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couple - Page 10

  • Bons amis

    « Ils vivaient côte à côte, en bons amis, mais étrangers l’un à l’autre, pleins d’un grand et sincère amour mutuel, mais de plus en plus conscients de tout ce qui les séparait. Et, dans sa tête à lui, avait germé une pensée dont l’obsession s’accentuait ; tourner le dos à cette vie et s’en créer une plus conforme à ses convictions. »

    Tatiana Tolstoï,
    Sur mon père

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  • Tatiana Tolstoï

    Il fallait que je revienne à ce petit livre lu en juillet 2004 dans le train de Moscou à Iasnaïa Poliana : Sur mon père de Tatiana Tolstoï, rédigé en français à l’occasion du centenaire de l’écrivain, en 1928. « En ma qualité de fille aînée, j’ai jugé qu’il m’appartenait de défendre la vérité. Je dois à la mémoire de mes parents de rompre aujourd’hui le silence. Douloureux devoir, certes, car il me faut révéler bien des choses qui, d’ordinaire, ne sortent pas du cercle intime d’une famille. »

    Tatiana Tolstoï au chevet de son père en 1902.jpg
    Tatiana Tolstoï au chevet de son père en 1902

    Tatiana Tolstoï attire l’attention sur l’orthographe française de leur patronyme. « Il n’est toutefois pas sans intérêt de savoir que le nom de Tolstoï s’est toujours écrit en Russie : Tolstoy. Le jour où mon père, contrairement à son habitude, mit un i au lieu d’un y, sa parente Alexandra Andreevna Tolstoï le lui reprocha, en disant qu’il ne fallait pas enfreindre un usage consacré par plus d’un siècle. »

     

    Elle part de cette fameuse nuit d’automne où, à trois heures du matin, Tolstoï quitte secrètement et définitivement sa maison natale. (Il mourra quelques semaines plus tard d’une pneumonie, dans la petite gare d’Astapovo.) Pourquoi ? Pour fuir sa femme qui ne le comprenait pas ? Pour mener la vie simple à laquelle il aspirait, loin du monde ? « Mais il n’y a jamais dans la vie d’un homme une seule raison qui le pousse à commettre une certaine action plutôt qu’une autre. »

     

    Tatiana a été témoin de la vie de son père, avant et après sa crise religieuse. Elle était aussi la confidente de sa mère. Toute sa vie, Tolstoï a voulu « se rendre meilleur ». Moins d’un an après avoir épousé Sophie Bers, dont il était fou amoureux, il observe déjà dans son Journal que les joies de la vie de famille l’ont engourdi, l’absorbent au détriment des « hautes régions de la vérité et de la force ». Tatiana décrit sa mère comme « une nature pessimiste », souvent découragée, prompte à se désoler ; jamais elle ne s’était remise du choc que fut pour elle la découverte du passé de son mari. Sa fille la juge incapable de profiter des moments heureux, et « jalouse de tout et de tous ».

     

    Reprenant le point de vue de son père, sa fille écrit même : « Pauvre enfant ! Elle souffre de toutes ces incohérences qu’elle invente pour se torturer. » Sofia se faisait une certaine idée du mariage et de la famille ; quant à Tolstoï, il ne pouvait se limiter à être « mari et père ». Cependant, « les vingt premières années de leur ménage furent heureuses ». Ses parents s’aimaient, malgré leurs idées différentes. « Ma mère donnait à son mari le meilleur d’elle-même : toutes ses forces et son amour entier. »

     

    Tolstoï « ne prétendait aucunement imposer aux autres sa volonté ». Le déménagement à Moscou, pour les études des enfants, provoque en lui une crise morale. Le sens de sa vie le tourmente, il étudie les religions pour y trouver des réponses à ses questions. Il traduit et compare les Evangiles, et cela débouche sur une véritable conversion. Sa mère, moins douée intellectuellement, moins forte moralement, d’après sa fille, n’a pu le suivre dans cette voie.

     

    La fille aînée des Tolstoï insiste sur le fait que son père ne prêchait ni ne sermonnait personne – « Dans ces temps-là, nous ne le comprenions pas. Ses idées nous effarouchaient sans nous convaincre. » Sa richesse pèse à Tolstoï, il rêve de s’en dégager : « Donner ce que j’ai, non pas pour faire le bien, mais afin de devenir moins coupable. » Leur vie oisive et tranquille à côté de tant de misère lui est insupportable. Irritée par ses nouvelles idées, sa critique de l’Eglise orthodoxe, Sofia refuse de recopier certains textes. Tolstoï retourne alors à Iasnaïa Poliana pour retrouver le calme, ou chez des amis à la campagne.

