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art - Page 53

  • Bohèmes à Paris

    « La bohème, la bohème / Ça voulait dire on a vingt ans / La bohème, la bohème / Et nous vivions de l'air du temps… » Qui n’a pas joint sa voix à celle de Charles Aznavour ? Dan Franck a composé Bohèmes (1998) pendant qu’il écrivait un roman, Nu couché : « l’un est roman, l’autre est chronique ». Bateau-Lavoir, La Ruche, Montparnasse… Paris, de 1900 à 1930, était la capitale des avant-gardes qui dérangent toujours, avant que la société finisse par les intégrer, le plus souvent.

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    Paris 1910, ateliers d'artistes à Montmartre © Albert Harlingue / Roger-Viollet

    Pour distinguer les artistes des artisans, l’auteur cite Soulages : « L’artiste cherche. Il ignore le chemin qu’il empruntera pour atteindre son but. L’artisan, lui, emprunte des voies qu’il connaît pour aller vers un objet qu’il connaît également. » Dans Bohèmes, le romancier se fait le conteur des artistes de Montmartre et de Montparnasse, ces « deux collines d’où vont naître les beautés du monde d’hier, et aussi celles d’aujourd’hui » – les « anartistes » de la Butte, pour commencer.

    On ne connaît pas le père de Maurice Utrillo, l’artiste qui a immortalisé les rues de Montmartre, mais bien sa mère célibataire, indépendante et de mœurs et d’esprit. Pour empêcher son fils de boire, Suzanne Valadon l’encourageait à peindre d’après des cartes postales. La suite est connue. C’est un Espagnol qui va faire davantage encore pour la réputation de Montmartre. Picasso arrive à Paris pour l’Exposition universelle de 1900 et décide d’y rester. Il a des amis à Montmartre. Le suicide de Casamegas l’année suivante marquera un tournant dans son œuvre. Picasso ne reste pas longtemps dans la dèche, très vite on lui achète ses toiles. Berthe Weil est sa première marchande véritable. Cette « amoureuse des arts » prend peu de bénéfices, elle aide Picasso et beaucoup d’autres.

     

    Riche en anecdotes, l’essai de Dan Franck fait revivre ceux dont le nom figure aujourd’hui en bonne place dans l’histoire de l’art moderne, mais aussi les quartiers du Paris d’antan et les nombreuses figures parisiennes qui ont croisé leur route : marchands, galeristes, collectionneurs, commerçants, tenanciers de bar ou de brasserie, modèles, concierges… Vollard est en bonne place, avec ses manières de rustre. Dan Franck s’amuse à nous décrire la première visite que lui font Gertrude et Léo Stein, « deux Américains à Paris ».

     

    Dans l’entourage des peintres, bien sûr des gens de plume. Max Jacob partage tout ce qu’il possède avec Picasso, « la personne la plus importante de son existence », qu’il servira avec passion. Du poète, cette autre distinction : « Le romancier écrira : Une robe verte et un poète écrira : Une robe d’herbes. » Max Jacob et Picasso rencontrent dans un bar un jeune homme d’une grande élégance, cultivé, séduisant, curieux : Guillaume Apollinaire. « Kostro » est l’autre personnage-clé de Bohèmes.

     

    Et les femmes ? Fernande Olivier, grande amoureuse de Picasso, habite aussi le Bateau-Lavoir. Elle accompagne son amant jaloux au Lapin agile. Marie Laurencin, la muse d’Apollinaire, prendra elle-même les pinceaux. Gertrude Stein, quand elle reçoit, laisse à Alice Toklas le rôle de maîtresse d’accueil. La riche protectrice de Picasso aime beaucoup Matisse, elle les invite ensemble – « Pôle sud et Pôle nord ». Les demoiselles d’Avignon sont une réponse au Bonheur de vivre. « Personne ne comprend. »

     

