Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

apprentissage - Page 12

  • Lumières irlandaises

    Les trois lumières de Claire Keegan (titre original : Foster, 2010), c’est un petit bijou de justesse et de sensibilité qu’on ne résume pas. Traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin, ce roman bref, cent pages à peine, raconte le séjour d’une fillette irlandaise chez les Kinsella. Sa mère attend un enfant, la vie est dure, l’argent manque.

    keegan,claire,les trois lumières,littérature anglaise,irlande,enfance,famille,accueil,apprentissage,amour,culture

    Quand son père la conduit dans cette maison inconnue, où il la laisse sans même lui laisser des affaires pour se changer, elle est impressionnée par la manière dont on l’accueille, par l’ordre et la propreté dans la maison, même si on y vit simplement.

    Peu à peu, elle va se détendre, observer le mode de vie de ce couple sans enfant, découvrir la douceur inconnue des attentions envers elle. Quand une lettre arrive pour annoncer la naissance de son petit frère, il n’est pas encore question qu’elle rentre dans sa famille – ils peuvent la garder tant qu’ils veulent, a dit sa mère.

    Claire Keegan recrée d’une manière étonnante la perception enfantine des choses et des gens. Si vous avez, dans votre enfance, passé du temps chez l’un ou l’autre parent ou ami de vos parents, vous aurez peut-être comme moi l’impression, en lisant Trois lumières, de replonger dans cet état d’esprit particulier où l’on s’étonne et où l’on apprend beaucoup, mine de rien, dans une autre maison que la sienne.

    La vie des paysans irlandais, l’argent perdu à boire ou à jouer aux cartes, les voisins qui s’épient, les choses qui se disent et les choses qui ne se disent pas, tout cela aussi sonne juste, mais je retiendrai surtout de ce texte la qualité, la profondeur des silences. A ranger peut-être, même si le style est différent, du côté de Génie la folle d’Inès Cagnati ou de Ellen Foster de Kaye Gibbons.

  • Comme une idée

    Seethaler Folio.jpg« Certes, les premiers jours furent laborieux, mais Franz s’habitua bientôt au style alambiqué des journalistes et aux aspérités de leurs formules récurrentes, et, peu à peu, il parvint à dégager le sens des différents articles. Au bout de quelques semaines, il était à même de lire les journaux assez couramment, sinon de la première à la dernière page, du moins grosso modo. Et bien qu’il fût souvent passablement dérouté par les divergences – voire les contradictions radicales – qui séparaient les différents points de vue, la lecture ne lui en procurait pas moins un certain plaisir. De cette forêt de caractères imprimés émergeait, dans un bruit de papier froissé, comme une idée des possibilités du monde. »

    Robert Seethaler, Le tabac Tresniek

  • Un tabac à Vienne

    Le tabac Tresniek de Robert Seethaler a déjà fait le tour de la blogosphère. J’y poserai tout de même ma petite pierre à propos de ce roman (Der Trafikant, traduit de l’allemand (Autriche) par Elisabeth Landes) qui raconte l’histoire de Franz Huchel, un jeune homme de dix-sept ans qui quitte la cabane de pêcheur où il vit avec sa mère pour aller travailler au service d’un ami à elle, Otto Tresniek, qui tient un tabac dans le centre de la capitale autrichienne.

    seethaler,robert,le tabac triesnek,roman,littérature allemande,autriche,vienne,années 1930,nazisme,freud,apprentissage,culture

    Vienne, 1937. Dans la boutique minuscule bourrée de journaux, revues, cahiers, livres, cigares et cigarettes « et autres menus articles », le buraliste assis derrière le comptoir lui fait bon accueil. Pour faire le tour du magasin, il se déplace sur des béquilles (il lui manque une bonne partie de la jambe gauche), indique à Franz sa place – un tabouret près de l’entrée – et sa première activité : « aiguiser sa cervelle et (…) élargir son horizon, autrement dit, (…) lire les journaux » – selon Tresniek, « le fondement même de l’existence du buraliste ». Le garçon logera dans la remise à l’arrière.

    Depuis qu’on lui a attribué ce bureau de tabac en 1919, Tresniek est devenu « une institution » fréquentée par des clients de passage mais surtout par des habitués. Franz apprend à les observer, à retenir « leurs habitudes et leurs marottes », à connaître ceux qui demandent à jeter un coup d’œil dans le « tiroir » des « revues galantes ». Comme promis, il écrit chaque semaine une carte postale à sa mère.

    En octobre, le buraliste pense encore que l’engouement pour Hitler est une bonne chose pour le commerce des journaux et que tout cela n’empêche pas les gens de fumer. C’est alors que l’entrée d’un vieux monsieur à barbe blanche bien taillée dans le magasin fait se dresser Tresniek « comme un diable de sa boîte » pour servir à « monsieur le Professeur » ses cigares préférés et le journal : Sigmund Freud en personne.

