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couple - Page 12

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    « Pourquoi veut-il que je l’entende, il n’a qu’à aller faire son discours à quelqu’un d’autre, oui, qu’il aille dans les rues désertes invectiver les arbres et les pierres, Naama, écoute-moi, insiste-t-il, quelque chose doit changer, il me soulève délicatement le menton, ma tête est pleine de clous d’acier, comment ses mains si fines arrivent-elles à la soulever, je sais que cette maladie est un signe d’une grande importance, continue-t-il, un avertissement qui m’a été envoyé, j’ai mis du temps à en comprendre toute la profondeur, mais maintenant je suis sûr que je dois changer quelque chose dans ma vie.

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    Mais comment sais-tu quoi changer, je chuchote, ou plutôt j’ai l’impression de chuchoter car il dit, ne crie pas, puis lâche mon menton qui retombe immédiatement, me laissant nez à nez avec mes genoux blancs, pourquoi justement choisir ce changement-là, je marmonne, peut-être dois-tu faire exactement le contraire, écoute, reprend-il, j’y réfléchis depuis des mois, je n’ai pas le choix, je le sais, notre cadre de vie est malsain, il n’y a que des tensions entre nous, que des sentiments négatifs, je ne peux plus vivre dans cette ambiance, je ne peux plus supporter de te décevoir systématiquement, de décevoir Noga, je ne peux pas continuer comme ça, je ne suis pas capable de tenir encore quarante ans étouffé par ta colère. »

     

    Zeruya Shalev, Mari et femme

  • Couple avec enfant

    J’aurais pu simplement garder le titre de Zeruya Shalev : Mari et femme (Baal ve-isha, 2000, traduit par Laurence Sendrowicz) ou intervertir – c’est une femme qui parle dans ce roman : « Femme et mari ». (Distingue-t-on « femme » et « épouse », « homme » et « mari » en hébreu ?) Mais Naama et Oudi ont une fille, Noga, dix ans, et cela importe.

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    C’est pour elle que le réveil sonne ce matin-là. Son père, absent durant une semaine pour guider des touristes en excursion, lui a beaucoup manqué. Naama s’irrite de l’entendre maugréer parce qu’on le tire de son sommeil, de le voir traîner au lit, alors que la petite part pour l’école, et n’en croit pas ses oreilles quand il déclare qu’il ne sent plus ses jambes, qu’il ne peut pas se lever, lui, le marcheur infatigable. Oudi est incapable de bouger, elle finit par appeler une ambulance.

     

    En route vers l’hôpital, Naama se rappelle le jour où son mari, qui tenait la petite dans ses bras, l’avait laissé tomber du haut de la terrasse, quand elle n’avait que deux ans. Elle voit qu’on rase le café où un homme, un jour, lui avait montré le portrait qu’il avait fait d’elle au fusain, en hommage à sa beauté. Dans la panique de l’admission aux urgences, elle craint le pire : « Me voilà soudain sans lui, à distance respectueuse de ses jambes inertes, de ses yeux fermés qui m’observent depuis que j’ai douze ans, de toute sa présence qui me définit, moi, plus qu’elle ne le définit, lui. »

     

    Assistante sociale, Naama s’occupe de très jeunes femmes enceintes sans l’avoir voulu et qui se demandent comment elles vont élever leur bébé ou l’abandonner. Elle croit reconnaître parmi les patients une mère à qui l’on a fini par enlever son fils qu’elle maltraitait. Quand le juge avait déclaré « La question n’est pas de savoir si elle l’aime mais comment elle l’aime », Naama avait appliqué cette façon de voir à sa vie de couple : « je me suis répété pendant tellement d’années qu’il m’aimait au lieu de me demander comment il m’aimait et si, moi, j’aimais cet amour. »

     

    Le mal soudain dont souffre Oudi réveille les démons. Naama ressent sa maladie comme dirigée contre elle, contre leur famille. Depuis l’accident de Noga, miraculeusement sauvée par le seau d’une femme de ménage qui avait amorti sa chute, elle n’a plus osé les laisser seuls, « un fossé empoisonné » s’est creusé entre son mari et elle. Quand elle a admis avoir posé, en secret, pour le peintre jamais lassé de sa beauté, l’incompréhension s’est encore aggravée.

