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écrans

  • Connexions

     « Mettre l’accent sur les multiples facettes des mots n’est pas seulement décisif pour faire accéder à cette fluidité les deux élèves sur trois qui, à ce moment de leur scolarité, en sont encore loin : c’est le passage obligé entre le simple déchiffrage et la lecture profonde.
    Relire sans cesse les mêmes phrases et les mêmes histoires fait gagner en vitesse de lecture sur un texte donné, mais n’aide absolument pas à connecter concepts, sentiments et réflexion personnelle. Or, la lecture profonde est affaire de connexions : entre ce que nous savons et ce que nous lisons, entre ce que nous ressentons et ce que nous pensons, entre ce que nous pensons et la façon dont nous conduisons nos vies. »

    Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous !

  • Lettres au lecteur

    Une amie m’a offert un livre qui ne pouvait que m’intéresser : Lecteur, reste avec nous ! de Maryanne Wolf (Reader, Come Home, 2018, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Véron, 2023). Merci ! Les recherches de cette universitaire américaine, spécialiste des neurosciences, sont centrées sur la lecture et son impact sur le cerveau. Le sous-titre « Un grand plaidoyer pour la lecture » est moins précis que l’original : « The Reading Brain in a Digital World ».

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    Premier ouvrage en dehors des siens édité par Joël Dicker dans sa maison d’édition, il correspond bien à la devise qu’il lui a donnée : « faire lire et écrire ». Sa préface s’ouvre sur une scène dans un restaurant : à peine installés, les parents donnent des tranquillisants à leurs deux enfants. Choquant ? Quand des parents, pour avoir la paix, placent une tablette devant chaque enfant, réagissons-nous de la même façon ?

    L’autrice ne manque pas d’images pour développer son sujet sous la forme de neuf lettres où elle tutoie ses « Chère Lectrice, cher Lecteur ». D’abord un rappel : la capacité à lire et à écrire, spécifique à l’homo sapiens, n’est pas pour autant innée – cela s’apprend. Observant les changements à l’œuvre dans notre monde où le numérique ne cesse de gagner du terrain, elle s’inquiète de « l’évolution du cerveau lecteur » chez les enfants, les jeunes et aussi chez les adultes qui peuvent, eux, s’aider d’une culture fondée sur l’imprimé.

    Intéressée par la « plasticité du circuit neuronal de la lecture », en particulier pour une meilleure approche de la dyslexie, elle a dû prendre en compte ce « basculement culturel » que nous vivons, comparable à celui des Grecs passant de la culture orale archaïque à la culture écrite. Sa deuxième lettre explique, schémas à l’appui, le circuit de la lecture dans le cerveau, tel qu’on l’observe au stade actuel des recherches scientifiques.

    Puis vient la question centrale : « La lecture profonde est-elle en danger ? » La qualité de notre lecture dépend avant tout du temps que nous lui consacrons, indépendamment du support. Les heures de lecture sur écran modifient-elles nos habitudes de lecture ? la qualité de notre attention ? Maryanne Wolf propose d’abord de nous observer nous-mêmes, comme elle l’a fait, avant de considérer ce qu’il en est pour l’apprentissage de la lecture.

    « Le fait de se mettre à la place des autres, de comprendre de l’intérieur ce qu’ils pensent et ressentent, est l’un des apports les plus importants, mais aussi les plus méconnus, des processus mentaux de la lecture profonde. » Encourageant l’empathie, la lecture « élargit notre compréhension intérieure du monde » : « entrevoir, fût-ce un bref instant, ce que signifie être quelqu’un d’autre ». Qu’en sera-t-il si la lecture de romans devient marginale ?