    Désaccords, disputes, ruptures. Ainsi va aussi la vie d’artiste. Derain, Braque, Le Douanier Rousseau, Juan Gris… Chacun a son chapitre dans la chronique de Dan Franck. Le vol de la Joconde jette un froid. Le cubisme fait scandale, Kahnweiler défend ses artistes. La guerre de 1914 sépare les uns et les autres. L’association « La Peau de l’Ours », dont les onze membres versent une cotisation annuelle pour l’achat groupé d’œuvres d’art, organise dix ans après sa fondation une grande vente le 2 mars 1914 à l’Hôtel Drouot. Cent cinquante œuvres et des adjudications qui montrent quelle réputation ont acquise les peintres et sculpteurs de Montmartre. Jour de gloire pour Picasso, il fait mieux que Matisse. Il n’est plus alors au Bateau-Lavoir, Picasso s’est installé à Montparnasse.

     

    Des photos s’intercalent à deux endroits du livre : portraits, groupes, artistes à l’atelier ou en uniforme militaire, Closerie des Lilas, Bal Bullier. Le beau Modigliani, un charme fou ; Jeanne Hébuterne à vingt ans, la photo est floue. Foujita coud à la machine. Séance de rêve éveillé, signée Man Ray.

     

    Jarry meurt en 1907. Vers et Prose, la revue créée par Paul Fort en 1910, ne survit pas à la guerre. « Paris misère. » Marie Vassilieff peint et sculpte, ouvre une académie impasse du Maine. Sa cantine est connue de tout Montparnasse. On vient y manger, y chanter, après s’être chauffé le jour dans un café. Soutine (le peintre préféré de Dan Franck) apprend à lire à la Rotonde. Son visage s’éclaire quand il voit entrer Modigliani, si généreux, offrant à boire, à manger, l’ami de tous.

     

    Apollinaire et Cendrars. Cocteau et Diaghilev. Braque et Picasso. Duchamp et Picabia. Amitiés et rivalités. C’est bientôt l’heure de Dada, puis des surréalistes. Breton intimide la jeune libraire de la Maison des amis des livres, Adrienne Monnier. Amours et demandes en mariage – ou non. Kiki de Montparnasse prend la pose pour Van Dongen, pour Kisling, pour Foujita.

     

    Le seigneur de Montparnasse s’appelle Jules Pascin, « roi de toutes les fêtes », toujours entouré de filles. D’aucune école, comme Modigliani, le peintre reste à la marge des bandes d’artistes qu’il fréquente. Comme lui, il se montre généreux avec tous. C’est avec le suicide du « dernier des bohèmes » que Dan Franck termine sa chronique, le 11 juin 1930. Vies flamboyantes, légendes majeures et mineures – et à jamais vivantes, les œuvres d’art.

  • Blanc et or

    « C’était encore une sorte d’hôtellerie rustique, mais aménagée avec un soin raffiné. Je compris qu’Ambrucci renversait les rôles et me rendait à son tour les devoirs de l’hospitalité, quand il m’invita à me débarbouiller dans l’eau glacée dont un dauphin de marbre emplissait une vasque débordante. Lorsque nous fûmes séchés, m’accoudant à la balustrade, je me penchai machinalement vers le gouffre blanc et or qui s’étendait à nos pieds. Dans les déchirures du brouillard, je distinguai de lointaines ondulations de terrain, couvertes d’une végétation rousse et pelée. Sur la droite s’allongeait une série de maisons modernes aux arêtes vives, semblables à des morceaux de sucre. Les oiseaux se taisaient dans l’attente du soleil qui posait çà et là ses premières touches lumineuses. Le nommé Gino ouvrit sa porte et nous cria que le café était prêt. Avant de lui obéir, je m’informai :
    Mais où sommes-nous ?
    Sur le Monte Mario, répondit Ambrucchi qui s’éloignait déjà.
    Et qu’est-ce que c’est que ce patelin qu’on aperçoit dans le fond ?