     

    « Je me tourne vers Noga, viens à la cafétéria, allons manger quelque chose, mais elle se plaque contre le lit vide, je reste ici jusqu’à ce que papa revienne, elle s’agrippe au drap comme elle s’agrippait, petite, à son doudou. Nogui, je la supplie, je n’en peux plus, j’étouffe, viens, allons prendre un peu l’air, mais elle s’entête, on doit rester ici si on veut que papa guérisse, moi je sens que je perds patience, ma chérie, ça ne dépend pas de nous, j’aimerais bien, mais ça ne dépend vraiment pas de nous. »

     

    Les examens médicaux d’Oudi ne révélant rien, un psychiatre diagnostique une « paralysie de conversion », une réaction somatique au stress mental. Oudi ne supporte pas de voir Naama accaparée par son métier, même à l’hôpital une collègue l’appelle pour une accouchée de quinze ans qui la réclame. Il n’arrête pas de la culpabiliser pour ce travail et de la dénigrer. Menacé d’un transfert en hôpital psychiatrique, Oudi arrive à remarcher avec un déambulateur et décide de quitter l’hôpital, furieux d’être considéré comme un simulateur.

     

    Entre Naama et Oudi, les retrouvailles sexuelles ont toujours servi d’exutoire, et cela les rapproche à nouveau. Ils décident de confier leur fille deux jours à sa grand-mère pour partir à deux dans un bel endroit avec piscine où ils pourront évacuer la pression. Tout se passe bien, Oudi nage, sourit, enchanté de sentir sa femme disponible. Mais le lendemain matin, il se plaint cette fois de ne plus rien voir et l’accuse de le rendre malade. Naama est prête à tout « sauf à entrer dans le périmètre de sa cécité ». D’autant plus qu’Oudi ressasse des passages bibliques qu’il interprète comme des mises en garde, voire des interdits, et décide d’éviter tout contact avec elle.

     

    Leur vie de famille est de plus en plus gâchée par ces accès dépressifs. Pendant qu’Oudi traîne et maigrit dans leur chambre où il dort seul désormais, Naama s’empiffre, grossit, évite ses collègues qui l’ont déjà accusée de se plaindre de sa situation sans jamais agir. Elle passe ses nuits sur le canapé, se montre de plus en plus distraite au travail, se sent devenir indifférente aux problèmes des autres. Noga trouve souvent refuge chez sa grand-mère, la seule à qui elle peut se confier.

     

    Désespérée, Naama fait alors appel à une doctoresse tibétaine dont on lui a parlé comme d’une excellente guérisseuse. Celle-ci, Zohara, est une jeune femme étonnante, maigrichonne, qui se présente à leur porte, son bébé au sein. Après avoir vu Oudi, elle choque Naama en lui parlant de la maladie comme d’une opportunité, d’une épreuve dont ils peuvent sortir renforcés : « Vous êtes maître de votre bonheur, indépendamment des aléas de la vie. »

     

    Mari et femme, c’est l’histoire d’une crise, d’un couple, d’une famille, à travers laquelle Zeruya Shalev (née en 1959) interroge les rapports entre les hommes et les femmes, et pas seulement entre ces deux-là. Elle fait parler les corps autant que les esprits. Ce roman sur « l’humiliation de la vie conjugale » est au centre d’une « trilogie de l’amour moderne », dit-elle dans un entretien à Libération, entre Vie amoureuse (la passion) et Théra (la rupture et la reconstruction).

     

    Cela dit, l’originalité du roman tient à la manière dont il est écrit, à la première personne et au présent : grossissant de virgule en virgule, un flux irrépressible, souvent véhément, parfois logorrhéique, d’observations, de paroles, de pensées, nous fait découvrir le point de vue de Naama, attachante et épuisante, ses angoisses, sa culpabilité, ses doutes, ses souvenirs, ses désirs, entremêlés aux éléments extérieurs. Elle en a tant voulu à sa propre mère d’avoir quitté la maison familiale, est-elle condamnée à revivre elle aussi la séparation ?

  • Une rose islandaise

    Rosa candida (Afleggjarinn, 2007), le nom latin d’une fleur, ce n’est pas un titre ordinaire. La romancière islandaise, Audur Ava Olafsdóttir, se révèle aux francophones grâce à la traduction de ce roman (son troisième) par Catherine Eyjólfsson (2010). L’histoire d’un fils qui devient un père. L’histoire d’un jardinier. L’histoire de Flóra Sól.  

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    Vitrail de la Genèse (Cathédrale de Clermont-Ferrand) 

    « Comme je vais quitter le pays et qu’il est difficile de dire quand je reviendrai, mon vieux père de soixante-dix-sept ans veut rendre notre dernier repas mémorable. » Le « petit Lobbi », comme l’appelle son père, l’accompagne dans la serre : celui-ci y coupe de la ciboulette, lui, « le seul héritier de la serre de maman », prépare les boutures de rosier qu’il va emporter. Son père s’inquiète : n’oubliera-t-il pas la demoiselle qui a eu un enfant de lui (l’accident d’une nuit avec l’amie d’un ami dans la serre maternelle, ce qui ne suffit pas à faire un couple) ? Ne ferait-il pas mieux d’opter pour des études sérieuses plutôt que d’accepter un emploi de jardinier dans un monastère ? 