    Le « bagage émotionnel et culturel » emmagasiné lecture après lecture construit notre mémoire « interne », un véritable « support » qui nous procure des repères et des critères de jugement pour affronter la surabondance d’informations que nous recevons et faire preuve d’esprit critique. Sans ce « bagage », on est plus vulnérable face à la désinformation. « Le danger, en d’autres termes, est que nos enfants ne sachent pas qu’ils ne savent pas. »

    D’un clic ou d’un réseau à l’autre, la « culture numérique contemporaine » a des effets connus : perte de concentration, addiction, « capacité réduite à supporter l’ennui », lecture « en diagonale » qui altère à la longue l’aptitude à la lecture « profonde ». D’où ce « TL, PL » (trop long, pas lu) – un titre que ses fils lui avaient suggéré – qui caractérise de plus en plus de jeunes et même d’étudiants en lettres devenus incapables de lire des chefs-d’œuvre littéraires du XIXe ou du XXe (au point que certains professeurs y renoncent et optent pour des nouvelles, ce qui ôte la difficulté de l’attention soutenue sur la longueur mais non le problème des structures syntaxiques complexes).

    Parents, enseignants et responsables de l’enseignement à tous les niveaux, lecteurs, nous avons tous à apprendre de Lecteur, reste avec nous ! Maryanne Wolf, après avoir décrit les processus en jeu dans la lecture, consacre une grande partie de son « plaidoyer » à chercher comment prendre soin des enfants, quel que soit leur profil (elle en distingue six), et aux différents stades de leur apprentissage. Tous ceux qui enseignent aux enfants de cinq à dix ans devraient accorder « une attention extrême » à chacun des composants du circuit de la lecture dans le cerveau.

    C’est son premier souci : faire au mieux pour que leur développement neuronal les rende aptes à la lecture profonde et « bi-compétents » vis-à-vis de l’écrit et du numérique. Parmi ses recommandations, il en est une, souvent répétée, idéale : pas d’écran avant deux ans, mais faire aux bébés, aux enfants la lecture à voix haute. Avant même d’avoir accès au langage, leur cerveau s’imprègne de phonèmes, de mots, de rythmes et de complicité affectueuse.

  • Déconnexion

    yves marry,florent souillot,la guerre de l'attention,essai,littérature française,écrans,smartphones,captologie,protection des enfants,éducation,lève les yeux,société,culture,attention,déconnexion« Les bienfaits de la déconnexion commencent à être reconnus. A l’échelle individuelle, sanctuariser des espaces et des temps sans écrans, qu’il s’agisse d’Internet, de la télévision ou du téléphone, s’impose peu à peu comme un besoin impérieux dans une société moderne en proie au burn out. Les entreprises reconnaissent progressivement à leurs employés le « droit à la déconnexion », les vacanciers sont de plus en plus nombreux à opter pour des séjours de « digital detox », et rien de mieux, en matière de prévention auprès des enfants, que des expériences telles que le « Défi dix jours sans écrans ». Ces moments où l’on préserve son esprit des parasitages numériques peuvent susciter l’envie de recommencer. Ils offrent un avant-goût de la joie libératrice de la déconnexion. Cette motivation est la meilleure arme contre l’addiction, en complément de la crainte de ses effets. Toute personne qui a passé un week-end sans smartphone loin de la ville, après une phase de panique liée à la « peur de manquer », a pu éprouver cette sensation de libération. L’esprit, tout à coup, n’est plus assujetti aux impératifs professionnels et sociaux, il est livré à lui-même. Il peut flâner, errer, créer, rêver, et, par moments, renouer avec l’instant présent – avec l’ami attablé à ses côtés, avec ce chat de passage, avec l’arbre qui nous fait face… »

    Yves Marry et Florent Souillot, La guerre de l’attention

    Photo Nelly Kim Chi pour 20 minutes.fr

  • Notre attention captée

    « Nous avons déplacé les bornes, maîtrisé le ciel et la terre.
    Notre raison a fait le vide.
    Enfin seuls, nous achevons notre empire sur un désert.
    Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence :
    la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. »
    Camus, L’Eté (1954)

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    Yves Marry et Florent Souillot citent cet extrait au début de La guerre de l’attention. Comment ne pas la perdre, un essai paru en 2022. « C’est un dérèglement qui n’a rien de naturel, une vague de la force et de la hauteur d’un tsunami, que personne n’a vue venir. Une marée de silicium et de coltan qui a tout recouvert. Cette vague, ce sont les écrans. » En moyenne, chaque foyer en compte sept. Ce bond technologique a changé la société, y compris dans des pays restés longtemps à l’écart de l’occidentalisation. La multiplication des équipements a aussi allongé le temps passé devant les écrans, à communiquer et à se divertir dans le « techno-cocon ».