    Il s’arrêta et, très grand seigneur, avec un geste de présentation, déclara :

    C’est Rome. »

     

    Alexis Curvers, Tempo di Roma

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    Turner, Rome from Monte Mario (1820)

     

     

  • Vacance romaine

    C’est un roman que je relis chaque fois avec délectation, le chef-d’œuvre d’Alexis Curvers (1906-1992), intitulé d’après une toile de Giorgio de Chirico, Tempo di Roma (1957). Vous avouerai-je n’avoir jamais encore mis les pieds à Rome ? Ce serait mensonge,  après y avoir suivi Jimmy, mauvais garçon que la guerre a mené loin de son pays « aux fourneaux astiqués, aux pommes de terre frites et à la bière », échoué par hasard en Italie – « La vie est légère en ce pays. Je fus amoureux de Milan. »

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    1944. Avec Enrico, le jeune homme que des études d’histoire de l’art ont détourné de la vie d’artiste s’initie aux multiples façons de voler les voyageurs de passage dans une ville où la « furberia » est « un art entre les autres » et « une vertu de l’intelligence ». Mais ses compères allant de plus en plus loin, Jimmy qui était d’accord « pour faire de jolies choses » décide d’en rester là. Quelque temps après, Enrico est arrêté et il lui faut quitter Milan, par prudence. Sa vieille amie Lala, la marquise Mandriolino, « relation d’affaires » et grande protectrice des animaux en tous genres, lui conseille d’aller à Rome. C’est chez elle que Jimmy avait admiré Il tempo di Roma – un signe –, un des rares trésors sauvés de son palais mis en location.

     

    Ambrucci, un voyageur de commerce « depuis peu sur le pavé » accepte de l’emmener sur sa motocyclette, à condition que Jimmy assure en route le vivre et le logement. Délicieux voyage : Ambrucci connaît les étapes agréables, les villages accueillants, il lui montre au passage « les choses qui lui semblaient belles » : « Les meilleurs ponts, les meilleurs aqueducs, les meilleures motocyclettes sont l’œuvre d’un peuple d’artistes, de flâneurs, de joueurs de mandolines. Je n’en suis pas surpris. Mais cela s’ignore chez les barbares, lesquels sont convaincus qu’il est raisonnable de « sacrifier la beauté au pratique », comme on disait chez moi, et vivent par conséquent à la fois dans la laideur et l’inconfort. Pauvres barbares,  si contents d’eux-mêmes ! »

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    De Chirico, Mélancolie et mystère d’une rue (1914)
    faute d’avoir trouvé « Il tempo di Roma », œuvre citée ou imaginaire ?

    A Rome, Jimmy se sent d’emblée « dans la capitale, non de l’Italie, mais d’un monde très vieux et très particulier ». Il s’y refait une éducation. Au café où Ambrucci et lui ont bu leur dernier expresso du voyage, Jimmy converse avec un Anglais bavard et amical lorsque son chauffeur de fortune le plante là, en face d’un garage, près de la Porta del Popolo. Sir Craven (surnom dû aux cigarettes que sa famille lui envoie d’Angleterre et qu’il offre à la ronde) lui donne un simple conseil : « Ne sollicitez jamais. Wait and see. »

    Jimmy décide de rester dans les parages et ne se risque plus loin que lorsque l’Anglais l’accompagne : celui-ci lui explique la ville, l’esprit des lieux, la beauté des proportions. Le gardien de nuit du garage, sur la recommandation de Sir Craven, lui permet de dormir la nuit sur les coussins d’une Lancia, après le départ des clients. La chance lui sourit bientôt : on cherche quelqu’un qui sache l’allemand pour accompagner trente Zurichois qui disposent d’une seule journée pour visiter Rome en autocar. Comme le « docteur en art et archéologie » a l’air débrouillard, le patron du garage lui donne une cravate et lui promet de faire fortune s’il se révèle un bon guide. L’agence « Roma in un giorno » étant régulièrement débordée, il rêve de lui faire concurrence.

