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amour - Page 41

  • Une plage, un été

    L’été retrouvé, c’était le cadeau du Midi en ce mois de septembre, avec ses plages moins encombrées mais encore bien occupées, avec ses villes qu’on arpente en tenues d’été et lunettes de soleil, alors que les collections d’automne s’exposent en vitrine, avec ses repas en terrasse, à l’ombre, pour se protéger de la chaleur. Demain commence une nouvelle saison. 

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    Pourquoi mettre un point derrière un titre ? C’est sur ce détail de la couverture, charmante, avec ce portrait de femme (Jo) assise à dessiner sur le sable, par Hopper, que s’ouvre Plage. de Marie Sizun, un roman sur l’attente. C’est le milieu de l’été en Bretagne (dans cette lumière changeante qu’aimait aussi Bonnard, dont je vous parlerai bientôt, si différente du soleil écrasant de la Côte d’Azur). 
     

    Anne s’est installée à l’hôtel en annonçant que son « mari » – « c’était plus simple » – arriverait à la fin de la semaine. Sur sa serviette de bains aux poissons blancs, elle comprend tout de suite que « Les plages de Bretagne, ce n’est pas pour les femmes seules ». Mais la perspective d’y passer bientôt une semaine avec François suffit à occuper ses pensées. Et puis, elle aime lire (Anne est bibliothécaire, c’est à la bibliothèque qu’ils ont fait connaissance). Elle aime aussi observer les choses, les gens, comme ce tableau qui la fascine, près de l’escalier où on l’a mise à une petite table pour personne seule : « une jeune femme en noir, tenue de ville – façon Jean Béraud, tu vois ? – qui traverse une cour de ferme assez misérable ».

    C’est à son amant que son récit s’adresse. Anne lui confie ses humeurs, décrit les personnes qu’elle rencontre en promenade, les couleurs de la mer. « Une plage, c’est un théâtre ouvert à tous les regards, un théâtre où cent histoires se déroulent simultanément. Quelle tentation de papillonner de l’une à l’autre, pour moi qui, en attendant que tu sois là, n’en ai pas, d’histoire, moi qui suis libre comme l’air ! » La sonnerie de son téléphone portable, un « petit air irlandais », fait sa joie, elle espère entendre sa voix à lui, et non celle de sa mère, Elle se sent heureuse de l’aimer, de l’attendre. 

    Les histoires des autres renvoient souvent aux nôtres. Une jeune femme solitaire, plus loin, lit Henry James près de deux petits enfants très sages. La mère et la fille qui viennent s’installer près d’Anne, en froid, lui rappellent sa propre mère, qu’elle déteste, qui se montrait toujours jalouse de sa complicité avec son père et la considère comme une pauvre fille. La tension entre ces deux-là fait ressortir davantage la tendresse qui lie la jeune mère et ses enfants. « Je ne sais pourquoi j’ai éprouvé alors cette morsure de tristesse. Cette petite douleur. Il faut vite que tu viennes me retrouver, mon amour. Je me croyais moins fragile. »

    L’observation des gens et l’évocation de son passé d’enfant unique ne détournent cependant pas la vacancière de son leitmotiv, l’attente amoureuse, avec ses deux versants : le souvenir de leurs débuts qu’elle ravive, leurs premiers mots, leurs premiers gestes, et l’anticipation de cette semaine qu’ils vont vivre à deux, François et elle, pour la première fois. Professeur de philosophie, presque cinquante ans, François est marié, il a deux enfants. Il a promis de l’appeler de Tours, où il passe quelques jours avec sa famille chez les parents de sa femme, avant de la rejoindre. Mais il le fait trop rarement, et trop rapidement à son goût, depuis une cabine. Pourquoi refuse-t-il d’avoir un téléphone portable ? François ne porte jamais de montre, est toujours en retard – « Cette horreur du temps, des lisières, des contraintes, des liens, c’est toi, je sais. »

    Anne ne cesse de penser à lui, sur cette plage « où le passé affleure dans un présent incertain ». Elle décompte les jours, nage, suit les allées et venues, écoute les conversations, lit, rêve devant les formes des nuages. Une fillette tenant la main de son père réveille le souvenir du sien, un couple maussade lui rappelle les disputes de ses parents. Très tôt, elle a compris que son père était un homme infidèle ; sans l’aimer moins pour autant, elle lui enviait sa façon de s’en aller prendre l’air, imaginait ses maîtresses – « A présent, c’est moi la maîtresse. La tienne. »  

    Le temps passe et la mélancolie s’insinue, le temps change. La patronne de l’hôtel, attentionnée, l’inscrit malgré elle à une excursion vers la Pointe du Raz. La jeune femme et ses enfants y participent aussi, mais la journée est gâchée par la pluie. Ce sera l’occasion de se rapprocher pour Anne et Claire, la jeune femme qui doit avoir dix ans de moins qu’elle, et avec qui le courant passe aussitôt. A Claire, elle ose confier son inquiétude, à propos de cet homme qu’elle attend, dont les appels la déçoivent, cet homme qui n’est pas son mari, mais le mari d’une autre. En quelques jours, Anne passe de l’impatience à l’anxiété. 
     

