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amour - Page 7

  • Quête

    stefansson,lumière d'été,puis vient la nuit,roman,littérature islandaise,vie,mort,amour,culture« Nous parlons, nous écrivons, nous relatons une foule de menus et grands événements pour essayer de comprendre, pour tenter de mettre la main sur les mystères, voire d’en saisir le cœur, lequel se dérobe avec la constance de l’arc-en-ciel. D’antiques récits affirment que l’Homme ne saurait contempler Dieu sans mourir, il en va sans doute ainsi de ce que nous cherchons – c’est la quête elle-même qui est notre but, et si nous parvenons à une réponse, elle nous privera de notre objectif. Or, évidemment, c’est la quête qui nous enseigne les mots pour décrire le scintillement des étoiles, le silence des poissons, les sourires et les tristesses, les apocalypses et la lumière d’été. Avons-nous un rôle, autre que celui d’embrasser des lèvres ; savez-vous comment on dit Je te désire, en latin ? Et à propos, savez-vous comment le dire en islandais ? »

    Jón Kalman Stefánsson, Lumière d’été, puis vient la nuit

  • Lumière d'été

    L’édition originale de Lumière d’été, puis vient la nuit (Sumarljós og svo kemur nóttin, traduit de l’islandais par Eric Boury) date de 2005, ce roman de Jón Kalman Stefánsson a précédé sa fameuse trilogie Entre ciel et terre (I, II, III). Certains de ses premiers romans (non traduits en français) comportaient déjà dans leurs titres les mots « été », « lumière », « montagne », « étoiles »… indissociables de l’atmosphère qui baigne ses récits.

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    Le titre complet en islandais mentionne aussi « sögur og útúrdúrar » (« Histoires et explications »). Décrire, raconter la vie d’un village qui n’a rien de particulier, à part qu’il ne s’y trouve ni église ni cimetière, voilà ce qu’entreprend ici le narrateur. A peine a-t-il promené son regard sur le fjord et signalé l’arrivée au printemps d’« oiseaux des tourbières joyeux et optimistes » qu’il termine sa phrase, après un tiret : « – et le soir, le soleil répand son sang à la surface de l’océan, alors, nous méditons sur la mort. » Le préambule entre crochets se termine ainsi : « voilà, nous commençons, qu’arrivent maintenant gaieté et solitude, retenue et déraison, que viennent la vie et les rêves – ah oui, les rêves. »

    Parmi les habitants du village qu’il a décidé de présenter, voici d’abord l’excellent jeune directeur de l’Atelier de tricot à la Coopérative, l’image de la réussite, qui se met une nuit à rêver en latin : « Tu igitur nihil vidis ? » N’ayant aucune notion de latin, il se rend à Reykjavik pour suivre des cours accélérés et en revient complètement transformé. Dans Le messager des étoiles de Galilée, une édition originale en latin qu’il s’est fait livrer après avoir vendu ses voitures, une phrase résume la métamorphose du directeur devenu « l’Astronome » : « Délaissant toutes contingences terrestres, je me suis tourné vers le ciel. »

    Un achat suivi de l’acquisition d’autres ouvrages anciens pour lesquels il délaisse tout le reste, perdant sa femme et sa fille parties vivre à la capitale. Seul son fils David reste avec lui dans la vieille maison en bois où il s’installe alors, qu’il fait peindre en noir avec « quelques gouttes de blanc » pour former les constellations qu’il affectionne : « Dans la journée, on a l’impression qu’un morceau du ciel nocturne est tombé sur la terre, en surplomb du village. »

    Les changements font partie de la vie. Finie la grande époque où l’Atelier de tricot comptait vingt employés. Un jour, toutes les machines ont été envoyées dans l’Est, mettant les uns au chômage, les autres dans des emplois divers. Helga répond au téléphone, désormais chargée d’écouter « les angoisses qui affligent l’Homme Moderne ». Agusta tient le bureau de poste et se tient au courant en ouvrant les enveloppes. L’Astronome se met à donner des conférences mensuelles à la salle des fêtes. Elisabet, dont les formes sous sa robe de velours noir troublent tout le public masculin et font enrager le public féminin, organise ces réunions et introduit l’orateur.

