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art - Page 57

  • Ecrire sur l'art

    Mettre des mots sur la peinture est un exercice délicat, aussi, quand un peintre lui-même en parle, nous le lisons dans l’espoir d’entrer davantage dans son monde. Les Ecrits sur l’art. 1934-1969 de Mark Rothko, présentés par Miguel López-Remiro, traduits de l’américain par Claude Bondy, rassemblent des textes publiés dans des revues, des journaux, des catalogues d’exposition, ainsi que des lettres du peintre, des textes transcrits de ses cahiers, de conférences et d’interviews, une centaine de documents en tout – « une sorte d’autoportrait intellectuel et sensible ».

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    La famille de Marcus Rothkowitz, né en Russie en 1903, a émigré aux Etats-Unis lorsqu’il avait dix ans. Après avoir entamé des études à l’université de Yale, il y renonce pour s’installer à vingt ans à New York, prend des cours de peinture et de dessin, rencontre le peintre Milton Avery. Il participe à une première exposition collective en 1928.

     

    Rothko a enseigné aux enfants, c’est le premier thème de ces Ecrits. « La peinture est un langage aussi naturel que le chant ou la parole. C’est une méthode pour forger une trace visible de notre expérience, visuelle ou imaginaire, colorée par nos propres sentiments et réactions, et indiquée avec la même simplicité et la même spontanéité que chanter ou parler. »

     

    Sa fonction, comme instructeur, est « surtout de leur donner confiance en eux » sans leur imposer de lois qui limitent l’imagination. Beaucoup de ces peintures d’enfants, à ses yeux, possèdent la valeur intrinsèque d’une œuvre d’art, « elles sont des réalisations achevées d’un sujet qui nous touche par la beauté de ses atmosphères, par la complétude de ses formes, et par l’intensité du dessin. » La plupart perdront cette faculté et cette vivacité, sauf « un petit nombre d’entre eux ». Rothko estime que l’être humain doit pouvoir s’exprimer, « la satisfaction de l’impulsion créatrice est un besoin biologique de base, essentiel à la santé de l’individu. » – « C’est ça ou la strangulation. »rothko,ecrits sur l'art,essai,littérature américaine,peinture,peintre américain,art,enseignement,travail artistique,culture

    Une fois entré dans la vie d’artiste, il expose avec le groupe « The Ten », des « dissidents » par rapport à la vision conservatrice et régionaliste de l’art américain. Les critiques ne sont pas tendres, et Rothko y réagit par écrit. A ceux qui reprochent aux peintres contemporains de s’occuper de formes archaïques et de mythes, il rappelle que « l’art est hors du temps ». Ses convictions esthétiques ? Avant tout, « que l’art est une aventure dans un monde inconnu, que seuls ceux qui veulent prendre des risques peuvent explorer. » Rien à voir avec la décoration d’intérieur, les tableaux pour la maison ou le dessus de cheminée.

     

    Dans sa correspondance, les lettres à Barnett Newman sont particulièrement affectueuses pour ses « chers Barney et Annabelle » avec qui sa seconde femme (Mell) et lui sont très amis. Il lui parle de son travail, s’enquiert du sien, se réjouit du temps passé ensemble ou des retrouvailles espérées. En avril 1950, en voyage en Europe,  il lui écrit de Paris n’avoir jamais imaginé « que la civilisation ici semblerait aussi étrangère et inapprochable que la réalité telle qu’elle (lui) apparaît. » – « Mais, de jour, l’expérience est assez merveilleuse, on peut marcher et regarder continuellement. »

    Intéressants aussi, les échanges entre Rothko et Katharine Kuh, commissaire d’exposition du Chicago Art Institute, qui lui propose sa première exposition individuelle en 1954. Comme elle l’interroge sur ce qu’il recherche et sur la forme qu’il utilise, le peintre écarte d’emblée le projet de publier une série de questions et réponses, se dit plus concerné par les préoccupations morales que par « l’esthétique, l’histoire ou la technique ». Il déteste les préfaces. « Une peinture n’a pas besoin que quelqu’un explique ce dont elle parle. »  
     

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    Des indications qu’il donne sur l’accrochage, d’un texte à l’autre, les fondamentaux du peintre se précisent. « Quelle que soit la manière dont on peint un plus grand tableau, on est dedans. » – Comme ses tableaux sont « grands, colorés et sans cadre », le danger existe, lors d’une exposition, de les relier aux murs comme des « zones décoratives ». Rothko préfère donc la densité à l’austérité dans l'accrochage, il sature la pièce de manière à vaincre les murs, et suspend les toiles le plus bas possible pour que le spectateur se sente « à l’intérieur du tableau ».