    Pour cette dernière soirée ensemble, son père et son frère jumeau, Jósef, se sont habillés avec soin. Son frère « demeuré » aime porter des couleurs vives. Ce dernier écarte la sauce verte du poisson, mais lui s’en sert largement, pour faire honneur au cuisinier, et ressent alors pour la première fois « une douleur au ventre ».  

    Peu de bagages, quelques boutures, et les voilà dans la vieille Saab du père qui conduit très lentement entre les champs de lave hérissée. Quand ses parents se sont installés dans cette zone dénudée, sa mère a été la première à y planter des arbres. Puis son père a bâti une serre, ce qui a permis à son épouse d’exercer sa passion : faire pousser des plantes, les mettre à l’abri des gelées. « Petit à petit le lopin de terre se transforma en jardin enchanté qui attirait l’attention et provoquait l’étonnement. » 

    Lobbi (Arnljótur Thórir) partage cette passion pour l’horticulture. Il a planté un pin nain à l’endroit où elle a perdu la vie dans un accident. A l’aéroport, il reçoit un cadeau de son père et de l’argent. Mais le mal au ventre ne passe pas, ni les nausées qui le font vomir dans l’avion, et encore dans le taxi qui le mène à l’hôpital dès son arrivée sur le continent. A l’infirmière, il confie ses boutures de « rosa candida » et montre la photo de sa fille en grenouillère, Flóra Sól. On l’opère d’une appendicite. Le cadeau, un pyjama en flanelle, tombe à point. Après avoir dormi trois jours et rassuré son père par téléphone, il se rend chez une amie qui lui a proposé de loger dans son appartement en son absence et se réjouit : « Il n’y a pas de jour ordinaire tant qu’on est en vie, tant que ses jours ne sont pas comptés. » 

    Reposé, Lobbi trouve une voiture d’occasion pour entreprendre le voyage de cinq jours vers une roseraie ancienne qu’on lui a demandé de restaurer. Le temps de repenser à cette « demi-nuit » dans la serre lourde de conséquences, aux quelques rencontres avec Anna pendant sa grossesse puis à la maternité, où il a assisté à l’accouchement. Et enfin, le voilà près du monastère au sommet d’un rocher : « Cela paraît invraisemblable que l’on puisse trouver là-haut un jardin qui figure dans tous les manuels consacrés à la culture des roses depuis le Moyen Age. » 

    Une nouvelle vie commence là. Accueilli par frère Thomas, cinéphile et polyglotte, le jardinier découvre, presque à l’abandon, le fameux jardin des moines dont lui parlait sa mère. C’est là qu’il va planter la rose à huit pétales, d’une rare couleur pourpre, dont il a pris soin pendant tout son voyage (une fleur fictive, à ma connaissance, au nom symbolique - merci aux botanistes de me contredire s'il y a lieu). Il lui faudra deux à trois mois pour faire revivre ce jardin : les moines, plus intéressés par les livres, ont négligé cette collection exceptionnelle de plus de cent variétés de roses. 

    Davantage encore depuis son opération, Lobbi, vingt-deux ans, est hanté par le corps, celui des autres, le sien, et par la mort. Il n’a pas du tout envie de se faire moine. A l’extérieur du monastère, il a peu de contacts, mais les gens du bourg reconnaissent « le garçon aux roses ». Une lettre d’Anna, inattendue, vient bouleverser sa routine : elle a besoin d’un mois pour terminer son mémoire et lui demande de garder le bébé pendant ce temps. Il accepte. Frère Thomas lui trouve un petit meublé à louer hors du monastère, le jeune homme se fait couper les cheveux, aménage l’appartement, y installe quelques plantes, s’inquiète de son inexpérience culinaire (repas et recettes constituent en quelque sorte le ventre du récit d'Audur Ava Olafsdóttir).