    Le jeune Franz veut tout savoir de ce « docteur des fous » à qui Tresniek prévoit des ennuis (« c’est un youpin »). En ville, il a vu pour la première fois des Juifs en chair et en os et ne sait trop que penser à leur sujet, mais ce professeur célèbre l’attire et quand il voit qu’il a laissé son chapeau sur le comptoir, il se précipite pour le rattraper, le lui rendre et même lui porter son paquet jusque devant sa porte.

    Leur conversation en chemin sera la première d’une longue série. Voilà quelque chose d’intéressant à raconter à sa mère ! Sur les conseils du professeur, qu’il a interrogé sur l’amour, Franz se décide à sortir plus souvent en ville « pour tenter de trouver son bonheur avec une fille à son goût ».

    Au Prater, près de la Grande Roue, on peut boire une bière, visiter le palais des glaces, observer les attractions et les promeneurs du dimanche. Sur une balançoire, il voit le plus beau visage de fille qu’il ait jamais vu, « petite tache rose dans le bleu immense du ciel », celui d’une fille rieuse à l’accent de Bohême, vite d’accord pour qu’il l’accompagne au stand de tir où elle lui déclare effrontément : « T’sais pas tirer, mais t’as un beau p’tit cul ! »

    Voilà les ingrédients de cette histoire qui tient surtout par l’évocation de Vienne au temps de la montée du nazisme. On se doute que les personnages n’en sortiront pas indemnes. C’est le personnage du buraliste Tresniek qui m’a le plus touchée. Les naïvetés du garçon qui fait ici son apprentissage de la vie et de ses rencontres avec Freud ne sont pas tout à fait à la hauteur du sujet, mais Le tabac Tresniek de Robert Seethaler (né en 1966) est un roman agréable à lire, peut-être davantage pour de jeunes lecteurs.

  • Perdre une part

    ferrante,elena,l'amie prodigieuse,roman,littérature italienne,saga,naples,années 50,société,études,enfance,adolescence,apprentissage,culture« Nous arrivâmes au parc, repartîmes en sens inverse et puis refîmes le chemin jusqu’au jardin. Il était tôt, il n’y avait pas encore le brouhaha du dimanche ni les vendeurs de noisettes, amandes grillées et lupins. Avec prudence, Lila m’interrogea à nouveau sur le lycée. Je lui dis le peu que je savais mais en l’exagérant le plus possible. Je voulais qu’elle soit intriguée, qu’elle désire participer au moins un peu, de l’extérieur, à ma nouvelle aventure et qu’elle sente qu’elle perdait quelque chose de moi, comme moi je craignais toujours de perdre une part – et une grande part – d’elle. Je marchais du côté de la rue et elle à l’intérieur. Je parlais et elle écoutait avec une grande attention.

    Puis la Millecento des Solara s’approcha de nous. Michele au volant et Marcello à ses côtés. Ce dernier commença à nous lancer des plaisanteries. »

    Elena Ferrante, L’amie prodigieuse

  • Amies d'enfance

    Elena Ferrante raconte dans L’amie prodigieuse (L’amica geniale, traduit de l’italien par Elsa Damien) l’amitié de deux fillettes, Elena et Lila, dans un quartier populaire de Naples, à la fin des annés cinquante, et son récit est si captivant que je compte bien lire la suite de cette saga à succès. « Prologue / Enfance / Adolescence » sont les trois parties du premier tome.

    ferrante,elena,l'amie prodigieuse,roman,littérature italienne,saga,naples,années 50,société,études,enfance,adolescence,apprentissage,culture

    L’épigraphe tirée du Faust de Goethe cite « l’esprit de ruse et de malice », une formule qui convient à l’étonnante Lila – c’est elle, l’amie géniale, « prodigieuse », à la fois fabuleuse et monstrueuse, dont Elena Greco a décidé de rédiger l’histoire quand son fils, Rino Cerullo, lui annonce sa disparition depuis deux semaines, à plus de soixante ans.

    Retour en arrière. Le père de Lila est cordonnier, celui d’Elena est portier à la mairie. Autour d’eux gravitent d’autres familles annoncées au début dans un index des personnages : celles de Don Achille, du menuisier, de « la veuve folle », du « cheminot-poète », du vendeur de fruits et légumes, du bar-pâtisserie Solara, du pâtissier, sans oublier le fils du pharmacien et les enseignants.

    Deux fillettes bravant l’interdit, montant l’escalier qui conduit jusqu’à l’appartement de Don Achille, « l’ogre des contes », voilà comment Elena et Lila sont devenues amies, la première répondant sans rien dire aux défis que lui lance la seconde. « A la quatrième volée de marches, Lila eut un comportement inattendu. Elle s’arrêta pour m’attendre et, quand je la rejoignis, me donna la main. Ce geste changea tout entre nous, et pour toujours. »

    Depuis la première année de primaire, Lila impressionne les autres par sa méchanceté et par son audace. Quand des garçons lui jettent des pierres, elle riposte – une enfance « pleine de violence ». « Bien sûr, j’aurais aimé avoir les manières courtoises que prêchaient la maîtresse et le curé, mais je sentais qu’elles n’étaient pas adaptées à notre quartier, même pour les filles. »

    Mme Oliviero, l’institutrice, qui aurait pu en vouloir à Lila de ses mauvais tours, la donne au contraire en exemple, consciente de son intelligence : elle sait déjà lire, elle a appris toute seule dans l’abécédaire de son frère. Très vite, les rôles seront distribués à l’école primaire : Lila, première ; Elena, deuxième. Mais si Mme Oliviero réussira ensuite à persuader les parents d’Elena de lui faire prendre des leçons particulières pour être admise au collège, il n’en va pas de même chez le cordonnier. Celui-ci ne voit aucun intérêt à ce que Lila continue des études, son grand frère l’aide déjà à la cordonnerie – et elle est une fille.

