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apprentissage - Page 16

  • Baby-sitter

    La Passerelle de Lorrie Moore (A Gate at the Stairs, 2009), c’est d’abord ce contact facile entre Tassie Keltjin et Sarah Brink dès leur première rencontre. La jeune Américaine, étudiante à Troie, « l’Athènes du Midwest », propose ses services comme garde d’enfants et le courant passe avec cette femme un peu plus petite qu’elle, gentille, d’apparence soignée, quarante-cinq ans, qui tient un restaurant chic et va bientôt adopter un bébé. Sarah connaît et apprécie les pommes de terre « Keltjin », spécialité du père de Tassie, un fermier un peu « étrange » aux yeux de ses voisins, plutôt écolo, l’excentrique local.

     

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    Engagée, Tassie accompagne Sarah à un premier rendez-vous avec la mère biologique : une responsable de l’agence d’adoption accompagne une jeune fille, Ambre, qui porte un bracelet électronique au poignet. Celle-ci s’étonne de l’absence du père adoptif, retenu par son travail. Sarah ne peut s’empêcher, en partant, de faire la morale à la jeune délinquante, bref, le rendez-vous est « un désastre absolu ».

     

    Noël en famille : Tassie retrouve son frère, Robert, avec qui elle s’entend très bien, et que sa vie de garçon de ferme déçoit. Leur père s’étonne du programme éclectique de Tassie à l'université : littérature britannique, introduction au soufisme, à la dégustation de vin, musique de films, géologie… Robert, lui, s’est inscrit à un cours de yoga et parle d’un agent recruteur venu au lycée de Dellacrosse proposer deux ans de service dans l’armée à ceux qui cherchent leur voie. Tassie et sa mère le mettent en garde, la guerre en Afghanistan n’est pas terminée.

     

    « Quand je revenais à Dellacrosse, ma place dans le monde universitaire, dans celui de Troie et l’univers adulte se dissolvait, et je me transformais en un improbable ramassis de moi antérieurs qui se télescopaient les uns les autres. » Tout ici lui paraît à présent étranger, ses anciens amis, des « extraterrestres ». Et puis Sarah l’appelle : elle voudrait que Tassie rentre et l’accompagne en avion à Packers City, pour un autre rendez-vous. Edward, son mari, les y rejoindra.

     

    Là, Bonnie, presque trente ans, propose son enfant d’un an ou deux à l’adoption, un bébé métis déjà placé dans une famille d’accueil. Sur le père, aucune information : l’enfant d’un flirt ? d’un viol ? Bonnie insiste pour que Mary soit élevée dans la religion catholique et qu’on lui envoie des photos chaque année, à Noël. La petite a un sourire magnifique, Sarah l’appellera bientôt Mary-Emma ou Emmie, d’après ses initiales.

     

    Tassie, qui joue de la guitare basse, fait la connaissance à l’université d’un étudiant brésilien un peu cachottier, Reynaldo, qui devient bientôt son petit ami. Brave fille, elle prend à cœur son rôle de baby-sitter tandis que Sarah rassemble chaque semaine chez elle d’autres parents adoptifs en butte aux mêmes problèmes qu'eux : remarques racistes à cause de leur enfant de couleur différente, questions d’éducation quant à la meilleure façon de les préparer à la mixité sociale… Mary-Emma est une petite fille charmante, éveillée, elle adore sa baby-sitter.

     

    Tout semble aller pour le mieux, qu’est-ce qui cloche ? De terribles non-dits. Entre les hommes se construisent des passerelles, mais aussi des barrières, ou pire. Dans ce premier roman, par les yeux de Tassie, Lorre Moore décrit les mœurs américaines ordinaires avec une ironie que rend bien la traductrice, Laetitia Devaux. Curieuse de tout et de tous, l’étudiante va peu à peu découvrir ce qui se cache derrière de douces apparences.

     

    « Chaque personne, dans cette maisonnée, moi y compris, semblait issue d’un horrible conte de fées. Mais de contes différents. Nous étions tous grotesques et égocentriques, chacun dans sa propre histoire, si bien que nos échanges étaient incompréhensibles et dépourvus de sens, comme les personnages dans une pièce de Tennessee Williams qui déclament une tirade futile mais envoûtante de folie. » La petite Mary-Emma échappera-t-elle à cette dérive chaotique ? La vie est parfois drôle, souvent elle ne l’est pas. Au bout du compte, leur histoire à tous n’est pas du tout ce qu’elle promettait. Surtout connue comme nouvelliste, Lorrie Moore intitule ses  recueils Des histoires pour rien, Vies cruellesDéroutes.