     

    « Je ne suis pas intéressé par la couleur. Je suis intéressé par l’image qui est créée. » – « Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort et j’en passe – et le fait que beaucoup de gens s’effondrent et fondent en larmes lorsqu’ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. (…) Et si vous-même, comme vous le dites, n’êtes ému que par les rapports de couleurs, eh bien alors, vous passez à côté du sujet ! » (Notes d’une conversation avec Rothko, 1956, par Selden Rodman)

     

    Lors d’une conférence en 1958, Rothko insiste sur la connaissance de soi pour « soustraire le soi » au travail artistique. Puis il en donne la recette« ses ingrédients – le savoir-faire – sa formule » en sept points : mort – sensualité – tension – ironie – esprit – éphémère – espoir. Surtout ne pas tout dire : « Moi, en tant qu’artisan, je préfère en dire peu. Mes tableaux sont bien des façades (comme on les a appelés). J’ouvre parfois une porte et une fenêtre ou deux portes et deux fenêtres. Je ne le fais qu’avec ruse. Il y a plus de force à dire peu qu’à tout dire. »

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     The outdoor sculpture, "Broken Obelisk" by Barnett Newman, is permanently installed in the reflecting pool
    on the grounds of Rothko Chapel in Houston, Texas, USA.” (22 August 2010 by Ed Uthman)

     

    L’écrivain John Fischer, qui l’avait rencontré en 1959 sur un bateau, au bar où tous deux fuyaient une soirée mondaine, a repris ses notes d'alors pour dresser un portrait de Rothko après sa mort. De cet homme si tendre avec sa femme et leur fille, il souligne la « férocité verbale », notamment à l’égard des « connaisseurs » ou d’un riche commanditaire qui lui avait demandé de grandes toiles pour une salle de restaurant. Il parle de son « petit et durable noyau de colère – contre rien en particulier, aussi loin que je puisse en juger, mais contre l’état désolé du monde en général, et la place qu’il offre maintenant à l’artiste. » Ces toiles, finalement, méritaient mieux qu’un restaurant à la mode. Rothko demanda peu avant sa mort « qu’elles soient accrochées dans un endroit conçu spécialement pour elles – une chapelle non confessionnelle à Houston, construite sur ses recommandations et commanditée par la famille de Menil. » 

    Les raisons du suicide de Mark Rothko en 1970 ne sont pas connues. L’année précédente, il avait quitté le domicile familial pour s’installer dans son atelier. On garde en mémoire ces paroles qu’il a prononcées en 1965 pour rendre hommage à Milton Avery : « Je pleure la perte de cet homme. Je me réjouis de ce qu’il nous a laissé. »

  • Un jardin inattendu

    Jusqu’au 23 décembre, vous pouvez découvrir « Le jardin d’essai » de Gérard Edsme au Centre culturel de Schaerbeek. Ce peintre né en France a longtemps résidé en Afrique. Dans ses dernières expositions, il s’attache à rendre « la poétique du lieu ». Ici, le Jardin d’essai du Hama à Alger (où il a vécu trois ans et demi), conservatoire d’espèces végétales datant de l’époque coloniale. Abandonné pendant quelques années, il a été rénové et rouvert au public. Un espace luxuriant « prétexte à peinture ».