    A l’adolescence, alors qu’Elena s’arrondit, Lila reste petite et maigre, « légère et délicate ». Incapable de s’intéresser aux cours de sténodactylo, une concession de son père à sa mère, elle a décidé de ne faire que ce qui lui plaît, elle aide sa mère à la maison, son père au magasin. C’est là que naît son rêve de fabriquer des chaussures originales, faites main, avec son frère Rino, en secret de leur père irascible.

    Les garçons s’intéressent de plus en plus aux deux filles et les manèges d’approche, les refus, les questions, elles se les racontent l’une à l’autre, mais sans dire tout. « Pendant ces années de collège, beaucoup de choses changèrent autour de nous mais petit à petit, de sorte qu’on ne les perçut pas vraiment comme des changements. » Le bar Solara devient aussi pâtisserie et prospère, les deux fils s’achètent une Fiat et paradent dans les rues.

    Elena peine en latin, jusqu’à ce que Lila lui donne des conseils pour la traduction – sans le dire, elle apprend le latin de son côté et prend des livres à la bibliothèque, un pour chaque membre de sa famille pour pouvoir en emprunter plusieurs. Quand les cours reprennent, Elena devient la première de la classe, stimulée par Lila et travaillant davantage pour elle, pour rester à la hauteur, que pour le collège.

    « Ce qui devait changer, selon elle, c’était toujours la même chose : de pauvres nous devions devenir riches, et alors que nous n’avions rien nous devions arriver à tout avoir. » Lila rêve de créer une usine de « chaussures Cerullo » et d’écrire un roman avec Elena. Les succès de celle-ci, devenue « meilleure élève du collège », ne comptent pas tellement dans leur quartier où « tout ce qui comptait, c’étaient les amours et les petits amis ». Mais Mme Oliviero veille au grain : après, il faudra que sa protégée aille au lycée, poursuive des études : « Cette jeune fille nous donnera d’immenses satisfactions ! »

    Elena découvre que quand un garçon s’intéresse à elle, c’est ou pour sa poitrine toute neuve, ou pour approcher en réalité l’inaccessible Lila dont elle est la plus proche. Le monde au-delà des frontières du quartier va commencer à exister pour la jeune lycéenne, son père l’a emmenée en ville pour lui donner des repères – une belle journée, la seule qu’ils aient passée ensemble tous les deux, comme s’il voulait lui transmettre « tout ce qu’il avait appris d’utile au cours de son existence ». Difficile de partager cette nouvelle expérience avec Lila qui, d’un côté, ne s’intéresse qu’aux endroits qui lui sont accessibles et d’un autre, la surprend avec ses connaissances en grec, qu’elle a commencé à étudier avant elle.

    Séduisante mais dangereuse, intelligente mais manipulatrice, telle est Lila aux yeux d’Elena, et encore plus depuis que son corps s’est métamorphosé : la belle Lila attire tous les regards et Rino, son grand frère, la défend contre ceux qui lui manquent de respect. L’histoire de leurs amours adolescentes sera fertile en questions, discussions et conflits. Elena aura bien du mal à comprendre ce que Lila cherche auprès de ses amoureux, et aussi ce qu’elle-même attend des garçons qui l’approchent, qu’elle accepte de fréquenter, alors qu’elle en a un autre en tête. Mais elle est consciente d’accéder peu à peu, par les études, à un autre monde que « la plèbe » dont elle est issue.

    Elena Ferrante, qui donne son prénom à la narratrice, est un pseudonyme au secret bien gardé. Ses consonances me rappellent la romancière Elsa Morante (Mensonge et sortilège, L’île d’Arturo, La Storia…) dont l’œuvre navigue, dans mes souvenirs, en eaux plus profondes. Mais L’amie prodigieuse est un formidable tableau d’un quartier napolitain au milieu du XXe siècle, plein de ces détails concrets qui font la vie. L’argent et la réputation jouent un grand rôle dans ce roman d’apprentissage où Lila joue pour Elena à la fois la bonne et la mauvaise fée. Que vont-elles devenir ? On a envie de le savoir. Le lycée les éloigne l’une de l’autre, mais leur amitié-rivalité n’en est pas finie pour autant : qui aimera, qui se mariera la première, qui sera la plus heureuse ?

    Mise à jour 24/3/2019