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  • Je me haïssais

    Irving A moi seul Folio.jpg« Je me haïssais de chialer comme ça, mais je ne me maîtrisais plus. Le Dr Harlow nous avait dit que, chez les garçons, les torrents de larmes dénotaient une tendance homosexuelle à proscrire absolument. Inutile de préciser que cet abruti s’était bien gardé de nous expliquer comment ! En outre, j’avais entendu ma mère dire à Muriel : « Honnêtement, je ne sais plus quoi faire quand Billy se met à pleurer comme une fille ! »
    Et voilà que je pleurais comme une fille entre les bras musclés de Miss Frost – après lui avoir avoué que j’avais pour elle un béguin plus fort que pour Jacques Kittredge. Elle allait me prendre pour une sacrée chochotte !
    – Mon cher enfant, tu ne me connais pas. Tu ne sais pas qui je suis… Tu ne sais
    rien de moi, n’est-ce pas ? William ? N’est-ce pas ?
    – Je ne sais pas
    quoi ? bafouillai-je. Je ne connais pas votre prénom, admis-je à travers mes sanglots. »

    John Irving, A moi seul bien des personnages

  • Billy en tous genres

    A moi seul bien des personnages : en emportant en vacances le dernier roman de John Irving (In One Person, 2013, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun et Olivier Grenot), j’espérais retrouver le rythme endiablé de ses premiers romans – les péripéties inattendues n’y manquent pas – et je ne me doutais pas de tout ce qui se cachait derrière ce titre emprunté à Shakespeare repris en épigraphe : « Je joue à moi seul bien des personnages /  Dont nul n’est satisfait » (Richard II). 

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    Débutant par le portrait de Miss Frost, qui s’occupe de la Bibliothèque municipale, à qui le narrateur (à présent sexagénaire) doit et son premier émoi sexuel et son éveil littéraire (en relisant aussitôt après l’avoir lu pour la première fois De grandes espérances de Dickens, il décide de devenir écrivain), ce gros roman de près de six cents pages est l’histoire d’une vie sur ces deux registres : la magie des mots, le trouble des attirances physiques.

    Dans la troupe de théâtre amateur de First Sister (Vermont), la mère de Billy était souffleuse, son beau-père Richard Abbott acteur (ses parents avaient divorcé avant qu’il ait deux ans) et son grand-père qui adorait s’habiller en femme interprétait avec talent des rôles féminins. L’amour du théâtre, le besoin de jouer, la distribution des rôles, c’est l’univers familier dans lequel le garçon grandit en observant et en s’interrogeant sur bien des choses.

    Avant d’avoir le béguin pour Miss Frost, Billy se sentait déjà attiré par son beau-père, et ces béguins « soudains, inexplicables » qui l’envahissent à l’âge de treize ans lui donnent envie de lire des romans où des jeunes gens ressentent ce genre de choses. En découvrant, dans l’ordre, Tom Jones, Les Hauts de Hurlevent et Jane Eyre, Billy comprend qu’en littérature, « pour faire un voyage captivant, il suffisait d’une histoire d’amour à la fois crédible et terrible ».

    A quinze ans, l’arrivée d’une nouvelle famille d’enseignants, les Hadley, rapproche Billy de leur fille Elaine, qui a un an de moins que lui. Elle possède une voix étonnamment forte, une diction parfaite, et c’est elle qui fait remarquer à la mère de Billy qu’il n’arrive pas à prononcer correctement certains mots. Mais lorsqu’il entre à la Favorite River Academy, au contact de garçons de son âge, il se découvre « des penchants inavouables » qu’il garde pour lui, comme son admiration éperdue pour Kittredge, « le lutteur au corps superbe entre tous », dont Elaine aussi tombe amoureuse, bien qu’elle et Billy s’affichent par commodité comme un couple.

    A moi seul bien des personnages est donc d’abord une quête de soi. John Irving montre comment son jeune héros peine à se situer par rapport à la question du genre : ni homo ni hétéro, Billy se découvrira peu à peu, maladroitement, bisexuel – ce qui déplaît dans les deux camps. L’explosion des désirs, la recherche de l’âme sœur, les déguisements sociaux, sans compter les mises en scène successives auxquelles Billy prend part d’une manière ou d’une autre (ce qui nous vaut aussi d’intéressants commentaires sur les pièces), c’est une matière très romanesque et Irving excelle à y semer les rebondissements et les coups de théâtre.

    Mais l’accumulation des cas de figure – travestis, transsexuels, transgenres – et la description crue des pratiques sexuelles font dériver le roman vers une approche presque sociologique de l’évolution des mœurs dans la seconde moitié du XXe siècle, avec leur lot de souffrances tant morales que physiques, le sida, etc. « Avec l’âge, Bill, la vie devient une longue suite d’épilogues. » Ce trop-plein finit par étouffer la part sensible du récit, une fiction qui emprunte largement à la vie d’Irving lui-même. 