    Marie Sizun, avec sensibilité, mais moins d’intensité que dans La femme de l’Allemand, peint à petites touches un portrait de femme amoureuse. Plage. est le roman des petits riens qui font ou défont la vie. Sans doute trop prévisible, ce récit vaut surtout par le rendu des mille et une nuances du jour, des états d’âme, de la solitude.

     

  • A d'autres que soi

    Un roman russe m’avait déplu. Mais avec D’autres vies que la mienne (2009), Emmanuel Carrère m’a bouleversée, et par les sujets qu’il aborde, et par la leçon de vie qui s’en dégage. Son titre révèle une attitude délibérée : écrire, décrire, comme on peint un portrait. Une des autres vies qu’il raconte, à son instigation, est celle d’Etienne : « Il aime parler de lui. C’est ma façon, dit-il, de parler des autres et aux autres, et il a relevé avec perspicacité que c’était la mienne aussi. » 

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    Juliette est la sœur d’Hélène, la femme de sa vie. « La nuit d’avant la vague », ils avaient parlé de se séparer, elle et son fils, lui et le sien. L’évocation de leurs vacances banales au Sri Lanka dans un hôtel « construit sur la falaise surplombant l’océan » prend une tout autre tournure après le tsunami qui s’est produit sans qu’ils s’en rendent compte. Carrère ne prend la mesure de la catastrophe qu’au moment où son fils vient lui apprendre la mort de la petite fille des Français dont ils ont fait la connaissance deux jours plus tôt. Ce matin-là, Delphine et Jérôme sont allés au marché en laissant leur fille à la maison, en compagnie de la fille du patron de leur guesthouse sur la plage. Le père de Delphine, qui les gardait, a soudain pris conscience « que les corneilles avaient disparu, qu’on n’entendait plus de chants d’oiseaux. C’est alors que la vague est arrivée. » Lui a pu s’accrocher à un cocotier, mais les fillettes ont été emportées. 

    Hélène, journaliste, est tout de suite à leurs côtés. Ils veulent repartir avec le corps de leur fille. « Il y a quelque chose à faire, Jérôme le fait, Hélène l’y aide, c’est aussi simple que cela. (…) Je lui en veux presque d’être si engagée dans l’action et de ne plus se soucier de moi : c’est comme si je n’existais plus. » Tout se complique : le corps de Juliette n’est plus à l’hôpital, il a été transféré ailleurs. Devant leur drame, puis devant celui de Ruth, qui cherche son mari avec qui elle était là en voyage de noces, Hélène et lui sont conscients de ce à quoi ils ont échappé : « La veille encore, ils étaient comme nous, nous étions comme eux, mais il leur est arrivé quelque chose qui ne nous est pas arrivé à nous et nous faisons maintenant partie de deux humanités séparées. » 

    Premier portrait, celui de Philippe, qui savourait là un bonheur conquis après un divorce et un virage professionnel, persuadé d’avoir trouvé « le paradis sur terre » dans une maison de Medaketiya qu’il aimait partager. L’auteur l’envie, lui le perpétuel insatisfait qui pense toujours trouver mieux « ailleurs, un jour, plus tard. » Venir en aide aux parents orphelins de leur fille, soutenir Ruth pour qui Tom ne peut être mort, et qui le cherche inlassablement, Hélène et lui vivent tout cela dans la plus grande compassion, et décident alors de ne plus jamais se quitter. Quand Philippe dit à l’écrivain qu’il devrait écrire sur ces événements, il se sent pris au dépourvu – « J’ai dit qu’a priori, non. » 

    De retour à Paris, ils trouvent un appartement, l’aménagent. Hélène reçoit alors un appel de son père : sa sœur, qui s’appelle aussi Juliette, souffre d’une récidive d’un cancer. Juge à Vienne, dans l’Isère, celle-ci mène une vie très différente de la leur, les deux sœurs se voient peu. Ils vont lui rendre visite, au début de sa chimiothérapie. Dans leur bibliothèque, en ouvrant Plus loin, mais où de Béatrix Beck, Carrère lit tout haut une phrase qui le fait rire et qu’il retient : « Ca fait toujours plaisir, une visite, si ce n’est pas à l’arrivée c’est au départ. »  

    La maladie de sa sœur mine Hélène, lui en est affecté mais de loin, il le reconnaît, jusqu’à ce qu’ils apprennent, quelques mois plus tard, que Juliette est en réanimation, mourante. La mère d’Amélie, Clara et Diane, cherche à tenir encore un peu, le temps que ses deux aînées participent à l’école au spectacle qu’elles ont préparé avec tant d’enthousiasme. Patrice, son mari, se comporte de façon exemplaire, comme époux, comme père. Il porte les siens, littéralement – Juliette était restée boiteuse d’un premier cancer à la jambe. 

