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amour - Page 48

  • D'amour et de guerre

    « Nous croyons connaître ceux que nous aimons. Nos maris, nos femmes. (…) Mais qu’avons-nous vraiment compris ? » L’histoire d’un mariage (2008) d’Andrew Sean Greer est celle d’un couple américain en 1953. Pearlie « se réveille » cette année-là, quand derrière l’image de Holland Cook, son époux et le plus bel homme du quartier, apparaît un autre visage, celui d’un inconnu. Elle n’est pas la seule à être tombée amoureuse de lui, leur histoire va se compliquer, une histoire d’amour et de guerre.

     

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    Dans leur ville natale du Kentucky, son cœur d’adolescente s’est enflammé le jour où Holland lui a pris la main sur le chemin de l’école. Quand éclate la seconde guerre mondiale, lui part à la guerre, elle se laisse enrôler par Mr Pinker dans les WAVES et va vivre en Californie. Elle y est censée écrire tout ce qu’elle entend et observe afin de renseigner le gouvernement sur toute activité suspecte – « une belle œuvre de fiction pour ma patrie soudée par le silence et les mensonges ».

     

    Après la guerre, ils se retrouvent par hasard à San Francisco : au bord de l’océan, Pearlie reconnaît son amour d’enfance dans ce marin assis à lire sur un banc. Elle lui propose de l’accompagner au cinéma, Holland l’embrasse sur la bouche ce soir-là. « Tu ne me connais pas vraiment » lui fait-il remarquer lorsqu’elle lui demande de la laisser veiller sur lui, comme au temps où, sur ordre de sa mère qui refusait son incorporation, elle se rendait chez eux, sous le prétexte de leçons de piano, et lui
    faisait la lecture dans la chambre où il restait enfermé jour et nuit.

     

    « Grand, la peau foncée, avec un sourire rassurant qui semblait ne rien cacher », Holland Cook « possédait une certaine grâce masculine qui donnait envie de le dessiner » et une merveilleuse voix de baryton. Ils se marient, malgré la mise en garde des tantes d’Holland à Pearlie : Holland est malade, insistent-elles, « un mauvais sang, un défaut du cœur », c’est sans remède. « Ne faites pas ça ! Ne vous mariez pas avec lui ! » ose même la tante Alice, une phrase que la jeune femme juge avoir entendue de travers, trop absurde, délirante.

     

    Pearlie a compris qu’il fallait ménager cet homme, le préserver des chocs, des mauvaises nouvelles. Pour « épargner son cœur », elle censure dans le journal les articles qui pourraient trop le secouer, veille à l’atmosphère paisible de la maison, fait chambre à part, prend soin de leur fils Sonny et choisit un chien qui n’aboie pas, Lyle. Jusqu’au jour où un visiteur inattendu, vêtu avec un soin et une élégance rares, se présente à sa porte. Buzz Drumer a connu son mari dans l’armée et il sait beaucoup d’elle, « exactement le genre de fille avec qui il avait toujours pensé qu’Holland se marierait », un charmeur.

     

    A l’arrivée de son mari, elle perçoit soudain la ressemblance : Holland s’habille comme Buzz. « Ce que j’avais pris pour une touche personnelle, une extension de la beauté physique de mon mari, se révélait être une imitation. » Buzz vient chez eux de plus en plus souvent. Un soir où Sonny fait remarquer que l’ami de son père n’a pas de petit doigt, celui-ci répond qu’ils n’ont pas fait la guerre ensemble – il était objecteur de conscience. C’est à l’hôpital qu’ils se sont connus, après que le navire d’Holland a coulé dans le Pacifique, en Section Huit, là où on mettait les malades mentaux.

     

    Pearlie se pose de plus en plus de questions sur ces deux hommes qui évoquent le passé à mots couverts. En l’absence d’Holland, Buzz lui rend visite et lui demande de réfléchir. « Il n’avait pas employé le mot « amants ». Non, Buzz disait : « ensemble », il disait qu’Holland et lui avaient été longtemps « ensemble » avant ma réapparition. » Dans la douleur et la surprise, Pearlie éprouve en même temps une sorte de soulagement : « Mon mari devenait enfin compréhensible. » Buzz dévoile alors ses cartes, il veut emmener Holland, mais il a besoin qu’elle l’aide,
    il a un étrange marché à lui proposer.

