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amour - Page 45

  • Penser à quelqu'un

    Métamorphoses d’un mariage, le premier roman que j’aie lu de Sándor Márai (1900-1989), date de 1980. Cette fois, j’ai découvert sa première œuvre, publiée à l’âge de vingt-huit ans, Le premier amour. C’est le journal intime d’un professeur de latin proche de la retraite, tenu du 4 août au 20 juin, le temps d’une année scolaire sous le signe du changement pour ce vieux solitaire. Même s’il a bien du mal, d’abord, à le reconnaître.

    István Csók, Orphelins (1891).jpg

    Ce cahier dans lequel il avait commencé à écrire vingt-huit ans auparavant (il n’avait alors que trente ans), il l’a emporté avec lui à Virágfüred, « au pied des Tátra », dans une station thermale sur le déclin, où il est revenu à la villa Tivoli, dans la même chambre qu’alors. Ecrire lui est difficile, mais lui fait du bien, et il n’a « rien d’autre à faire ». Il n’a pas emporté de livres : « Cela fait quatre ans que j’ai fermé mon compte chez le libraire. C’était après mon cinquantième anniversaire, alors que j’avais commencé à me laisser pousser la barbe, ayant congédié mon ancienne gouvernante et réorganisant ma vie à tous les niveaux. »

    En relisant ce qu’il pensait alors, le professeur commence une sorte de bilan, depuis cette erreur de jeunesse qu’il se reproche – un trop gros bouquet de fleurs envoyé à la fille d’un homme avec qui il jouait aux tarots, interprété par cette famille comme un premier signe d’engagement, alors qu’il n’avait aucune intention la concernant, ce qui lui a valu le repas le plus embarrassant de son existence, où il fut incapable de dire un mot – jusqu’à cette vie rythmée par de strictes habitudes soudain troublée par une affiche de voyage devant laquelle il s’est mis à pleurer, confirmation pour ses collègues de son état dépressif et de la nécessité pour lui de prendre des vacances.

    « Au cours de cette matinée, allongé dans mon lit, je me suis rendu compte que j’étais seul. Pas une âme, pas un seul être au monde que j’aimerais, avec qui je partagerais quelque chose. (…) Cela fait longtemps, peut-être quinze ans, que je vis totalement seul. Je n’ai d’intimité avec aucune de mes relations. » A la salle à manger, ils ne sont que trois sans compagnie à table. A l’heure de la messe dominicale, un homme d’âge moyen, seul dans la salle, lui adresse la parole, en ricanant sur la religion. Bien qu’il lui déplaise, quelque chose attire le professeur vers ce Tímar, secrétaire à Budapest, au point de lui rendre visite dans sa chambre lorsqu’il ne se montre plus.

    Tímar, à qui un problème au larynx donne une voix très désagréable, admet fuir la compagnie des hommes – « On ne gâche pas volontiers la fête, le bal des gens en bonne santé. » Mais il a reconnu chez le professeur la même solitude que la sienne, pas celle qu’on choisit, mais « celle qui est comme la gale, qui se lit dans le regard, se trahit dans la démarche et les mouvements, qui marque la peau. » Or, selon Tímar, « tous ceux qui sont loin des gens sont coupables », sans accès aux deux seuls remèdes, l’amour ou Dieu, parce qu’incapables de compassion. Cette conversation amène le professeur à lui raconter toute sa vie, enivré « du simple fait
    de parler et d’être écouté par quelqu’un. »

    A la rentrée scolaire, il décide de fréquenter davantage ses semblables et modifie son emploi du temps. Il continue à écrire dans son cahier, notamment ses impressions sur ses élèves – on lui a confié contre son gré une classe de terminale assez faible, et mixte, une expérience nouvelle. Il parle avec son collègue Mészáros de Mádar, un garçon doué mais une personnalité « trouble », pensent-ils. Le 10 octobre : « A ma grande surprise, je me rends compte que, depuis mon retour, j’écris dans ce journal à propos de tout, sauf ce qui me préoccupe véritablement. » Il pense souvent à Tímar, à qui il a prêté de l’argent, le seul être qui aurait pu devenir son ami. Il est triste d’être sans nouvelles de lui, note « Je suis triste » de plus en plus souvent.