     

    Leurs enfants assistent aux disputes où leurs parents se blessent mutuellement, « elle » défendant le bien-être de ses enfants et leur bonheur, « lui » son âme. Tatiana : « Je croyais fermement qu’il ne pouvait pas se tromper. Mais quant à cette Vérité qu’il avait trouvée, je ne savais trop ce qu’elle était. » Elle pensait que sa mère aurait dû se soumettre, ne comprenait pas sa résistance.

     

    On retrouve ici les événements relatés par Sofia Tolstoï dans Ma Vie, dont la mort de son dernier né – « Jamais ma mère ne se releva du coup qui lui avait été porté. » Sofia Tolstoï ne retrouvera plus jamais la sérénité, de plus en plus nerveuse, obsédée par ce qu’on dirait d’elle, et c’est une véritable torture morale pour Tolstoï qui rêve de la quitter mais ne peut l’abandonner.

     

    En juillet 1910, Tolstoï rédige un testament secret. Sofia soupçonne qu’on lui cache des choses, fouille dans les papiers de son mari. Il se met à tenir un Journal « pour lui seul », le garde sur lui. La nuit du 28 octobre, il surprend son épouse en train de fouiner dans son cabinet de travail et décide de s’en aller. Il lui écrit une lettre, emballe ses affaires, donne l’ordre d’atteler…

     

    Ses enfants reviennent alors à Iasnaïa Poliana prendre soin de leur mère désespérée. Seule Alexandra sait où se trouve Tolstoï. Quelle angoisse quand Tatiana apprend qu’il est malade, qu’il est mourant ! Un correspondant de La Parole russe leur envoie un télégramme : Tolstoï est chez le chef de gare d’Astapovo, avec quarante degrés de fièvre. Comme il n’y a qu’un train par jour dans cette direction, les Tolstoï commandent un train spécial et se mettent en route avec leur mère.


    A Astapovo, seule Alexandra est admise au chevet de son père, puis Serge, puis Tatiana que son père presse de questions sur sa mère : qui reste avec elle ? « Parle, parle, que peut-il y avoir de plus important pour moi ? » Elle espère qu’il finira par appeler sa femme auprès de lui, mais il craint que son cœur ne le supporte pas. Sofia en est malade : « Dire que j’ai vécu quarante-huit ans avec lui et que ce n’est pas moi qui le soigne quand il va mourir… » Serge recueille les derniers mots de son père : « Serge ! J’aime la vérité… beaucoup… j’aime la vérité. » Tolstoï est inconscient, le 20 novembre 1910, quand sa femme arrive enfin près de lui.


    Tatiana a aimé ses parents, tous les deux ; dans Sur mon père, elle a voulu raconter « l’humble vérité ». Sa mère a survécu neuf ans avant de mourir elle-même d’une pneumonie, entourée de ses enfants et petits-enfants. « Et qui prendrait sur lui de désigner le coupable ? L’esprit peut-il renoncer à défendre sa liberté ? Peut-on faire grief à la chair de lutter pour l’existence ? Peut-on reprocher à ma mère de n’avoir pas été capable de suivre son mari sur les hauteurs ? Ce fut encore plus son malheur que sa faute, et ce malheur l’a brisée. Et mon père était-il coupable d’avoir voulu sauver ce quelque chose dont « parfois il sentait la trace en lui », et de le sauver au prix de sa vie ? »

  • Changer

    « Pourquoi veut-il que je l’entende, il n’a qu’à aller faire son discours à quelqu’un d’autre, oui, qu’il aille dans les rues désertes invectiver les arbres et les pierres, Naama, écoute-moi, insiste-t-il, quelque chose doit changer, il me soulève délicatement le menton, ma tête est pleine de clous d’acier, comment ses mains si fines arrivent-elles à la soulever, je sais que cette maladie est un signe d’une grande importance, continue-t-il, un avertissement qui m’a été envoyé, j’ai mis du temps à en comprendre toute la profondeur, mais maintenant je suis sûr que je dois changer quelque chose dans ma vie.