    « Il émane de cette enfant de la clarté » : l’arrivée d’Anna et de Flóra Sól l’éblouit. La petite est merveilleuse, elle ressemble à sa grand-mère paternelle. La jeune femme, fatiguée, lui est reconnaissante pour son accueil et le repas qu’il a préparé lui-même. Ses attentions envers leur fille la rassurent. Mais à peine repartie, elle revient : serait-il possible qu’elle reste là, elle aussi, à bouquiner et travailler ? Pris de court, le jardinier accepte encore. Et voilà sa vie complètement chamboulée par son nouveau rôle. Anna et lui ont à présent le temps de faire vraiment connaissance. Aux yeux des autres, ils forment un couple, mais ils dorment séparément, elle dans la chambre avec Flóra, lui sur le canapé. 

    Conçu comme une « ode à la sensibilité masculine », Rosa candida (sous une couverture moins pertinente que l’original), montre avec une grande délicatesse comment un jeune homme plutôt candide, un « Saint François des fleurs » pour qui l’essence d’un jardin est « le jeu de l’ombre et de la lumière », découvre les gestes de l’amour paternel, de la vie sociale, rend la vie à une roseraie, s’initie à la cuisine, et s’interroge sur les raisons de vivre avec une femme dont il ne saisit pas encore toutes les intentions, présente et absente en même temps, imprévisible.

     

  • Perte

    « Un soir de juillet descendait sur Baden-Baden, ville d’eaux allemande ; au loin sur la Forêt-Noire ou la forêt de Thuringe des nuages violets s’amoncelaient, des éclairs de chaleur zébraient l’horizon ; plus près de la ville, sur les hauteurs environnantes, on apercevait le Château-Vieux et le Château-Neuf aux murs de briques rouges avec leurs tours crénelées ; d’ici quelques jours, nous allons retrouver Anna dans l’escalier de pierre d’un des châteaux, fuyant Fédia, capable après une perte au jeu de lui soutirer leurs derniers sous ; elle grimpe les marches avec légèreté comme si Sonia ou Micha n’étaient pas là, sous son cœur, mais arrivée au second palier elle a soudain un étourdissement, mal au ventre, des nausées, elle doit s’asseoir sur un banc, au vu de tous les promeneurs qui la regardent parce qu’elle est au bord de l’évanouissement ; quand Fédia la retrouve, il tombe encore une fois à genoux devant elle, en public ; elle se cache le visage dans les mains pour échapper aux regards et parce qu’elle est sur le point de vomir ; il se frappe la poitrine en disant qu’il la rend malheureuse, mais ce n’est plus aussi terrifiant qu’avant, elle s’est habituée ; elle lui donne l’argent en sachant qu’il va le perdre au jeu. »

     

    Leonid Tsypkin, Un été à Baden-Baden

     

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  • Dostoïevski et lui

    Un été à Baden-Baden est l’œuvre d’un médecin chercheur russe, Leonid Tsypkin, dont les deux parents étaient médecins, russes et juifs. Tsypkin (1926-1982) a écrit pour lui-même durant toute sa vie. Au-dessus de sa table de travail, il avait les photos de Tsvetaeva et de Pasternak. Par prudence, il avait renoncé à publier. L’installation de son fils aux Etats-Unis avait valu au pathologiste une rétrogradation au poste d’assistant-chercheur. C’est un ami journaliste qui a sorti d’URSS le tapuscrit
    d’Un été à Baden-Baden (écrit le soir, de 1977 à 1980), publié à New York dans
    un hebdomadaire pour émigrés russes, quelques jours avant qu’une crise cardiaque ne terrasse son auteur.

     

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    Portrait de Dostoïevski par Rundaltsov (d’après une photo), détail – Musée Dostoïevski

     

    Une belle préface de Susan Sontag en 2001 (d’une vingtaine de pages) nous présente Tsypkin, passionné de Dostoïevski. Comme elle l’explique, Un été à Baden-Baden n’est ni une fantaisie autour de Dostoïevski ni un roman documentaire. Dans ce double récit, le narrateur voyage en train vers Leningrad et raconte en parallèle le voyage de Dostoïevski et de sa seconde épouse, Anna Grigorievna, qui ont quitté Pétersbourg à la mi-avril 1867 pour se rendre en Europe de l’ouest et échapper à des ennuis de toutes sortes. Ils y sont restés quatre ans. A Baden-Baden, l’auteur du Joueur espérait gagner au casino de quoi sortir de sa misère financière.

     

    « Rien n’est inventé, tout est inventé » (Sontag) : Tsypkin possède une connaissance pointue de son sujet, des lieux liés à la vie ou à l’œuvre de Dostoïevski. Celui-ci le fascine malgré son antisémitisme, un mystère pour lui qui fait partie de la « tribu ». Il ne peut comprendre « qu’un homme si sensible dans ses romans aux souffrances humaines, que ce défenseur zélé des humiliés et des offensés (…) n’ait pas trouvé un seul mot pour défendre ou justifier des êtres humains persécutés depuis des milliers d’années ».