    Conscient d’attendre que quelqu’un vienne à sa rencontre, le professeur s’intéresse au concierge de l’école, qui boit trop ; puis au jeune professeur d’histoire, un rebelle qui démissionne ; à Mészáros, qui lui confie son désarroi en apprenant que sa maîtresse est enceinte et lui emprunte une grosse somme. Enfin, il observe plus attentivement les « trente-quatre têtes penchées sur leurs cahiers », vingt-huit garçons et six filles – « Elles constituent pour moi un territoire inconnu. » Surnommé « le Morse » à cause de sa moustache, il ressent d’abord de la pitié pour Mádar quand celui-ci est absent à cause d’une pneumonie, lui rend visite pour l’encourager dans sa chambre d’étudiant pauvre et lui offre discrètement un manteau neuf, dont il a grand besoin.

    Bien que le garçon travaille très bien, il le prend ensuite en aversion, à cause de sa
    voix nasillarde, de son visage boutonneux, de son regard constamment sur lui. Quand
    il soupçonne que son meilleur élève est amoureux d’une condisciple, la petite Czerey, que lui-même aime tant regarder, le professeur se métamorphose, jusqu’à se raser la barbe et s’offrir un nouveau costume. Tout le monde s’étonne de sa nervosité nouvelle, de ses fréquentes promenades en ville, de son comportement de plus en plus étrange. Entre le professeur et Mádar, une terrible partie va se jouer.

    Profonde observation de la solitude qui éloigne irrémédiablement certains êtres des autres, et de leur souffrance, Le premier amour est une terrible plongée en eaux souterraines. Impossible pour moi de ne pas songer constamment, pendant cette lecture, à notre vieille voisine, trouvée morte il y a peu dans son appartement, qui coupait toujours court aux tentatives de conversation et refusait toute aide. Personne, quelques semaines plus tard, ne s’est encore manifesté chez elle. La réalité dépasse la fiction.

  • De Millie à Camille

    Dans la main du diable racontait comment Gabrielle Demachy s’introduisait en 1913 au Mesnil, dans la propriété familiale des Galay, à la recherche de renseignements sur son bien-aimé cousin mort en Birmanie, et y trouvait l’affection d’une petite fille sans mère, Millie, et puis l’amour de Pierre de Galay. Dans L’enfant des ténèbres, le deuxième volet de sa trilogie romanesque Une traversée du siècle (dont le troisième tome, Pense à demain, vient de paraître), Anne-Marie Garat reprend ses personnages vingt ans après, en 1933. Elise Casson, la petite Sassette d’antan, devenue assistante du libraire parisien Brasier profite d’un voyage à Londres pour guetter la sortie de Virginia Woolf sur le seuil de la Hogarth Press. A Paris, Camille Galay (Millie) attend son amie Magda à la gare de l’Est. « Le soleil se couchait sur l’Europe, (…), quel veilleur, quelle sentinelle verrait, dans cette invasion naturelle des ténèbres, le spectre d’une main colossale planant sur la carte, y jetant son ombre tentaculaire… » 

     

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    Robert Delaunay, Le Champ-de-Mars – La Tour rouge (1911) Ó The Art Institute of  Chicago

     

    Toutes deux se frottent à l’histoire de leur siècle, sans mesurer encore quels risques elles y courent, pas plus que Pauline, qui a aussi grandi au Mesnil, couturière chez Chanel, impatiente d'ouvrir sa propre boutique. Elise a accepté de prendre livraison de revues littéraires anglaises sans se douter au début que le gentil garçon d’hôtel londonien qui l’accueille à chaque voyage est un « contact » et qu’elle joue les « agents de liaison ». Camille vient de rentrer de New-York où son ami photographe est mort fauché par une voiture. Dans un chagrin qui l’éloigne de tous, elle s’est installée rue Buffon dans l’appartement dont elle vient d’hériter. Six mois pour renaître. Elle y accueille Magda, son amie hongroise, qui n’en revient pas d’apprendre que Camille travaille sous un faux nom comme manutentionnaire à la fabrique des Biscuits Bertin-Galay, pour « tâter de la condition ouvrière ». Magda, aguerrie par la ruine de sa famille à Budapest, y voit comme un caprice d’enfant gâtée chez cette héritière actionnaire.

