude et l’invisibilité des personnes âgées, tout en prenant conscience de ses erreurs. Son goût intact de la compagnie des autres et des conversations « honnêtes » à rebours des convenances sociales est son meilleur allié.