    Le récit de Stefansson est truffé de réflexions sur l’existence, la vie moderne si différente du passé, la vie et la mort, bien sûr, si proches l’une de l’autre, tandis qu’il raconte ce qui arrive à ses personnages : rencontres et séparations, suicides et renaissances, bals et infidélités… A l’Entrepôt de la Coopérative, des faits étranges – pannes électriques, mouvements inexpliqués  – finissent par inquiéter les employés, d’autant plus que l’Entrepôt a été construit sur les ruines d’une ferme où « se sont produits de dramatiques événements ».

    Lumière d’été, puis vient la nuit empile les portraits, les histoires, sous le regard affectueux du narrateur toujours curieux de ce que les jours et les nuits contiennent. C’est la vie ordinaire d’un village peuplé de gens ordinaires, c’est-à-dire de nous tous, les vivants, aux prises avec les petits et les grands événements de notre passage sur terre. Ce qui paraît du dehors, ce qui bouleverse au-dedans. Le narrateur nous englobe dans sa chronique à travers les « nous » et les « vous » du récit.

    Sur Wikipedia en islandais, un lien renvoie à un article de Magnus Gudmundsson sur le roman de Stefansson Asta. Dans ce texte intitulé « C’est pourquoi tous les artistes se retrouvent en enfer » (d’après la traduction en ligne), l’auteur souligne à quel point, les années passant, il prend de plus en plus conscience de la difficulté d’être un être humain. De notre tendance à figer la personnalité de quelqu’un, alors qu’une personne ne cesse d’évoluer : « Nous oublions que nous ne sommes que des sentiments. » Sans doute est-ce la mort de sa mère quand il avait cinq ans qui peut expliquer que pour lui, l’écriture soit un « combat contre la mort ». Et un hommage à la vie ? à l’urgence d’aimer ?

  • Flou

    ahmet altan,madame hayat,roman,littérature turque,études,littérature,amour,société,turquie,initiation,culture« Avec Madame Hayat, on se voyait le soir au studio de télé, puis on allait chez elle, le lendemain matin on se séparait. De savoir si on se reverrait à la prochaine émission, il n’était jamais question. Parfois elle ne venait pas, sans explication. Je ne lui en demandais aucune. Elle semblait avoir choisi en toute conscience de laisser les choses dans le vague, refusant obstinément que notre relation, comme l’existence en général d’ailleurs, prît un tour plus formel, ou au moins descriptible. Aucune ligne claire, nette, délimitée, ne venait circonscrire notre relation, elle pouvait changer à tout moment, devenir autre chose, voire disparaître purement et simplement. Si ce flou permanent me rendait inquiet, il avait aussi quelque chose d’étrangement excitant. Je voulais les tenir, les avoir bien en main, elle et notre relation, mais elles m’échappaient. »

    Ahmet Altan, Madame Hayat

  • Madame la Vie

    Quand j’ai lu Je ne reverrai plus le monde, Ahmet Altan était encore en prison. C’est là qu’il a écrit Madame Hayat (Hayat Hanım, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes), avant d’être libéré par la Cour de cassation en avril 2021. Prix Transfuge du meilleur roman européen et Prix Femina étranger, Madame Hayat raconte la vie de Fazil, le narrateur, étudiant en lettres, qui a changé du jour au lendemain.

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    « La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu’aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines. » Son père, qui avait investi toute sa fortune dans la production de tomates, est ruiné par de nouvelles mesures économiques et meurt peu après. Sa mère n’a plus d’autre source de revenus que le maigre rapport de ses serres florales. Fazil obtient une bourse, mais sa nouvelle condition d’étudiant n’a plus rien à voir avec le train de vie facile qu’il menait auparavant.

    Il loue une petite chambre dans un vieil immeuble « d’une rue de la soif » qu’il peut observer d’un petit balcon et partage la cuisine commune avec les autres locataires. C’est là qu’on lui propose un jour de se faire un peu d’argent comme figurant pour une émission de télévision : dans une salle en sous-sol, il s’agit de s’installer à une des tables près de la scène, un plateau où chantent des femmes mûres plantureuses dans des tenues colorées et aguichantes. Un écran géant montre les chanteuses filmées et de temps à autre les spectateurs.