  • Oiseaux d'or

    « C’est sur un sol sacré que nous nous trouvons. Pour moi, c’était un jardin magique, avant même que tu ne sois venue dans ma vie pour y danser avec moi. Il y avait – il y a encore – des oiseaux d’or, des paons aussi, et des oies ; mais surtout des oiseaux d’or. C’était un jardin d’or. Et tout à coup, j’ai vu ces instruments, j’ai entendu cette marche ; le soleil brillait dans le cuivre, les musiciens soufflaient, leur tête congestionnée par l’effort. Alors tout s’est
    changé en un jardin de cuivre, et tout est resté ainsi, longtemps. Le cuivre est plus beau et plus simple que l’or, plus joyeux aussi.
    Carmen était un opéra de cuivre… »

     

    Simon Vestdijk, Le jardin de cuivre

     

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  • La fille du Jardin

    Le jardin de cuivre (De Koperen Tuin, 1950) était le roman préféré du prolifique écrivain néerlandais Simon Vestdijk (1898-1971). Nol Rieske, qu’on appelle dans la ville de W*** « le fils du juge », commence son histoire à l’époque où son frère Chris, son aîné de trois ans, joue au ballon dans le jardin avec des camarades et
    prend plaisir à se moquer de lui, à l’insulter – « sale Nol ! » – voire à lui donner des coups de pied sous la table à l’insu de leurs parents. La rivalité entre les deux frères s’exacerbe : « Devenu écolier, lorsque je cherchais pendant mes heures de loisir la compagnie de ma mère, je trouvais toujours Chris sur mon chemin. »

     

    Chris n’est pas là quand sa mère, en compagnie de ses amies, l’emmène au Jardin peu après les vacances par une chaude journée et lui laisse le champ libre en lui donnant rendez-vous au Pavillon central. L’enfant s’amuse en courses folles vers le haut du parc, observe des volatiles dans leurs cages, un paon, des souris blanches, une oie, des faisans. De la crête, il découvre émerveillé « la cuvette la plus surprenante, la plus charmante, la plus chinoise qui se pût imaginer ». Un pont en fûts de bouleaux y traverse un petit lac jusqu’à un énorme kiosque de bois où il aperçoit trois musiciens avec leurs cuivres. De l’autre côté, le public s’est installé sur des enfilades de chaises, non loin du Pavillon central. C’est là qu’il observe pour la première fois « un homme trapu revêtu d’un habit », tout seul, le visage rouge, les moustaches noires, un air de « conquérant ».

     

    Nol décide alors de descendre de ce côté sur un petit sentier entre les rochers, se laisse glisser vers la pente herbeuse et se trouve un observatoire : après un moment de silence total, la musique se déchaîne, vents, cuivres et bois « obéissant au doigt et à l’œil aux gestes énergiques de l’homme en habit, qui les excitait à la frénésie ». Plus tard, il apprendra qu’on jouait là le Stars and Stripes, une marche de Sousa. Quand, à la fin du concert, le chef d’orchestre, pour Nol désormais le héros de W***. reprend la marche formidable, Nol ne peut s’empêcher de se balancer, de bouger en rythme, rejoint tout à coup par « une longue et pâle jeune fille » qu’il avait aperçue, solitaire, près du Pavillon, et qui lui prend les mains pour danser avec
    lui en cadence. Moment magique, « l’impression de planer ». Puis le regard rieur de sa mère, assise avec ses amies, feignant de n’avoir rien vu.

     

    Elle lui apprend que Trix (douze ans, quatre de plus que lui) est la fille d’Henri Cuperus, le chef d’orchestre, un « personnage impossible » qui « se prend pour un artiste » et boit trop. Un jour, à la sortie de l’école de couture, Nol surprend Trix en train de frapper ses compagnes. Il rêve même d’elle et de son père, un soir, puis se réveille en entendant la musique d’un piano quelque part – « Rien au monde n’est plus beau qu’un piano qui joue deux maisons plus loin, et cette musique-là était large et sérieuse, presque menaçante par l’intensité de la conviction qu’on y mettait, malgré son allure badine. » Deux jours plus tard, Nol demande à sa mère, elle-même musicienne, de pouvoir prendre des leçons de piano avec Cuperus et finit par vaincre les résistances de ses parents.

     

    Il admire son professeur, adore l’entendre commenter la musique, se confie à lui. Cuperus devient le modèle de Nol – « Il eut une influence inouïe sur moi ».
    Celui-ci s’attriste de voir l’homme incompris, méprisé pour ses excès de boisson et son anticonformisme qui déplaît aux bourgeois de W***. La famille Cuperus se retrouve en difficulté. Nol, fidèle à son professeur, prend des leçons chez lui quand sa mère ne le veut plus chez elle, et Cuperus le traite bientôt comme un fils.

    Vestdijk, qui aurait voulu devenir musicien, consacre de nombreuses pages à la musique, notamment à travers les préparatifs de Carmen, que Cuperus a décidé de représenter à W***. Le Jardin de cuivre est un roman d’apprentissage. On y voit Nol Rieske grandir, s’affirmer dans un milieu soucieux de respectabilité avant tout, prendre goût à la « bonne musique », entamer des études de médecine (comme l’auteur). Son amour discret pour Trix Cuperus, qui le tient à distance et traîne une réputation de plus en plus douteuse avec les années, est l’autre ressort principal de ce beau récit : « L’amour, je l’avais déjà dit, n’avait rien à voir avec le temps ; commencer, finir lui étaient étrangers. »

  • Funambule

    « Neige était devenue funambule par souci d’équilibre. Elle, dont la vie se déroulait comme un fil tortueux, entrelacé de nœuds que nouaient et dénouaient la sinuosité du hasard et la platitude de l’existence, excellait dans l’art subtil et périlleux consistant à évoluer sur une corde raide. 