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    Mais comment sais-tu quoi changer, je chuchote, ou plutôt j’ai l’impression de chuchoter car il dit, ne crie pas, puis lâche mon menton qui retombe immédiatement, me laissant nez à nez avec mes genoux blancs, pourquoi justement choisir ce changement-là, je marmonne, peut-être dois-tu faire exactement le contraire, écoute, reprend-il, j’y réfléchis depuis des mois, je n’ai pas le choix, je le sais, notre cadre de vie est malsain, il n’y a que des tensions entre nous, que des sentiments négatifs, je ne peux plus vivre dans cette ambiance, je ne peux plus supporter de te décevoir systématiquement, de décevoir Noga, je ne peux pas continuer comme ça, je ne suis pas capable de tenir encore quarante ans étouffé par ta colère. »

     

    Zeruya Shalev, Mari et femme

  • Couple avec enfant

    J’aurais pu simplement garder le titre de Zeruya Shalev : Mari et femme (Baal ve-isha, 2000, traduit par Laurence Sendrowicz) ou intervertir – c’est une femme qui parle dans ce roman : « Femme et mari ». (Distingue-t-on « femme » et « épouse », « homme » et « mari » en hébreu ?) Mais Naama et Oudi ont une fille, Noga, dix ans, et cela importe.

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    C’est pour elle que le réveil sonne ce matin-là. Son père, absent durant une semaine pour guider des touristes en excursion, lui a beaucoup manqué. Naama s’irrite de l’entendre maugréer parce qu’on le tire de son sommeil, de le voir traîner au lit, alors que la petite part pour l’école, et n’en croit pas ses oreilles quand il déclare qu’il ne sent plus ses jambes, qu’il ne peut pas se lever, lui, le marcheur infatigable. Oudi est incapable de bouger, elle finit par appeler une ambulance.

     

    En route vers l’hôpital, Naama se rappelle le jour où son mari, qui tenait la petite dans ses bras, l’avait laissé tomber du haut de la terrasse, quand elle n’avait que deux ans. Elle voit qu’on rase le café où un homme, un jour, lui avait montré le portrait qu’il avait fait d’elle au fusain, en hommage à sa beauté. Dans la panique de l’admission aux urgences, elle craint le pire : « Me voilà soudain sans lui, à distance respectueuse de ses jambes inertes, de ses yeux fermés qui m’observent depuis que j’ai douze ans, de toute sa présence qui me définit, moi, plus qu’elle ne le définit, lui. »

     

    Assistante sociale, Naama s’occupe de très jeunes femmes enceintes sans l’avoir voulu et qui se demandent comment elles vont élever leur bébé ou l’abandonner. Elle croit reconnaître parmi les patients une mère à qui l’on a fini par enlever son fils qu’elle maltraitait. Quand le juge avait déclaré « La question n’est pas de savoir si elle l’aime mais comment elle l’aime », Naama avait appliqué cette façon de voir à sa vie de couple : « je me suis répété pendant tellement d’années qu’il m’aimait au lieu de me demander comment il m’aimait et si, moi, j’aimais cet amour. »

     

    Le mal soudain dont souffre Oudi réveille les démons. Naama ressent sa maladie comme dirigée contre elle, contre leur famille. Depuis l’accident de Noga, miraculeusement sauvée par le seau d’une femme de ménage qui avait amorti sa chute, elle n’a plus osé les laisser seuls, « un fossé empoisonné » s’est creusé entre son mari et elle. Quand elle a admis avoir posé, en secret, pour le peintre jamais lassé de sa beauté, l’incompréhension s’est encore aggravée.

     

    « Je me tourne vers Noga, viens à la cafétéria, allons manger quelque chose, mais elle se plaque contre le lit vide, je reste ici jusqu’à ce que papa revienne, elle s’agrippe au drap comme elle s’agrippait, petite, à son doudou. Nogui, je la supplie, je n’en peux plus, j’étouffe, viens, allons prendre un peu l’air, mais elle s’entête, on doit rester ici si on veut que papa guérisse, moi je sens que je perds patience, ma chérie, ça ne dépend pas de nous, j’aimerais bien, mais ça ne dépend vraiment pas de nous. »

     

    Les examens médicaux d’Oudi ne révélant rien, un psychiatre diagnostique une « paralysie de conversion », une réaction somatique au stress mental. Oudi ne supporte pas de voir Naama accaparée par son métier, même à l’hôpital une collègue l’appelle pour une accouchée de quinze ans qui la réclame. Il n’arrête pas de la culpabiliser pour ce travail et de la dénigrer. Menacé d’un transfert en hôpital psychiatrique, Oudi arrive à remarcher avec un déambulateur et décide de quitter l’hôpital, furieux d’être considéré comme un simulateur.