    C’est à l’écran qu’il remarque d’abord un visage « d’une espièglerie malicieuse » entouré de longs cheveux « roux-blond », une « robe au décolleté profond, couleur de miel », puis les belles hanches d’une femme gracieuse et très excitante. « Jusque-là, je n’avais jamais imaginé que les femmes âgées puissent être aussi attirantes. J’étais émerveillé, abasourdi. »

    A la fin du tournage, quand tout le monde sort, cette femme d’une cinquantaine d’années le remarque et l’invite à l’accompagner au restaurant. Le serveur les installe dans un petit jardin intérieur et l’appelle « madame Hayat » – un nom qui enchante l’étudiant : « et je me répétais dans toutes les langues : Madame Hayat, Lady Life, Madame la Vie, Signora la Vita, Señora la Vida… »

    Elle s’intéresse à lui, l’interroge sur ses études – elle ne lit jamais de romans, qui ne lui apprennent rien sur l’humanité, dit-elle, qu’elle ne sache déjà. Mme Hayat préfère regarder des documentaires. Elle dirige la conversation, le taquine, le surprend, « certainement la partenaire la plus charmante qu’un  homme puisse souhaiter pour un dîner ». Elle ne sait rien de la littérature mais connaît beaucoup de choses sur les hommes, les insectes, le monde. Quand elle repart en taxi, Fazil se reproche de ne pas avoir su lui plaire assez pour qu’elle le retienne.

    Une fois son amant, la revoir devient son obsession. Leur relation occupe toutes les pensées de l’étudiant, même après avoir rencontré Sila, une étudiante de bonne famille qui a subi les mêmes revers de situation que lui, du jour au lendemain. Belle, cultivée, elle est la partenaire idéale pour échanger sur leurs lectures, les cours et les professeurs de lettres. Quand leur complicité devient plus intime, il ne lui parle pas de Madame Hayat, qu’il continue à voir chez elle.

    Dans la rue, de plus en plus de bastonnades visent ceux qui ne vont pas à la mosquée. Les revues sont mises sous pression. Le quartier des bouquinistes est rasé. A l’université, étudiants et professeurs sont suspectés de sédition. L’ancien chauffeur du père de Sila, reconverti dans des affaires malhonnêtes et lucratives, prend plaisir à la suivre pour la traiter de haut. Tout le monde se sent surveillé et peut s’attendre à une arrestation arbitraire. Sila n’envisage qu’une issue pour y échapper : continuer ses études au Canada. Fazil hésite à l’accompagner, même si Madame Hayat elle-même pousse son « petit Marc Antoine », comme elle l’appelle, à partir avec cette étudiante de son âge.

    Fazil, en adoptant un mode de vie modeste, partage les vicissitudes de ses nouveaux compagnons d’infortune. Si le très beau roman d’Ahmet Altan décrit les difficultés d’une jeunesse avide de liberté dans ce climat politique menaçant, c’est avant tout un roman d’initiation amoureuse. Tiraillé entre deux femmes que tout oppose, l’étudiant admire chez Madame Hayat, en plus de sa sensualité enivrante, son goût de la vie, sa curiosité, son art de vivre au présent.

    Magnifique portrait de femme – « Sa liberté me rend plus libre » a écrit l’auteur à l’occasion du prix Femina –, Madame Hayat décrit l’entremêlement des désirs chez un jeune homme qui rêve d’enseigner la littérature et qui apprend à observer la vie réelle. « Un livre universel, trempé dans l’encre de l’humanisme et de la liberté. » (Philippe Chevilley, Les échos)

  • Congrégation d'âmes

    Troisième volet de la trilogie signée Jon Kalman Stefansson, après Entre ciel et terre puis La tristesse des anges, Le cœur de l’homme est peut-être le plus attachant des trois romans (traduits de l’islandais par Eric Boury). Comme dans les précédents, les histoires racontées par des défunts errants naviguent entre vie et mort, lumière et ténèbres.

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    Le gamin islandais a donc survécu au long et périlleux voyage raconté dans La tristesse des anges. Quand il émerge d’une zone floue entre rêve et réel, sans parvenir à ouvrir les yeux, une jeune fille rousse est à son chevet et l’embrasse pour voir s’il est vivant ou mort – « Où est la vie, si ce n’est dans un baiser ? » Jens et lui sont donc bien arrivés à destination, le médecin de Sléttuery les a recueillis après leur chute accidentelle. Alfheidur (les cheveux roux) lui sert à manger. Le gamin doit reprendre des forces et raconter leur fameux voyage.