     

    Elle n’était jamais aussi à l’aise que lorsqu’elle marchait à mille pieds au-dessus du sol. Droit devant elle. Sans jamais s’écarter d’un millimètre de sa route.

    C’était son destin.

    Avancer pas à pas.

    D’un bout à l’autre de la vie. »

     

    Maxence Fermine, Neige

  • Sur un fil de soie

    Conte, fable, rêve poétique, récit d’initiation, j’hésite à nommer « roman » Neige, un récit de moins de cent pages publié en 1999 par Maxence Fermine, à l’âge de dix-neuf ans. « Rien que du blanc à songer » (Arthur Rimbaud), a-t-il mis en épigraphe à cette histoire en trois temps du jeune Yoko Akita qui a deux passions : le haïku et la neige. Mots simples, phrases courtes, fréquents retours à la ligne, le style invite à respirer, à rêver. Pour lecteurs de 7 à 77 ans. 

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    Hokusai, Garçon contemplant le Mont Fuji

     

    « Vent hivernal
    Un prêtre shintô
    Chemine dans la forêt »
    (Issa)
    C’est le premier des haïkus qui scandent la première partie. Dans l’île d’Hokkaido, en avril 1884, le père de Yoko, un prêtre shintoïste, fronce les sourcils quand son fils, le jour de ses dix-sept ans lui annonce qu’il veut devenir poète. « La poésie n’est pas un métier. C’est un passe-temps. Un poème, c’est une eau qui s’écoule. Comme cette rivière. » « C’est ce que je veux faire. Je veux apprendre à regarder passer le temps. »

     

    Durant l’été, le jeune poète compose soixante-dix-sept haïkus, « tous plus beaux les uns que les autres ». En décembre, son père l’emmène au pied des Alpes japonaises, « au centre de Honshu » et lui montre les neiges éternelles. Il lui fait gravir une montagne pour en revenir avec un choix clair : devenir un guerrier ou un prêtre. Quand Yoko redescend après sept jours « aux portes du ciel », interrogé sur la voie qu’il s’est trouvée, il répond : « Mieux que cela, père. J’ai trouvé la neige. »

     

    Dès la nouvelle année, Yoko embrasse la carrière de poète, « pour célébrer la beauté de la neige ». Chaque jour de neige, il sort très tôt et rentre pour la cérémonie du thé. Il promet à son père d’écrire seulement soixante-dix-sept haïkus par hiver, le reste de l’année, il oubliera la neige. Un jour de printemps, un poète renommé à la cour Meiji se rend chez le père d’Akita, celui-ci lui montre les parchemins qui recouvrent les murs de l’atelier de son fils, en son absence. Emerveillé, le visiteur exprime néanmoins un regret, l’absence de couleurs, et interroge : « Pourquoi la neige ? » A son retour, Yoko se fâche en apprenant que son père a montré ses « esquisses ». Il n’ira voir l’empereur que lorsqu’il aura écrit dix mille syllabes – sept ans de travail à fabriquer « une passerelle vers la lumière blanche des anges ».

     

    A son deuxième hiver de poésie, une jeune femme dont il a aperçu le sein blanc comme neige quand elle puisait de l’eau à la fontaine, le dépucelle et lui révèle le goût de sa peau. Le printemps ramène le poète de cour, avec une femme « d’une beauté éblouissante, férue de poésie », qui subjugue Yoko. Interrogé par le Maître sur ses autres talents, le jeune homme prétend n’avoir besoin de rien d’autre pour accomplir son art. « Erreur. La poésie est avant tout la peinture, la chorégraphie, la musique et la calligraphie de l’âme » rétorque le vieil homme. A cause de la jeune fille, si belle, Yoko l’écoute et suit son conseil : se rendre au sud du Japon chez Soseki, un vieillard admirable qui écrit de merveilleux poèmes, des pièces de musique, mais qui est avant tout un peintre.

     

    Yoko Akita quitte son village le lendemain. En traversant les montagnes, il se perd dans une tempête de neige. Il survit au froid, à la faim, à la fatigue, à cause d’une image incroyable, inoubliable : sous un surplomb rocheux où il s’est réfugié, une femme morte, jeune, nue, blonde, dort sous un mètre de glace. Il marque l’endroit d’une croix avant de reprendre son chemin. Après bien des jours et des nuits, il arrive chez Soseki. Surprise : le « maître de la couleur » a les yeux fermés, il est aveugle. Apprendre à être « voyant », écouter l’histoire, racontée par un vieux serviteur, de l’amour de Soseki pour une jeune funambule européenne surnommée Neige, ce sera le sujet de la deuxième partie. La troisième, l’apprentissage de l’écriture sur un fil blanc – « avancer mot à mot sur un fil de beauté, le fil d’un poème, d’une œuvre, d’une histoire couchée sur un papier de soie », « devenir un funambule du verbe ».