     

    Camille est bientôt démasquée : Simon Lewenthal, le brillant directeur de l'entreprise, le bras droit de Mme Mathilde, la convoque, la renvoie, avant de l’accompagner en ville. La jeune femme l’intéresse, il l’emmène chez lui dans son luxueux appartement rempli d’œuvres d’art. Il aimerait l’initier à toutes ces belles choses, lui parle de la collection d’objets d’Henri de Galay, son grand-père, qu’il voudrait sauver de la dispersion par le biais d’une donation. Lewenthal a l’âge de son père, mais il ne manque pas de charme. Et pour lui, Camille représente bientôt une nouvelle raison de vivre. Elle se trouve chez lui quand un coup de téléphone l’anéantit : son frère, professeur de lycée, s’est suicidé. Il ne s’était pas remis d’un séjour à Berlin où, avec un groupe d’intellectuels, il avait voulu venir en aide à un commerçant juif attaqué par la milice, une expérience de « mal absolu ».

     

    Anne-Marie Garat jette parents et amis, maîtres et employés, dans la mêlée du XXe siècle, quand l’Europe tarde à mesurer le danger du nazisme. Agents secrets, espionnes, tueurs, il n’en manque pas dans cette fresque sociale et historique que l’auteur met autant de précision à décrire que ses portraits d’individus héroïques ou diaboliques comme Grubensteiger, ami de Goebbels, qui a un compte personnel à régler avec les Bertin-Galay. L’Enfant des ténèbres est un roman foisonnant que les descriptions détaillées privent souvent de rythme, mais le rendu d’une époque, avec ses catégories sociales, ses mœurs, ses artistes, ses notations de tous ordres, est impressionnant. Une page ne suffirait pas à présenter tous ses personnages, que le lecteur suit, de séquence en séquence, à travers l’Europe. « Rien n’est de hasard, sinon par l’ignorance où nous nous tenons des destinées. » Epreuves, dangers, sauvetages, éloignements, retrouvailles nourrissent le suspens de cette saga où une poupée chinoise et une petite bague d’émail bleu permettent, non sans douleur, de réconcilier le passé avec le présent, de Millie à Camille.

  • Fille des Lumières

    Un détail de Dora, vue de dos, de Georges-Victor Hugo (Musée d’Orsay), nuque découverte, offre une belle couverture aux Vingt-quatre heures d’une femme sensible de Constance de Salm (1767-1845), rééditée chez Phébus. La postface de Claude Schopp éclaire ce roman épistolaire sur la passion et la jalousie au féminin et surtout fait connaître cette femme de lettres tombée dans l’oubli alors que son salon parisien, brillant, attirait du beau monde chez la « Muse de la raison », comme Marie-Joseph Chénier l’a surnommée. 

     

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    Jean-Baptiste-François Desoria (1758–1832),
    Portrait de Constance Pipelet, 1797

    © The Art Institute of Chicago

     

    «A Madame la Princesse de *** », dédicataire de son « petit roman », Constance de Salm déclare avoir voulu répondre aux reproches qui lui avaient été faits sur « le ton sérieux et philosophique » de la plupart de ses ouvrages. Ici elle n’écrirait rien « qui ne fût dicté par le sentiment et la passion » : ivresse, trouble, jalousie surtout, voilà ce qu’elle veut peindre de l’amour tel que peut l’éprouver « une femme vive et sensible » - « une espèce d’étude du cœur d’une femme ».

     

    Quarante-six lettres, en vingt-quatre heures, l’invraisemblance lui en sera reprochée. Il s’agit parfois de très courts billets, parfois de quelques pages, dans l’intention d’exprimer toutes les nuances de l’émotion et de l’égarement d’une femme amoureuse pour qui « tout est trouble et confusion » depuis qu’à un concert, elle a vu l’homme qu’elle aime s’empresser de « saluer cette belle et coquette Mme de B*** dès qu’elle est entrée » et dans un adieu furtif la laisser pour reconduire cette femme chez elle parce que sa voiture n’arrivait pas. « Quel misérable motif pour déchirer si cruellement mon cœur ! »

     

    Toute la nuit, « une éternité de douleurs », cette image la poursuit, et le matin la voit se persuader qu’une telle trahison est impossible. « Hélas ! qu’est-ce que cette vie qui nous échappe à chaque instant et que nous remplissons si légèrement d’amertumes ? un supplice, si l’on souffre ; un délire, si l’on est heureux ; et toujours de la vie, de la vie qu’on dépense, qu’on prodigue, qui ne reviendra plus, qui emporte tout ; tout, même l’amour ! » Pour tromper l’attente d’un billet qui éclaire l’affaire, que son vieux serviteur ne manquera pas de lui remettre à l’instant, la solitaire prend ses crayons, ses pinceaux, en vain – « Si les arts veulent un cœur ardent, il leur faut aussi un esprit libre. Et peut-on avoir l ‘esprit libre avec une passion dans l’âme ? »