    Jens, plus mal en point, est décidé à démissionner. Le gamin se souvient qu’il a des livres à acheter – « Où résident le bonheur et la plénitude si ce n’est dans les livres, la poésie et la connaissance ? ». L’Espoir le ramènera chez lui, dans la maison de Geirbrudur, où il recevra l’éducation qu’elle lui a promise. Au mois de mai, hanté par le souvenir des cheveux roux, il court dix kilomètres tous les jours, souvent le soir avant la lecture au salon.

    A cette saison, presque tous sont à la besogne avec le poisson. Mais quelque chose d’inattendu s’est produit en leur absence : Andréa l’attend, elle a quitté Pétur, comme le gamin le lui avait conseillé par écrit. Une lettre a donc ce pouvoir ! « Je m’appartiens », a-t-elle répliqué quand son mari lui a interdit de partir. Elle travaille à la buvette de Geirbrudur, qui l’a prise sous sa protection.

    Gisli, le directeur d’école, enseigne le gamin, comme prévu, et l’interroge. Les réponses de son élève font souvent mouche. Quand il lui demande ce que signifie « se trahir soi-même », le gamin répond : « Ne pas oser. » D’autres questions lui arrivent dans une lettre écrite par Ragnheidur, la fille de Fridrik : « Ton cœur bat-il encore ? Et si oui, comment ? » Elle pense parfois à lui !

    Alors que le riche Fridrik surveille tout et tous (cinq cents personnes travaillent pour lui), Geirbrudur reçoit un capitaine étranger très amoureux d’elle, tout en veillant à ce que le gamin traduise Shakespeare au mieux pour Kolbeinn, le vieux capitaine aveugle qui vit chez elle. « Il y a beaucoup de force dans ce texte » déclare-t-elle quand il leur lit les cinq pages traduites. Le gamin est tout heureux de ce compliment, il a le sentiment d’avoir enfin « accompli quelque chose ».

    Des drames ne manqueront pas de survenir. En outre, les calomnies vont bon train à l’égard de Geirbrudur. Elle monte à présent son cheval à califourchon, on l’accuse de forniquer avec le diable, avec ses longs cheveux noirs comme des ailes de corbeau. Cette maîtresse femme est trop libre pour la plupart des villageois et surtout pour Fridrik, qui veut acquérir son bateau et exige qu’elle se range.

    Le gamin est du côté de sa protectrice et pense avec elle que « nous avons le devoir de vivre debout, on ne saurait vivre autrement ». Fridrik l’a pris en grippe depuis que sa fille a prononcé son nom, il lui interdit d’approcher Ragnheidur avant qu’elle s’en aille à Copenhague. Arrivera-t-il à leur imposer sa loi, comme il le fait avec tous ? Vers laquelle des deux jeunes filles qui le troublent ira ce gamin islandais passionné des mots, d’écriture et de littérature ?

    A rebours du personnage de femme fatale, Geirbrudur est bien la figure phare de la trilogie, « une femme dans un univers d’hommes ». Comme l’écrit Stefansson, c’est elle, cette femme indépendante et généreuse, « qui conduit ces âmes, cette étrange congrégation d’âmes ». A la différence de ceux pour qui « la vie n’est que malheur », elle considère que la vie est difficile, mais qu’il existe des personnes courageuses qui résistent.

    Entre ciel et terre – La tristesse des anges – Le cœur de l’homme : Jon Kalman Stefansson nous fait découvrir l’Islande, son climat, des villages où tout tourne autour de la pêche et du commerce, à travers des personnages bien campés et bien plus nombreux que ceux cités ici. Les hommes y ont plus de pouvoir que les femmes, les enfants y apprennent trop tôt la proximité entre vie et mort. Le cœur bat là aussi pour ce qui dépasse les humains et donne du sens à leur passage sur terre : l’amour de l’autre, le pouvoir des mots, des histoires qui relient les êtres, la beauté qui peut surgir même là où on ne l’attendait pas.