     

    La longue phrase d’incipit entraîne immédiatement le lecteur dans un flux de sensations et de pensées, dans le mouvement du voyage et du récit : « C’était un train de jour, mais on était en hiver, en plein hiver, fin décembre, et puis le train allait vers Leningrad, vers le nord, il s’était donc mis à faire sombre très tôt – seules surgissaient les lumières des gares au sortir de Moscou, fuyantes, comme emportées en arrière par une invisible main… » Le narrateur ouvre dans le train le Journal d’Anna Dostoïevski qu’il a emprunté à sa tante, une « mise au net des notes prises en sténo par Anna à l’étranger, l’été qui suivit son mariage ».

     

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    Vitrine au Musée Dostoïevski

     

    Sans qu’il y ait de démarcation précise (Sontag compare le style libre et original de Tsypkin à celui de Saramago), nous voilà devant la Madone Sixtine exposée au musée Pouchkine à Moscou – une reproduction de ce tableau fut offerte peu de
    temps avant sa mort à Dostoïevski, image conservée au musée Dostoïevski de Leningrad. Et voici les Dostoïevski à Dresde, où après avoir visité le musée des Beaux-Arts, ils déjeunent en terrasse sur l’Elbe. Une altercation avec un serveur réveille les souvenirs du bagne et du méprisant major qui avait provoqué Chez Fédor, par peur, une réaction servile qu’il se reproche encore. A son tour d’être désagréable, et c’est souvent Anna qui en fait les frais.

     

    La mère d’Anna lui a donné de quoi payer le voyage, mais Dostoïevski reproche à sa femme de porter des gants usés, l’humilie. « Ils rentrèrent côte à côte, sans se parler, comme des étrangers. » Le soir, apaisé, Dostoïevski la rejoint dans la chambre – « et la traversée commençait : ils nageaient à grandes brasses,
    sortant en même temps les bras hors de l’eau, aspirant en même temps l’air
    dans leurs poumons, s’éloignant du rivage, vers le bleu profond de la houle à l’horizon… »

     

    Le couple et la littérature, voilà les axes profonds de ce roman hors du commun.
    On y assiste aux prises de bec, aux réconciliations, on remonte le temps vers la première rencontre entre Anna et Dostoïevski, sous l’œil méfiant du beau-fils, puis du reste de la famille. A Baden-Baden, Anna et lui logent dans une pension modeste et
    les premiers jours sont heureux, «  pareils au matin d’une belle journée d’été, quand il a plu la nuit et que tout est lavé : verdure, asphalte, maisons, tramways rouges comme repeints à neuf ». L’élégant Tourgueniev, lui, peut s’offrir le luxe
    d’un grand hôtel – où Dostoïevski ira quémander quand il sera sans ressources et se disputer avec cet « Allemand » qui ne connaît pas la Russie, selon lui.

     

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    Musée Dostoïevski, Saint-Pétersbourg

     

    Tsypkin décrit toutes les espérances de l’écrivain joueur au casino de Baden-Baden, ses fantasmes, ses défis, l’ivresse des gains, la fascination de la chute, les stratégies qui échouent par la faute de quelque gêneur, la gaieté des retours auprès d’Anna avec des friandises pour fêter l’argent gagné, l’horreur des défaites de plus en plus fréquentes, des bijoux mis en gages, puis des meilleurs de leurs vêtements, la spirale de la déchéance. Culpabilité, orgueil, humiliation.

     

    Entremélés à ces scènes de voyage et de ménage, sans transition, les réflexions du voyageur dans le train, sur sa lecture ou sur les autres voyageurs, les souvenirs qui affluent au passage de telle ou telle gare liée à un épisode de la vie de Dostoïevski, de ses personnages. Chez son amie Guilia à Saint Pétersbourg, le narrateur relit l’article de Dostoïevski intitulé « La Question juive », problématique pour tant d’historiens de la littérature. Tsypkin évoque magnifiquement la ville sous la neige, l’hospitalité d’une amie, le musée Dostoïevski, et enfin, dans cet immeuble d’angle à pan coupé comme on en voit beaucoup à Pétersbourg et que choisissait toujours Dostoïevski pour y
    loger (fascination du triangle étudiée par Tsypkin), la mort du grand homme.

    Si chaque roman est un voyage, Un été à Baden-Baden de Leonid Tsypkin est une plongée en eaux profondes où l’on retient son souffle, subjugué par ce tête à tête entre deux esprits tourmentés, Dostoïevski et lui.