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    Manifestation pour la restauration de la fontaine Giorgio De Chirico en mai 1994
    © Mario Gorni sur Wikimedia Commons

    Et nous voilà mêlés à la nouvelle carrière de Jimmy. Places, monuments, palais, fontaines, nous découvrons Rome avec les touristes qu’il promène dans la Ville Eternelle, puis emmène au restaurant de Gino qui l’avait tant charmé, sur le Monte Mario. En repartant, ils ramènent chez elle la servante de l’auberge, Pia, inquiète pour sa « ragazza », sa fille de seize ans dont le père a disparu sur le front russe, Geronima. La jeune fille « à l’air grave, un peu anxieux » va devenir la plus belle obsession du jeune guide. Celui-ci a gagné un toit : on le loge, on lui promet un salaire et une casquette.

    « Mais vous n’êtes pas amoureux de Geronima. Vous êtes amoureux de Rome », lui dit souvent Sir Craven – « Il ne savait pas que Rome, pour moi, c’était Geronima. » Quand il la quitte après un rendez-vous, c’est d’ailleurs toujours avec ces mots : « Addio, Roma » et elle répond : « Non, pas comme ça. Arrideverci. »

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    Peu à peu, Jimmy découvre que les Italiens regardent autrement que Sir Craven ou lui : « Ils regardaient Rome et quelque chose au-delà de Rome. Quoi donc ? C’était un mystère. Mais ces regards innombrables avaient suscité la beauté de Rome. Pour répondre à leur muette exigence, l’Italie était devenue la patrie des arts, où tout est spectacle et promesse de spectacle, non seulement les monuments majestueusement assemblés dans les villes, les richesses consacrées qui s’accumulent dans les églises et les musées, mais les masures, les grilles, le crépi de murs, les instruments de travail, les cruches, les paniers, les mouchoirs que les femmes nouent sur leur tête, et jusqu’à cette pompe à essence auprès de laquelle Oreste en salopette, comme un faune gardien d’une source magique, ne se lassait pas de scruter les ténèbres, d’y guetter l’approche du voyageur altéré et ralentissant qui serait peut-être Jupiter en automobile. »

    Tempo di Roma est une initiation à la beauté de Rome, à l’amour, à l’art, à la vie. Alexis Curvers décrit avec finesse le sens subtil des distances, des proportions, et aussi les amitiés qui se nouent, les amours qui se cherchent dans ce décor de théâtre.  Mais le jeune guide épris de l’Italie reste un étranger, et sa vie errante, après les camps en Allemagne, l’a comme détaché de lui-même, il ne sait plus qui il est – vacance romaine. Sa mère, d’abord inquiète de ne pas le voir rentrer, lui raconte à présent dans ses lettres sa vie nouvelle avec ses locataires, deux Italiens venus chercher du travail dans le Nord.

     

    Quelle surprise le jour où Jimmy reçoit de la surintendance des Beaux-Arts une convocation pour l’examen de guide touristique le mois suivant, un coup de l’agence rivale, c’est sûr ! Sir Craven, furieux contre les intrigants médiocres, l’assure de son soutien et de ses relations. Une autre surprise attend Jimmy place Sant’Ignazio : sa chère Lala, la marquise Mandriolino, « plus belle encore qu’autrefois », y loge désormais chez une comtesse, une amie d’enfance,  et cherche des fonds pour créer un ordre religieux qui s’occuperait des animaux.

     

    Fêtes, travail, intrigues, flâneries, le spectacle à Rome est permanent, mais Jimmy a un examen à préparer. A-t-il ses chances ou a-t-on décidé de l’évincer ? Tout finira-t-il par un mariage ? La destinée du jeune amoureux de Roma, dans ce récit daté « Pérouse, 1949 – Tilff, 1956 » où l’ennui n’a aucune place, va connaître encore des rebondissements. Pour des lecteurs curieux et amoureux d’un français à la fois classique et vif, lyrique et plein d’humour, c’est un enchantement.