     

    Arrive alors une lettre, non de celui qu’elle aime, mais du comte Alfred de ***, et c’est une déclaration d'amour ! Il lui a parlé la veille, quand elle avait l’esprit et les yeux ailleurs, elle ne comprend qu’à présent le motif de cette cour dédaignée. Ne sachant que répondre, elle joint cette lettre à la sienne, pour que son seul amour lui dise comment s’en défendre. Mais rien, rien de celui dont elle attend tout. Elle lui envoie son serviteur, dont le rapport alimente son angoisse : on a vu chez lui Madame de B***, tous deux sont partis à la campagne, « de grands et mystérieux préparatifs se font dans la maison ». On verra jusqu’à quelles extrémités le doute et la jalousie poussent une femme passionnée.

     

    Les « gender studies » des féministes américaines ont sorti de l’ombre Constance Marie de Théis (Mme Pipelet d’un premier mariage avec un chirurgien en 1789) qu’enthousiasme la Révolution : « Qu’ils étaient beaux les sentiments d’alors ! / Que l’on se trouvait grand ! Que l’on se sentait libre, / Quand, d’une nation partageant les transports, / On croyait sans effort / Entre tous les pouvoirs établir l’équilibre / Et par de nouveaux droits effacer d’anciens torts ! » (Mes soixante ans, autobiographie en vers) Suspecte à cause de son origine aristocratique, elle est forcée de s’isoler et écrit alors Sapho, le portrait d’une poétesse et d’une amoureuse, qui deviendra un opéra.

     

    Constance Pipelet est la première femme admise en 1795 au Lycée des arts qui rallie savants, lettrés, artistes et académiciens après la dissolution des académies au début de la Révolution. C’est là qu’elle donne lecture, deux ans plus tard, de son Epître aux femmes qui fait d’elle « le porte-étendard de la révolte des femmes contre la domination masculine en matière artistique » (Schopp) : « Assez et trop longtemps les hommes, égarés / Ont craint de voir en vous des censeurs éclairés ; / Les temps sont arrivés, la raison vous appelle : / Femmes, éveillez-vous et soyez digne d’elle. » Membre de toutes les sociétés savantes, Constance divorce en 1799. Henri Beyle la remarque : il admirait « fort et avec envie la gorge de Mme Constance Pipelet qui lut une pièce de vers » (Stendhal, Vie de Henry Brulard) et a même noté dans son Journal certaines habitudes intimes de Constance que lui avait confiées un amant indiscret.

     

    Un second mariage, très heureux, la fait comtesse et plus tard princesse de Salm-Reifferscheid-Dyck: elle épouse d’un homme plus jeune qu’elle de presque six ans, également divorcé, un botaniste qui possédait dans ses serres du château de Dyck une des plus belles collections de plantes de l’époque. A Paris, où ils résident l’hiver, le salon de Constance est un des mieux fréquentés. Si les Vingt-quatre heures d’une femme sensible ou Une grande leçon ne valent pas La princesse de Clèves, elles révèlent, avec l’intéressante postface de Claude Schopp, une femme de lettres enthousiaste, « fille des Lumières, raisonneuse, analytique et attachée à une
    clarté qu’elle veut caractéristique de l’esprit français »
    (Christine Planté, Femmes poètes du XIXe siècle).

  • Vieux couples

    « Toutes les unions ne fondent pas comme neige au soleil, il en est qui durent et ne font pas figure d’exception. Dans le conflit entre le jaillissement et l’usure, les amants ont arbitré pour la permanence. Ils ont battu de l’aile parfois, ont traversé des périodes noires, emportés par les eaux troubles du cafard, se sont quittés, ont surmonté ces blessures. Dans l’alliage délicat de l’incandescence et de la durée, ils ont opté pour cette dernière qui effrite la ferveur mais renforce la confiance. Ils ont choisi l’ossature d’une chronologie longue contre le flamboiement du désir mais ils s’émerveillent aussi que l’accoutumance n’ait pas complètement tué l’effervescence, ils se remercient de ne pas s’être quittés. Cette noble persévérance des vieux couples mérite notre attention même si nous ne la suivons pas tous. 