    L’association « Lève les Yeux ! » créée par les auteurs en juin 2018 a pour objectif une reconquête de l’attention. Ce livre, acte de résistance contre sa captation de plus en plus élaborée au profit d’intérêts privés, vise à décrire tous les aspects du problème et à proposer des solutions. Surtout auprès des jeunes, les premières victimes. C’est pourquoi l’association intervient dans les écoles primaires, par exemple à l’aide d’un jeu de société, « Planète déconnexion ».

    Les dégâts chez des enfants exposés à des contenus traumatisants et chez des jeunes devenus accros aux vidéos, aux jeux vidéo et aux séries sont connus : moins de sommeil, de concentration, plus d’irritabilité, de sédentarité et d’obésité, de myopie, sans parler de la baisse du QI et du langage. Violence virtuelle, accès à la pornographie, primes à la nudité ou aux postures sexy sur les réseaux pour récolter plus de likes. Même les bébés cherchent les stimuli audiovisuels d’un smartphone, nouveau doudou, au détriment des stimuli sociaux fondamentaux comme les regards et les sourires.

    Depuis 2020, en France, la « numérisation de l’éducation » est en marche, malgré son coût économique et écologique colossal. Non évaluée, ni remise en question, même si aucun progrès n’est décelé. Les inégalités se renforcent : les riches mettent leurs enfants dans des établissements privés qui valorisent l’accompagnement humain plutôt que dans le public de plus en plus « numérisé ».

    Plus largement, l’essai dénonce la marchandisation des émotions : « clasher », être saillant, permet d’être vu, suivi, de recevoir des offres marketing. On pousse les gens à devenir « accros » à l’attention des autres. On encourage à « noter » tous les services. L’empathie diminue, le sadisme augmente, l’insensibilité et l’isolement aussi. Les émotions prennent le dessus sur les arguments, incitent aux mobilisations éphémères plus qu’à l’action démocratique.

    La survalorisation des faits divers et des témoignages déteint sur les médias, les journaux télévisés suivent la tendance. 97% de la publicité va aux Gafam, la presse écrite en souffre. Les représentants politiques font de même : « parole courte, rapide, émotionnelle » et répétée, mise en scène… La guerre de l’attention analyse les procédés de la technologie « persuasive » et décrit ce nouveau capitalisme attentionnel basé sur l’accumulation de données transformées en revenus facturables à des annonceurs.

    La manipulation mentale est vieille comme le monde, elle connaît désormais une rapidité et des proportions inédites. Notre vision du monde basée sur la causalité se contente de plus en plus de simples corrélations, nos démocraties imparfaites risquent de se transformer en régimes autoritaires technocratiques. La suite ? Après les humains, les objets connectés… grâce à la 5G.

    Contre cette dérive « inégalitaire, antidémocratique et écologiquement insoutenable », comment réagir ? Le coût énergétique de l’expansion numérique explose. Pour éviter l’impasse, il faut d’abord consommer moins d’énergie. Pour retrouver un mode de vie « juste », il faut se déconnecter et réactiver les liens familiaux et sociaux.

    Marry & Souillot appellent en premier lieu à protéger les enfants : pas d’écran avant cinq ans (recommandation de l’OMS), maximum une heure d’écran par jour entre 6 et 12 ans, pas de smartphone avant 15 ans (comme la fille de Bill Gates). Pas d’écrans le matin, ni pendant le repas, ni avant de s’endormir. Fin du numérique imposé dans l’éducation. Les écoles doivent redevenir des « havres de déconnexion ». Pour l’apprentissage, opter pour des livres plutôt que pour des écrans.

    L’attention est un bien commun à défendre, à protéger. Tout le monde a droit à des espaces sans écrans ni publicité. La pub en ligne devrait être régulée et taxée. Droit à la déconnexion, droit à des guichets administratifs « humains », moratoire sur la 5G, l’essai ouvre plein de pistes de réflexion et de voies pour agir. Il importe de refuser cette captation généralisée de l’attention par les écrans et de donner l’exemple aux enfants de tout ce qui stimule l’attention et libère en profondeur.