  • Civilisation

    William Morris Médaillon Red House.jpg« Je pensais que civilisation signifiait conquête de la paix, de l’ordre et de la liberté, bonne entente entre les hommes, amour de la vérité et haine de l’injustice, en résumé une bonne vie nourrie de ces valeurs, libérée de la lâcheté et de la peur, mais riche en événements. Voilà comment je définis la civilisation, et non par l’accumulation de sièges rembourrés et de coussins, de tapis et de gaz de ville, de viandes délicates et de boissons fines et, enfin, par des différences toujours plus aiguës entre les classes. »

     

    William Morris, « The Beauty of Life » (L’âge de l’ersatz)

     

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    Edsme Prélude.jpg

     

    Bonne nouvelle !

    L’exposition « (Extraits) Abstraits » de Gérard Edsme à la DCA Gallery est prolongée jusqu’au 30 juin.

    A voir ou à revoir, avec quelques nouvelles peintures.

     

    Ill. "Prélude" © Gérard Edsme

     

     

     

     

     

     

  • Contre l'ersatz

    Dans L’art et l’artisanat, que je vous ai présenté l’an dernier, William Morris (1834-1896) explique son engagement artistique. Dans L’âge de l’ersatz et autres textes contre la civilisation moderne, un choix de textes traduits et présentés par Olivier Barancy aux Editions de l’Encyclopédie des nuisances (Paris, 1996), il parle des liens nécessaires entre l’art et le travail. Pour Morris, « l’art est l’expression de la joie que l’homme tire de son travail ».

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    Autoportrait de William Morris, 1856, Victoria and Albert Museum.

    Morris était à l’occasion orateur en plein air (ce qui était alors interdit) et passait pour un agitateur, il a été arrêté à plusieurs reprises lors de manifestations. Le socialiste anglais a donné environ deux cents conférences dans tout le pays, dont quarante ont été publiées de son vivant. C’est davantage un tribun qu’un théoricien. Influencé par Ruskin, il estimait que l’aventure esthétique ne peut être séparée de l’engagement social.  

    L’auteur rejette l’architecture victorienne et la confusion entre civilisation et commodités bourgeoises accumulées sur le dos des travailleurs. Aussi considère-t-il l’époque moderne comme « le siècle des nuisances ». Le traducteur a traduit « makeshift » (pis-aller, expédient, substitut, succédané) par « ersatz » (un anachronisme puisque le mot ne s’est imposé en français et en anglais qu’avec la Première Guerre mondiale) parce que ce mot « possède en français une force critique qui correspond parfaitement au propos de Morris ». Il termine son avant-propos par cette citation de l’auteur : « Sans parler du désir de produire de belles choses, la passion dominante de ma vie a toujours été la haine de la civilisation moderne. »

    morris,l'âge de l'ersatz et autres textes contre la civilisation modern,essai,conférences,art,travail,architecture,ornementation,civilisation,barbarie,cultureLe recueil s’ouvre sur le manifeste de la Société pour la Protection des Monuments Anciens, créée à son initiative et toujours vivante aujourd’hui. Morris y rappelle comment on réparait autrefois les édifices sans craindre d’en modifier le style, ce qui menait à une diversité de styles intéressante, chaque époque y laissant son empreinte. Il ne supporte pas la « restauration » contemporaine qui détruit pour ajouter et aboutit à une mystification – résultat de l’affligeante absence de style propre au XIXe siècle. L’objectif de cette Société est donc de protéger les bâtiments anciens sans les restaurer ni les abandonner, mais en les réparant simplement, dans une « sollicitude constante ».