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    Le bassin aux escaliers © Gérard Edsme

    « Au Jardin d'essai à Alger,

    Les fusains en bouquets esquissent
    la géométrie dessinée d'une chanson exquise.
    Et les hauts palmiers échevelés
    oscillent sur le ciel déchiré. » (Gérard Edsme)

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    Un arbre © Gérard Edsme

    « Un arbre », à l’entrée, ouvre ce jardin inattendu, offert au soleil. Les verts s’y éclairent de jaune, on devine derrière une pluie de lumière un bleu de Méditerranée. Toutes les œuvres exposées sont des huiles sur bois de format carré, où l’artiste cadre les verticales, horizontales et obliques d’une végétation foisonnante.

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    Bambous et ciel © Gérard Edsme

    « A l'ombre des fusains, dans le parfum de la térébenthine, cultiver en carré les coulures et les aplats. Sur l'esquisse arborescente poser l'or paille solaire et sur le plan du sol étendre les terres d'ombres colorées. Dessiner dans un fou fouillis le gribouillis des herbacées. » (Gérard Edsme, Chronique d’atelier)

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    Vernissage de l’exposition

    L’espace sobre et aéré du Centre culturel – murs blancs ou noirs, mezzanine aux multiples fenêtres – met en valeur les œuvres de Gérard Edsme, qui y trouvent leur respiration. Avant de monter, je me suis attardée devant trois beaux panneaux de 60 sur 60, aux verts et bleus plus sombres. C’est la palette du soir, quand les arbres se serrent l’un contre l’autre, silhouettes presque humaines, quand le courant clair d’un ruisseau circule entre des pierres presque noires. C’est « Ombre et lumière », un mariage de bleu marine et de vert foncé dans les massifs d'où émergent des troncs graciles, teintés d’orange par le couchant.

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    Jours sous le vent © Gérard Edsme
     

    De plus grands formats (120 sur 120) sont accrochés à l’étage où ils profitent de la lumière naturelle. « Jours sous le vent » rend hommage à la diversité végétale : lignes sinueuses, feuilles recourbées, rondeurs. Toutes les nuances du vert. Quelques éclats de rouge orangé jouent les poissons dans « Onde ». Puis le jardin se fait parc, avec une statue au centre d’un plan d’eau, ou théâtre dans « Le bassin aux escaliers ». Edsme a peint des allées très ensoleillées, d’autres plus sombres. Des fleurs de géraniums rouge clair ponctuent gaiement une improvisation estivale.

    Gérard Edsme Géraniums.jpgImprovisation aux géraniums © Gérard Edsme
    Photos Gérard Edsme (par courtoisie de l'artiste, présent à l’exposition le jeudi de 14 à 16 heures.)

    Une petite vingtaine d’œuvres (sur les 85 réalisées là-bas) suffisent à recréer nature et clarté. Les peintures de Gérard Edsme ne montrent pas ce « jardin d’essai », le jardin les habite. N’hésitez pas à visiter ce jardin de peintre dans une petite rue schaerbeekoise qui le cache bien, pas loin de la Maison Autrique, à deux pas de l’église Saint-Servais, en haut de la fameuse avenue Louis Bertrand. Par ces journées d’automne de plus en plus courtes, vous y trouverez un amoureux de l’été, de la couleur et de la lumière.


     

     

  • Débuts

    « Il me parla plusieurs fois de ces mémoires, comme en passant, et un jour n’y tenant plus il alla chercher son cahier. Il écrivait sur du Sieyès bleu d’une belle écriture d’école. Il respira fort et me lut. Cela commençait ainsi. « Je suis né à Lyon en 1926, d’une famille de petits commerçants dont j’étais le fils unique. » 

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    Spilliaert © Bibliothèque Royale de Belgique