     

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    Ó Stilfehler sur Wikimedia commons

      

    Comment freiner l’érosion inévitable du mariage d’inclination ? En fondant l’association sur d’autres liens que l’extase ou la frénésie : sur l’estime, la complicité, la transmission, la joie de fonder une famille, la quête d’une certaine immortalité à travers enfants et petits-enfants dont parlaient les Anciens. Il faut réhabiliter les climats tempérés du sentiment, à l’amour fou opposer l’amour doux qui travaille à l’édification du monde, pactise avec les jours, les voit comme des alliés, non des ennemis. 

     

    Le bonheur, disait Madame de Sévigné, c’est d’être auprès de ceux qu’on aime.»

    Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux

  • Libres d'aimer

    Sur l’amour, le grand sujet, que de romans, que de réflexions – au premier rang desquelles L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont. Pascal Bruckner, après Le nouveau désordre amoureux (1977) en collaboration avec Alain Finkielkraut, y revient dans Le paradoxe amoureux (2009). C’est d’abord un état des lieux, un panorama des mœurs contemporaines ou du moins de l’amour tel qu’il l’observe aujourd’hui,  tel que les médias en parlent. 

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    Dès l’introduction, le bilan des euphoriques années 60-70 – « Notre liberté, ivre d’elle-même, ne connaissait pas de bornes, le monde était notre ami et nous le
    lui rendions bien »
    – conduit à la question fondamentale de cet essai : « Comment l’amour qui attache peut-il s’accommoder de la liberté qui sépare ? »
    Loin des conventions du mariage bourgeois qui se passait des sentiments pour garantir l’ordre social, l’amour est aujourd’hui la condition sine qua non du couple, dans une exigence contradictoire. On veut « aimer passionnément, si possible être aimé de même, tout en restant autonome. » S’attacher et rester détaché, dans « la libre disposition de soi ».

     

    La libération des mœurs, dans les démocraties occidentales, n’a pas pour autant mis un terme à la difficulté d’être heureux ensemble. Qu’avons-nous gagné finalement ? « Le droit d’être seul », répond l’auteur, et ce n’est pas rien quand on songe à l’opprobre que s’est longtemps attiré l’état de célibataire ; or vivre en solo, c’est le
    fait aujourd’hui de 170 millions de personnes dans l’Union européenne – « Reste
    qu’il s’agit d’une conquête négative, du simple fait de n’être pas dirigé ou commandé par un autre. »

     

    Impossible de résumer cet essai où Bruckner inventorie les comportements de ses contemporains pour établir une sorte de bilan de la « révolution sexuelle » en distinguant les profits et pertes de cet héritage. Plutôt qu’une interrogation philosophique – libres d’aimer, comment ceux qui s’aiment conjuguent-ils leurs libertés ? –, Le paradoxe amoureux propose une approche descriptive et critique de nos façons de vivre en couple aujourd’hui, tantôt dans un survol rapide à la manière « magazine », tantôt plus en profondeur. Bruckner dit les attentes et les frustrations, débusque les contradictions.

     

    Il montre, dans « Le doux mal qu’on souffre en aimant (Verlaine) », le bonheur de la vie en couple, où l’indulgence apparaît comme la « vertu de la vie à deux » : « Etre accepté tel que l’on est, avec ses faiblesses, sans être foudroyé. Suspension du verdict. » Le défi du mariage d’inclination à notre époque « hypersentimentale ». La sagesse de « l’amour doux » contre « l’amour fou ».

     

    La partie consacrée au « merveilleux charnel » dénonce l’exploitation de l’intimité amoureuse comme « le plus sûr produit de la société marchande » – « un peu de réserve, par pitié ». L’obsession du corps et son commerce conduiront-ils vers « la banqueroute de l’Eros » ? Observateur du monde contemporain,  Pascal Bruckner éclaire les mille et une facettes de l’amour et de l’érotisme sans résoudre, on s’en doutait, le paradoxe annoncé. Après l’hypocrisie  classique (ce « fossé entre les mœurs et  la respectabilité »), n’y a-t-il pas une hypocrisie contemporaine dans le « hiatus entre l’idéal affiché et la réalité éprouvée » ?

     

    Des formules brillantes qui cèdent souvent au plaisir d’un bon mot, des affirmations parfois abruptes (« Il est exact que les brutalités contre les femmes vont s’accroître à mesure que s’accroît leur indépendance »), de cette fresque diaprée du Paradoxe amoureux, que retenir ? Au bout du compte, Bruckner nous y apprend-il vraiment quelque chose ? Bernard Pivot l’a lu avec plus d'enthousiasme
    que moi, sous un titre au goût de primeur : « Le nouveau monde est amoureux ».