    « Quand j’ai commencé à penser à ce roman, je savais que j’allais écrire à propos d'un bisexuel de ma génération, à la première personne du singulier, je savais quels allaient être les autres personnages. Et que je devrais être sexuellement explicite comme l’étaient et le sont tous les écrivains gays que j’ai lus et admirés au fil des ans » a confié l’auteur (M.-Ch. Blais, John Irving : le monde selon Billy, La Presse).

  • Baby-sitter

    La Passerelle de Lorrie Moore (A Gate at the Stairs, 2009), c’est d’abord ce contact facile entre Tassie Keltjin et Sarah Brink dès leur première rencontre. La jeune Américaine, étudiante à Troie, « l’Athènes du Midwest », propose ses services comme garde d’enfants et le courant passe avec cette femme un peu plus petite qu’elle, gentille, d’apparence soignée, quarante-cinq ans, qui tient un restaurant chic et va bientôt adopter un bébé. Sarah connaît et apprécie les pommes de terre « Keltjin », spécialité du père de Tassie, un fermier un peu « étrange » aux yeux de ses voisins, plutôt écolo, l’excentrique local.

     

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    Engagée, Tassie accompagne Sarah à un premier rendez-vous avec la mère biologique : une responsable de l’agence d’adoption accompagne une jeune fille, Ambre, qui porte un bracelet électronique au poignet. Celle-ci s’étonne de l’absence du père adoptif, retenu par son travail. Sarah ne peut s’empêcher, en partant, de faire la morale à la jeune délinquante, bref, le rendez-vous est « un désastre absolu ».

     

    Noël en famille : Tassie retrouve son frère, Robert, avec qui elle s’entend très bien, et que sa vie de garçon de ferme déçoit. Leur père s’étonne du programme éclectique de Tassie à l'université : littérature britannique, introduction au soufisme, à la dégustation de vin, musique de films, géologie… Robert, lui, s’est inscrit à un cours de yoga et parle d’un agent recruteur venu au lycée de Dellacrosse proposer deux ans de service dans l’armée à ceux qui cherchent leur voie. Tassie et sa mère le mettent en garde, la guerre en Afghanistan n’est pas terminée.

     

    « Quand je revenais à Dellacrosse, ma place dans le monde universitaire, dans celui de Troie et l’univers adulte se dissolvait, et je me transformais en un improbable ramassis de moi antérieurs qui se télescopaient les uns les autres. » Tout ici lui paraît à présent étranger, ses anciens amis, des « extraterrestres ». Et puis Sarah l’appelle : elle voudrait que Tassie rentre et l’accompagne en avion à Packers City, pour un autre rendez-vous. Edward, son mari, les y rejoindra.

     

    Là, Bonnie, presque trente ans, propose son enfant d’un an ou deux à l’adoption, un bébé métis déjà placé dans une famille d’accueil. Sur le père, aucune information : l’enfant d’un flirt ? d’un viol ? Bonnie insiste pour que Mary soit élevée dans la religion catholique et qu’on lui envoie des photos chaque année, à Noël. La petite a un sourire magnifique, Sarah l’appellera bientôt Mary-Emma ou Emmie, d’après ses initiales.

     

    Tassie, qui joue de la guitare basse, fait la connaissance à l’université d’un étudiant brésilien un peu cachottier, Reynaldo, qui devient bientôt son petit ami. Brave fille, elle prend à cœur son rôle de baby-sitter tandis que Sarah rassemble chaque semaine chez elle d’autres parents adoptifs en butte aux mêmes problèmes qu'eux : remarques racistes à cause de leur enfant de couleur différente, questions d’éducation quant à la meilleure façon de les préparer à la mixité sociale… Mary-Emma est une petite fille charmante, éveillée, elle adore sa baby-sitter.

     

    Tout semble aller pour le mieux, qu’est-ce qui cloche ? De terribles non-dits. Entre les hommes se construisent des passerelles, mais aussi des barrières, ou pire. Dans ce premier roman, par les yeux de Tassie, Lorre Moore décrit les mœurs américaines ordinaires avec une ironie que rend bien la traductrice, Laetitia Devaux. Curieuse de tout et de tous, l’étudiante va peu à peu découvrir ce qui se cache derrière de douces apparences.

     

    « Chaque personne, dans cette maisonnée, moi y compris, semblait issue d’un horrible conte de fées. Mais de contes différents. Nous étions tous grotesques et égocentriques, chacun dans sa propre histoire, si bien que nos échanges étaient incompréhensibles et dépourvus de sens, comme les personnages dans une pièce de Tennessee Williams qui déclament une tirade futile mais envoûtante de folie. » La petite Mary-Emma échappera-t-elle à cette dérive chaotique ? La vie est parfois drôle, souvent elle ne l’est pas. Au bout du compte, leur histoire à tous n’est pas du tout ce qu’elle promettait. Surtout connue comme nouvelliste, Lorrie Moore intitule ses  recueils Des histoires pour rien, Vies cruellesDéroutes.