    Et il s’arrêta de lire, baissa le cahier et me regarda.
    « Vous entendez l’ennui ? Déjà la première phrase m’ennuie. Je la lis, et suis impatient d’arriver au bout ; et là, je m’arrête pour ne plus repartir. Il y en a encore plusieurs pages, mais je m’arrête. 
    – Enlevez la première phrase. Commencez par la deuxième, ou ailleurs.
    – C’est le début. Il faut bien que je parte du début, sinon on ne va pas s’y retrouver. Ce sont des mémoires, pas un roman.
    – De quoi vous souvenez-vous vraiment, au début ?
    – Du brouillard ; du froid humide, et de ma haine de la sueur.
    – Alors commencez par là.
    – Il faut bien que je naisse d’abord.
    – La mémoire n’a pas de début.
    – Vous croyez ?
    – Je le sais ; la mémoire vient n’importe comment, tout ensemble, elle n’a de début que dans la notice biographique des gens morts. Et vous n’avez pas l’intention de mourir.
    – Je veux juste être clair. Ma naissance fait un bon début.
    – Vous n’y étiez pas, elle n’est donc rien. Il y a plein de débuts dans une mémoire. Choisissez celui qui vous convient. Vous pouvez vous faire naître quand vous voulez. On naît à tout âge dans les livres. »

     

    Alexis Jenni, L’art français de la guerre

     

  • L'encre du guerrier

    Un pavé guerrier et viril, tel paraît le Goncourt 2011, L’art français de la guerre, premier roman (publié) d’Alexis Jenni. Un sujet rude, une entrée en matière directe : « Les débuts de 1991 furent marqués par les préparatifs de la guerre du Golfe et les progrès de ma totale irresponsabilité. » Un style indubitable : « Oh ! ces beaux soldats de l’été, dont presque aucun ne mourut ! Ils vidaient sur leur tête des bouteilles entières dont l’eau s’évaporait sans atteindre le sol, ruisselant sur leur peau et s’évaporant aussitôt, formant autour de leur corps athlétique une mandorle de vapeur parcourue d’arcs-en-ciel. » Six cents pages où alternent les Commentaires d’un narrateur et le Roman d’un soldat. 

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    Gilles Balmet, Mauvaises herbes, 2008 (encre sur papier) © Gilles Balmet / Galerie Dominique Fiat
    Courtesy de l'artiste et Dominique Fiat, Paris

     

    Celui qui narre use et abuse des congés de maladie pour traîner au lit chez son amie devant la télévision. Il s’intéresse pour la première fois aux soldats français en regardant le départ pour le Golfe des spahis de Valence. Après une année d’« absentéisme maniaque », il est licencié et rentre à Lyon. Les images de « Tempête du Désert » le fascinent, avec ses morts peu nombreux du côté occidental mais des Irakiens « tués en masse » – les morts adverses, « on ne les compte pas parce qu’ils ne comptent pas. »

     

    Il faudrait, écrit Jenni, élever une statue à Paul Teitgen, secrétaire général de la police à la préfecture d’Alger. Ce civil a obtenu du général des parachutistes une fiche d’assignation à résidence pour chaque homme arrêté, ce qui lui a permis de compter les relâchés, les internés, les évadés et les autres, les « disparus » : « Il fit le seul geste humain dans cette tempête de feu, d’éclats tranchants, de poignards, de coups, de noyades en chambre, d’électricité appliquée au corps : il recensa les morts un par un et garda leur nom. » C’est Victorien Salagnon qui a appris au narrateur que les morts comptés et nommés ne sont pas perdus.

     

    Voilà les protagonistes de L’art français de la guerre : un jeune glandeur en chambre meublée qui distribue des journaux publicitaires puis sirote du vin blanc au bistrot et Salagnon, l’ancien d’Indochine, seul à y lire le journal à table. Ils se reconnaissent un dimanche au bord de la Saône, au Marché des Artistes. L’ancien aux yeux transparents vend ses peintures, des lavis monochromes à l’encre de Chine – « avec du noir il faisait de la lumière ». Subjugué, le jeune homme lui demande de lui apprendre à peindre. Ces deux-là n’ont pas fini de se parler.