    La mort de Juliette conduit  toute la famille chez un juge unijambiste, son meilleur ami, Etienne Rigal.  Etienne a lui aussi combattu un cancer. Il a insisté pour les rencontrer tous, pour leur parler de Juliette, pour qu’ils sachent qui elle était. « Pendant les cinq ans où nous avons travaillé ensemble au tribunal de Vienne, elle et moi, nous avons été de grands juges. » Cette phrase, le ton, ses propos, tout révèle, pour Hélène, un homme sans doute amoureux de sa sœur, et pour Carrère, un homme avec qui il entre immédiatement en sympathie.

    Dans le portrait qu’il fait de Juliette, dans le portrait d’Etienne lui-même, avant et après l’amputation de sa jambe, avant et après l’arrivée de Juliette au tribunal d’instance, il y a souvent matière pour l’écrivain à revenir sur ses propres interrogations, ses rapports avec la souffrance, avec les autres, avec soi-même. Sexualité des handicapés, justice entre riches et pauvres, misère sociale du surendettement, les entretiens qu’il aura avec Etienne, qui le persuade d’écrire ce livre, abordent avec franchise tous ces sujets.  

    Ensuite viennent le portrait de Patrice, très différent, a priori pas le gendre idéal aux yeux de ses beaux-parents, et enfin celui de Juliette, frappée à dix-huit ans par la maladie qui l’a laissée boiteuse et fragile. Patrice et Etienne, chacun à leur manière, sont ses points d’appui, jusqu’à la fin. Elle dit ces mots magnifiques : « Je pense que, malgré la maladie, ça a été une bonne vie. Je la regarde, j’en suis contente. » A ses filles : « Je vous aime, je vous ai aimées, soyez heureuses. » 

    Emmanuel Carrère revient pour terminer ce livre consacré à d'autres que soi sur sa propre situation. D’Un roman russe, il déclare : « cela m’a sauvé la vie, mais je ne le ferais plus aujourd’hui. » Ce témoignage, a contrario, il l’a montré à tous les protagonistes, leur promettant de changer tout ce qui les contrarierait, ce qu’aucun ne lui a demandé. Il revient à sa famille, à Hélène, à leur petite Jeanne née entre-temps, « la petite fille la mieux habillée du monde » (« Comme d’autres les nourrissent, Hélène habille les gens qu’elle aime. ») D’autres vies que la mienne est un livre sur l’amour qui porte et qui rend, si j’ose dire, plus humain.

     

  • Naples, alors ?

    « J’ai grandi dans l’idée que Naples, si tant est que je m’en sois fait une idée, n’était que superstition, sentimentalisme, allégresse. Et pourtant l’autre version – celle qui privilégie le cynisme, la mélancolie, l’amoralité – tient tout autant du mythe, en plus prétentieux, c’est tout. Le genre de lieu commun qui se voudrait théorie. Ne connaître que le pire d’un endroit, ce n’est pas le connaître. Qu’est-ce que Naples, alors ? La civilisation, la curiosité totalement satisfaite, le style, l’ironie, la magnanimité…L’aptitude à saluer le monde comme un roi du haut d’un tas d’ordures. »

     

    Shirley Hazzard, La baie de midi

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  • Se trouver à Naples

    Vous vous souvenez peut-être du Passage de Vénus ? La romancière australienne Shirley Hazzard y montrait déjà avec sensibilité la manière dont les femmes et les hommes se lient ou se délient, et j’en avais retenu cette phrase : « Les femmes ont une aptitude à la solitude, mais ne veulent pas être seules. » Ce pourrait être un résumé de La baie de midi (1970), traduit de l’anglais par Jean et Claude Demanuelli pour Gallimard en 2010.

     

     

    On y quitte l’Angleterre avec la narratrice pour Naples, où elle arrive comme traductrice sur une base de l’Otan, un automne, et loge par chance dans un hôtel au bord de la mer et non dans un immeuble d’appartements réservé aux militaires. La première fois que son supérieur lui donne quelques heures de liberté, Jenny en profite pour découvrir un peu la ville en se rendant chez le seul contact qu’elle ait à Naples, une femme qu’elle n’a jamais vue, connaissance d’une connaissance, une écrivaine dont quelques ouvrages ont été adaptés avec succès au cinéma.