     

    Entre Naama et Oudi, les retrouvailles sexuelles ont toujours servi d’exutoire, et cela les rapproche à nouveau. Ils décident de confier leur fille deux jours à sa grand-mère pour partir à deux dans un bel endroit avec piscine où ils pourront évacuer la pression. Tout se passe bien, Oudi nage, sourit, enchanté de sentir sa femme disponible. Mais le lendemain matin, il se plaint cette fois de ne plus rien voir et l’accuse de le rendre malade. Naama est prête à tout « sauf à entrer dans le périmètre de sa cécité ». D’autant plus qu’Oudi ressasse des passages bibliques qu’il interprète comme des mises en garde, voire des interdits, et décide d’éviter tout contact avec elle.

     

    Leur vie de famille est de plus en plus gâchée par ces accès dépressifs. Pendant qu’Oudi traîne et maigrit dans leur chambre où il dort seul désormais, Naama s’empiffre, grossit, évite ses collègues qui l’ont déjà accusée de se plaindre de sa situation sans jamais agir. Elle passe ses nuits sur le canapé, se montre de plus en plus distraite au travail, se sent devenir indifférente aux problèmes des autres. Noga trouve souvent refuge chez sa grand-mère, la seule à qui elle peut se confier.

     

    Désespérée, Naama fait alors appel à une doctoresse tibétaine dont on lui a parlé comme d’une excellente guérisseuse. Celle-ci, Zohara, est une jeune femme étonnante, maigrichonne, qui se présente à leur porte, son bébé au sein. Après avoir vu Oudi, elle choque Naama en lui parlant de la maladie comme d’une opportunité, d’une épreuve dont ils peuvent sortir renforcés : « Vous êtes maître de votre bonheur, indépendamment des aléas de la vie. »

     

    Mari et femme, c’est l’histoire d’une crise, d’un couple, d’une famille, à travers laquelle Zeruya Shalev (née en 1959) interroge les rapports entre les hommes et les femmes, et pas seulement entre ces deux-là. Elle fait parler les corps autant que les esprits. Ce roman sur « l’humiliation de la vie conjugale » est au centre d’une « trilogie de l’amour moderne », dit-elle dans un entretien à Libération, entre Vie amoureuse (la passion) et Théra (la rupture et la reconstruction).

     

    Cela dit, l’originalité du roman tient à la manière dont il est écrit, à la première personne et au présent : grossissant de virgule en virgule, un flux irrépressible, souvent véhément, parfois logorrhéique, d’observations, de paroles, de pensées, nous fait découvrir le point de vue de Naama, attachante et épuisante, ses angoisses, sa culpabilité, ses doutes, ses souvenirs, ses désirs, entremêlés aux éléments extérieurs. Elle en a tant voulu à sa propre mère d’avoir quitté la maison familiale, est-elle condamnée à revivre elle aussi la séparation ?

  • Une rose islandaise

    Rosa candida (Afleggjarinn, 2007), le nom latin d’une fleur, ce n’est pas un titre ordinaire. La romancière islandaise, Audur Ava Olafsdóttir, se révèle aux francophones grâce à la traduction de ce roman (son troisième) par Catherine Eyjólfsson (2010). L’histoire d’un fils qui devient un père. L’histoire d’un jardinier. L’histoire de Flóra Sól.  

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    Vitrail de la Genèse (Cathédrale de Clermont-Ferrand) 

    « Comme je vais quitter le pays et qu’il est difficile de dire quand je reviendrai, mon vieux père de soixante-dix-sept ans veut rendre notre dernier repas mémorable. » Le « petit Lobbi », comme l’appelle son père, l’accompagne dans la serre : celui-ci y coupe de la ciboulette, lui, « le seul héritier de la serre de maman », prépare les boutures de rosier qu’il va emporter. Son père s’inquiète : n’oubliera-t-il pas la demoiselle qui a eu un enfant de lui (l’accident d’une nuit avec l’amie d’un ami dans la serre maternelle, ce qui ne suffit pas à faire un couple) ? Ne ferait-il pas mieux d’opter pour des études sérieuses plutôt que d’accepter un emploi de jardinier dans un monastère ? 

    Pour cette dernière soirée ensemble, son père et son frère jumeau, Jósef, se sont habillés avec soin. Son frère « demeuré » aime porter des couleurs vives. Ce dernier écarte la sauce verte du poisson, mais lui s’en sert largement, pour faire honneur au cuisinier, et ressent alors pour la première fois « une douleur au ventre ».  