     

    Le narrateur se raconte et raconte Salagnon. Salagnon se raconte et raconte la guerre. Quelle guerre ? La guerre de vingt ans en Algérie (1942-1962), d’où il a ramené sa femme, Eurydice Kaloyannis, et les autres où il a combattu. Eurydice, du même âge que Victorien, est la vie même, une des rares mais belles présences féminines dans ce récit. « Sa vie intense tout entière en même temps était présente dans chacun de ses gestes, toute sa vie dans la tenue de son corps, toute sa vie dans les inflexions de sa voix, et cette vie la remplissait, se laissait admirer, était contagieuse. »

     

    C’est durant l’hiver 43 que Victorien Salagnon, occupé à traduire De bello gallico au cours du professeur Fobourdon tout en griffonnant le plan de la bataille sur le côté, a pris le goût de la Chine, d’un mot sur un flacon d’encre – « Il aimait à ce point l’encre noire qu’elle lui semblait pouvoir fonder un pays entier. » Un vieux jésuite qui avait passé sa vie en Chine est venu leur en parler à l’école, leur a lu Lao-Tseu, parlé de Sun-Tsu « à propos de l’art de la guerre ». Fuyant la boutique « haïssable » de son père, Victorien préfère dessiner dans sa chambre : « Sa main voyait, comme un œil, et son œil pouvait toucher comme une main. »

     

    Chez les scouts aussi, on joue à la guerre. Salagnon y est le roi Minos qui, pour faire gagner ses troupes, les emmène se cacher dans la forêt (le parc de la « Grande Institution »), les entraîne à se jeter à terre, se relever, bondir, recommencer, à obéir comme des machines, sans états d’âme. Le premier mort de Victorien, c’est l’ami avec qui, pour échapper à cette vie stupide, une nuit, il a décidé « d’aller peindre sur les murs des mots sans concession » avec un seau de peinture rouge sombre. Pendant que lui pisse dans un coin, son ami, surpris par une patrouille allemande, est abattu quand il s’encourt. Protégé par l’ombre, Victorien est sauf.

     

    Au printemps, un homme en uniforme noir vient en classe annoncer aux garçons leur convocation aux « Chantiers de jeunesse », où on les formera avant de les intégrer à une armée nouvelle. L’oncle de Victorien y est officier. Après, ce sera la vraie guerre face aux chars des Allemands, la rencontre d’Eurydice, fille du Dr Kaloyannis, l’Indochine, l’Algérie surtout. Une implacable leçon de réalité, d’horreur, de force et de mort. Mais dès l’apprentissage du fusil-mitrailleur, Salagnon s’est fabriqué un cahier du papier brun des munitions. Partout, toujours, il regarde, il dessine.

     

    Avant de rencontrer le vieux soldat, le narrateur a eu « travail, maison et femme ». La routine consommatrice lui était insupportable : courses, shopping, dîners. Un soir, après avoir trop bu et provoqué un esclandre devant sa femme et leurs amis, il s’en est allé, s’est désinstallé. Il a attendu, s'est réjoui d’atteindre le ciel dans sa « boîte », une chambre sur les toits de Lyon. Dans la rue, témoin d’une émeute lors d’un contrôle policier, il s’interroge sur « la race ». Son grand-père était intarissable sur le thème de la génération, il avait fait « lire son sang » en laboratoire pour savoir de quel peuple ancien il était issu. « La ressemblance, confondue avec l’identité, permet le maintien de l’ordre » – la pourriture coloniale revient à la surface.

     

    Comment on vit dans la guerre, comment on y meurt, comment on s’en sort. La vie de Victorien Salagnon est la véritable école du narrateur : en apprenant à tenir un pinceau, en écoutant ses histoires de solitude, de force, de faiblesse et de mort, d’amitié et d’amour, un homme jeune et désarmé devant le monde comme il va distingue les questions sociales sous le « petit guignol racial », la nostalgie de la force armée sous les dérives policières. « La force et la ressemblance sont deux idées stupides d’une incroyable rémanence : on n’arrive pas à s’en défaire. » Mourrons-nous à petit feu de ne plus vouloir vivre ensemble ?

     

    Lire L’art français de la guerre, c’est recevoir en plein front la violence des hommes. Non pas contre ni à côté mais dans toute cette fureur, il y a le dessin, la peinture. « La vie de la peinture est non pas le sujet mais la trace de ce que vit le pinceau. » A la force brutale de la guerre, Alexis Jenni accole la puissance de l’art. Il écrit de belles pages aussi sur la langue, qui fonde l’identité. Telle est la perspective de ce roman foisonnant : « retracer en français un peu de la vie de ceux qui le parlent. »