    « Architecture et histoire » revient sur ce rejet d’une « version académique de l’original ». La patine des ans et du climat ne doit pas être effacée. Morris insiste sur la dimension collective de tout ouvrage architectural. La qualité d’un tel travail de coopération est déterminée par les conditions sociales. Au Moyen Age, les guildes protégeaient les artisans. Ceux-ci vendaient leurs produits localement, il existait même des lois contre les spéculateurs et les accapareurs, pour favoriser un rapport direct entre fabricant et utilisateur. A partir du XVIe siècle, la recherche croissante du profit va transformer les conditions de travail, on va fabriquer des biens pour la vente et non plus pour l’usage, et finalement, au XIXe, l’ouvrier d’abord « abaissé au rang de machine » en devient quasi l’esclave, dans une nouvelle « barbarie ».

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    Rear of Red House, Bexleyheath © David Kemp for Geograph Britain and Ireland

    Le but du socialisme pour Morris est de rendre les hommes heureux : « une vie pleine, libre, et la conscience de cette vie ». Dans « La Société de l’avenir », il explique sa vision d’une société sans luxe : on y mène une vie simple et naturelle ; on y enseigne, en plus de la lecture et de l’écriture, les arts manuels élémentaires – une société sans riche ni pauvre.

    Mais rien de frivole dans la décoration des objets utilitaires : il s’agit d’embellir et aussi de rendre le travail agréable. Une habitation est belle si elle est bien construite et adaptée aux besoins des hommes. Peinture et sculpture sont liées à l’architecture, mère de tous les arts et qui les contient tous. Morris s’insurge contre les maisons « utilitaires » bâties durant son siècle, et contre la fausse ornementation commerciale. Lutter pour débarrasser l’art de l’ersatz est pour lui une priorité. Il faut retrouver la tradition coopérative pour redevenir de bons ouvriers et artisans (« Les arts appliqués aujourd’hui », 1889).

     

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    Une vue intérieure de Red House, la maison de William Morris


    Un an plus tard, William Morris dresse le bilan de sept années de socialisme (« Seven years Ago and Now »). Pas encore de bénéfices concrets, mais les principes socialistes sont devenus des lieux communs. Le mouvement a connu des réussites et commis des erreurs, mais son point de vue sur la civilisation est mieux partagé. Morris ne croit pas ni au réformisme ni à l’émeute. Pour lui, il est essentiel d’abord de « former des socialistes », une prise de conscience massive est une nécessité préalable à l’action et au changement. (« Où en sommes-nous ? »)


    Le texte éponyme de ce recueil date de 1894 : « l’âge de l’ersatz », voilà comment il qualifie son époque, frustré devant « l’omniprésence des ersatz » que les gens achètent à la place de produits dont ils connaissent l’existence mais qui leur sont inaccessibles, comme le pain crayeux faute de bonne farine, la margarine au lieu du beurre, des vêtements hideux et des chaussures qui déforment pieds et jambes. Morris considère les voyages comme un ersatz de divertissement – « En toute sincérité, ce qui m’agrée le plus est un moment de calme, sans préoccupation immédiate, après lequel je me remets au travail l’esprit libre. »

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    Photo de William Morris sur Wikimedia Commons

    Maisons modernes mal agencées, villes indignes de ce nom, banalisation du paysage rural, son réquisitoire contre l’époque est impitoyable. Pour mettre fin à cette dérive, et à ce poison de la civilisation qu’est la pauvreté, le socialiste anglais prône la nécessité de « la meilleure éducation possible », quel qu’en soit le prix, la fin du gaspillage, la reconnaissance de tous comme des citoyens à part entière.

    Quelques annexes intéressantes témoignent du combat social de Morris. Il réagit par lettre aux articles parus dans différents journaux pour sauver une église abbatiale de la restauration (un mois avant de fonder la Société protectrice citée plus haut), signe une pétition contre le tunnel sous la Manche, dénonce la pollution d’un fossé, réclame la protection d’Oxford contre la destruction. Il défend la forêt de charmes d’Epping et même la cathédrale de Rouen contre les « dommages sérieux et durables » d’une restauration excessive. L’âge de l’ersatz ou les colères d’un homme engagé.