    Peu de bagages, quelques boutures, et les voilà dans la vieille Saab du père qui conduit très lentement entre les champs de lave hérissée. Quand ses parents se sont installés dans cette zone dénudée, sa mère a été la première à y planter des arbres. Puis son père a bâti une serre, ce qui a permis à son épouse d’exercer sa passion : faire pousser des plantes, les mettre à l’abri des gelées. « Petit à petit le lopin de terre se transforma en jardin enchanté qui attirait l’attention et provoquait l’étonnement. » 

    Lobbi (Arnljótur Thórir) partage cette passion pour l’horticulture. Il a planté un pin nain à l’endroit où elle a perdu la vie dans un accident. A l’aéroport, il reçoit un cadeau de son père et de l’argent. Mais le mal au ventre ne passe pas, ni les nausées qui le font vomir dans l’avion, et encore dans le taxi qui le mène à l’hôpital dès son arrivée sur le continent. A l’infirmière, il confie ses boutures de « rosa candida » et montre la photo de sa fille en grenouillère, Flóra Sól. On l’opère d’une appendicite. Le cadeau, un pyjama en flanelle, tombe à point. Après avoir dormi trois jours et rassuré son père par téléphone, il se rend chez une amie qui lui a proposé de loger dans son appartement en son absence et se réjouit : « Il n’y a pas de jour ordinaire tant qu’on est en vie, tant que ses jours ne sont pas comptés. » 

    Reposé, Lobbi trouve une voiture d’occasion pour entreprendre le voyage de cinq jours vers une roseraie ancienne qu’on lui a demandé de restaurer. Le temps de repenser à cette « demi-nuit » dans la serre lourde de conséquences, aux quelques rencontres avec Anna pendant sa grossesse puis à la maternité, où il a assisté à l’accouchement. Et enfin, le voilà près du monastère au sommet d’un rocher : « Cela paraît invraisemblable que l’on puisse trouver là-haut un jardin qui figure dans tous les manuels consacrés à la culture des roses depuis le Moyen Age. » 

    Une nouvelle vie commence là. Accueilli par frère Thomas, cinéphile et polyglotte, le jardinier découvre, presque à l’abandon, le fameux jardin des moines dont lui parlait sa mère. C’est là qu’il va planter la rose à huit pétales, d’une rare couleur pourpre, dont il a pris soin pendant tout son voyage (une fleur fictive, à ma connaissance, au nom symbolique - merci aux botanistes de me contredire s'il y a lieu). Il lui faudra deux à trois mois pour faire revivre ce jardin : les moines, plus intéressés par les livres, ont négligé cette collection exceptionnelle de plus de cent variétés de roses. 

    Davantage encore depuis son opération, Lobbi, vingt-deux ans, est hanté par le corps, celui des autres, le sien, et par la mort. Il n’a pas du tout envie de se faire moine. A l’extérieur du monastère, il a peu de contacts, mais les gens du bourg reconnaissent « le garçon aux roses ». Une lettre d’Anna, inattendue, vient bouleverser sa routine : elle a besoin d’un mois pour terminer son mémoire et lui demande de garder le bébé pendant ce temps. Il accepte. Frère Thomas lui trouve un petit meublé à louer hors du monastère, le jeune homme se fait couper les cheveux, aménage l’appartement, y installe quelques plantes, s’inquiète de son inexpérience culinaire (repas et recettes constituent en quelque sorte le ventre du récit d'Audur Ava Olafsdóttir).

    « Il émane de cette enfant de la clarté » : l’arrivée d’Anna et de Flóra Sól l’éblouit. La petite est merveilleuse, elle ressemble à sa grand-mère paternelle. La jeune femme, fatiguée, lui est reconnaissante pour son accueil et le repas qu’il a préparé lui-même. Ses attentions envers leur fille la rassurent. Mais à peine repartie, elle revient : serait-il possible qu’elle reste là, elle aussi, à bouquiner et travailler ? Pris de court, le jardinier accepte encore. Et voilà sa vie complètement chamboulée par son nouveau rôle. Anna et lui ont à présent le temps de faire vraiment connaissance. Aux yeux des autres, ils forment un couple, mais ils dorment séparément, elle dans la chambre avec Flóra, lui sur le canapé. 

    Conçu comme une « ode à la sensibilité masculine », Rosa candida (sous une couverture moins pertinente que l’original), montre avec une grande délicatesse comment un jeune homme plutôt candide, un « Saint François des fleurs » pour qui l’essence d’un jardin est « le jeu de l’ombre et de la lumière », découvre les gestes de l’amour paternel, de la vie sociale, rend la vie à une roseraie, s’initie à la cuisine, et s’interroge sur les raisons de vivre avec une femme dont il ne saisit pas encore toutes les intentions, présente et absente en même temps, imprévisible.