     

    Dans San Biagio dei Librai, en plein centre de Naples, elle tombe d’emblée sous le charme de Gioconda, une femme plutôt belle, pleine d’endurance et de vitalité, d’une « puissance aussi retenue, aussi peu écrasante que celle d’un arbre majestueux », servie par Tosca, suivie par Iocasta, son chat blanc. A l’intérieur de l’appartement aux plafonds hauts, la Napolitaine l’emmène jusqu’à son bureau « baigné de lumière et jonché de papiers et de livres » ; d’emblée, elles se racontent l’une à l’autre. Jenny, de son vrai prénom Pénélope, était enfant lorsqu’elle a embarqué pour l’Afrique du Sud au début de la guerre, et la femme qui s’occupait d’elle a confondu Penny et Jenny, prénom qui lui est resté. Elle fait à cette inconnue qui pourrait devenir une amie le bref récit d’une « enfance naufragée » puis découvre le lieu idéal de l’appartement, sa terrasse avec vue sur la ville : « D’ici, on voit tout. »

     

    Jenny a quitté son frère Edmund, dont elle a d’abord tenu la maison au Somaliland jusqu’à son mariage avec Norah, une « petite femme catégorique », puis qu’elle a suivi à Londres, après la mort de leur mère. Voir Edmund perdre sa personnalité sous la coupe de Norah lui était insupportable. De comprendre qu’elle était en réalité amoureuse de son frère l’a décidée à accepter ce poste à Naples.

     

    Dans l’appartement de Gioconda, elle voit partout des photos d’un homme de quarante-huit ans, très sûr de lui. C’est Gianni, l’amant de Gioconda, un metteur en scène qui travaille pour le cinéma. Il l’invite dès leur première rencontre à passer la journée du lendemain avec eux pour essayer sa nouvelle Maserati. Lors de cette excursion à Herculanum, Gianni tente de l’embrasser, ce qui gâche la sortie de Jenny. Gioconda a raison quand elle lui dit, lors d’un déjeuner : « Ca va changer ta vie, ce séjour ici. Naples est un saut. Un passage à travers le miroir. » Quand Jenny s’installe dans un appartement meublé donnant sur la mer au pied du Pausilippe, les deux pièces les plus vastes dont elle ait jamais disposé, ce sont les « premiers moments de pur bonheur » de sa vie.

     

    Un véhicule de l’armée passe la prendre tous les matins, c’est sur le chemin de son supérieur, un colonel sombre et ennuyeux, mais parfois Justin Tulloch, un Ecossais désinvolte, l’emmène dans sa voiture. Il lui fait une cour irrégulière, ils s’entendent bien, Jenny et lui, tout en restant sur la défensive côté cœur. La vie de Gioconda comporte des zones d’ombre. Gianni voudrait qu’elle aille vivre avec lui à Rome, mais elle sait qu’il y voit d’autres femmes, de plus Gianni est un homme marié, qui a deux enfants.

     

    Roman d’analyse, La baie de midi est à Naples ce que Tempo di Roma d’Alexis Curvers est à Rome : le roman d’une ville, de ses paysages, de ses habitants, d’un mode de vie. Naples dans les années cinquante, Naples aux quatre saisons, jusqu’à cet été brûlant – « un caldo da morire » – où Gioconda accepte de rejoindre Gianni à Tripoli, où Jenny tombe malade alors que tous partent en vacances, et qui va tout bouleverser. Shirley Hazzard donne une telle présence à ses personnages que l’on se réjouit de les retrouver d’un chapitre à l’autre, comme si on allait prendre le thé chez eux ou qu’on les accueillait chez soi pour une de ces conversations après lesquelles on a l’impression de respirer plus large, plus profond. Beaucoup d’élégance dans ce roman de lumière et d’ombre, où Jenny va à la découverte des autres, et finit par mieux se comprendre elle-même.

  • Bars

    « Lui : Vous continuez à aller dans ces bars.

    Elle : Oui.

    Lui : Et à ne pas le dire, vous continuez aussi ?

    Elle : Aussi, oui. (Sourire) Ce que je préférais à tout c’était ces barmen dans ces hôtels vides… L’été ils n’avaient pas le temps de parler avec moi. Mais l’hiver, si. Dans les creux d’après-midi, à l’heure des affaires, on parlait. Ils connaissaient beaucoup de femmes qui étaient comme moi, qui allaient dans les bars. On parlait de ça.

    Lui : Vous n’aviez pas d’amants ?

    Elle : Non. Vous auriez préféré ? »

     

    Marguerite Duras, La Musica Deuxième