     

    1953. « Le monde émergeait d’une guerre terminée depuis peu et, tel un démon
    à qui la queue repousse dès qu’on la lui a coupée, une autre guerre avait commencé. »
    On fait la chasse aux communistes. On exclut un étudiant blanc de l’université pour avoir demandé une noire en mariage. Chaque jour, Ethel Rosenberg est à la une du journal. Dans l’administration, « des centaines de limogeages (…) motivés par de prétendues mœurs perverties. » Pearlie a peur, elle veut avant tout protéger son fils. « Il n’y avait pas d’alternative, à cette époque lointaine, dans mon coin isolé au bord de l’océan. Pas pour une femme comme moi (…). »

    Cette phrase clôt la première partie de L’histoire d’un mariage, qui en compte quatre. Dans l’Amérique des années cinquante, de la ségrégation raciale, un contexte présenté comme un puzzle aux pièces dispersées, une femme se débat pour sauver son couple ou au moins, son fils. C’est entre Buzz et Pearlie que la partie se joue, sans doute parce que « L’amour est peut-être une forme mineure de folie. Et, comme la folie, il crée une solitude intolérable. L’unique personne capable de nous soulager est évidemment la seule à qui nous ne pouvons pas nous adresser : celle que nous aimons. » Le drame réside là, dans ces non-dits entre époux. Tantôt mélo, tantôt roman social, dans une traduction parfois malhabile, le roman d’Andrew Sean Greer, plein de faux-semblants, et de temps à autre d’électrochocs, doit aux rendez-vous de Buzz, l’ami, et de Pearlie, l’épouse, ses pages les plus déstabilisantes.

  • Isba

    « Au moment de dépasser un petit pont affaissé, Mila ralentit, proposa de faire une halte. Et c’est alors que sur la pente de la vallée, à l’écart des toits détruits par un incendie, ils virent une maison intacte. Une isba vide dont la porte était largement ouverte. Un peuplier, haut d’au moins une douzaine de mètres, se dressait entre une palissade en bois et la margelle d’un puits. La pâleur mauve de la matinée donnait l’illusion que les murs étaient transparents et que la maison tanguait doucement, comme une barque, sur la houle des herbes hautes. »

    Andreï Makine, L’histoire d’un homme inconnu

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  • Makine et l'inconnu

    Dans La vie d’un homme inconnu (2009) d’Andreï Makine, il est difficile de ne pas imaginer l’auteur derrière Choutov, son personnage, un écrivain russe exilé à Paris qui vit les derniers temps de sa  liaison avec Léa « qui a l’âge d’être sa fille ». Hanté par le « Je vous aime, Nadenka » de Tchekhov dans une nouvelle (Plaisanterie), l’aveu timide d’un jeune homme à la jeune fille avec qui il dévale une pente neigeuse en luge,
    il mesure le fossé entre ses goûts littéraires et ceux de sa compagne admirative d’un écrivain « post-moderne », névrosé, cynique, parfaitement à l’aise dans le microcosme médiatique qu’il déteste.
     

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    Lors de la mise à mort de leur amour, Léa a ricané sur l’étymologie de son patronyme – « Choutov veut dire « clown ». Oui, un bouffon, quoi. » Clown triste, Choutov revit à travers cette séparation le départ de sa mère qu’il n’a pas connue. Dans son colombier parisien, des affaires de Léa portent encore son empreinte. « Ils lisaient Tolstoï presque tous les soirs en cet hiver, très froid, d’il y a deux ans, en ce début de leur vie amoureuse. » Fascinée par le Paris littéraire, Léa croyait Choutov « très introduit » et avait fini par comprendre « que cet homme n’était en fait qu’un marginal ».

     

    « Vint un printemps gris, sans goût : le vide des rues la nuit, le flou des jours qui commençaient pour lui à trois heures de l’après-midi et ce grenier, seul endroit où sa vie gardait un semblant de sens. » Pour ne pas assister au tout dernier déménagement de Léa aidée par son nouveau compagnon, Choutov décide de
    profiter du visa encore valide sur son passeport pour aller à Saint-Pétersbourg. Il veut retrouver la trace d’une amie secrètement aimée, « une silhouette tracée par le
    soleil d’automne sur la dorure des feuilles ».
    Iana a quitté Leningrad à la fin de ses études, il ne sait rien d’autre, mais de coup de fil en coup de fil à d’anciens contacts, Choutov finit par obtenir le numéro de portable de cette femme qui vit à nouveau à Pétersbourg, mariée à « un type qui était dans le pétrole ».

     

    C’est avec une facilité déconcertante qu’il l’entend lui répondre de sa voiture, lui
    parler de son fils qui s’occupe de publicité pour une maison d’édition. Quand Choutov lui annonce son arrivée le jour même, Iana qui travaille dans l’hôtellerie regrette que leurs retrouvailles coïncident avec les festivités du tricentenaire de la ville – elle a beaucoup à faire, mais lui laisse sa nouvelle adresse.

     

    Loin de l’image vieillie que Choutov s’est figurée en pensée, Iana est une femme « mince, aux cheveux d’un blond ocré, à l’allure juvénile. » Stupéfait, il remarque qu’elle ressemble à Léa. L’amie d’antan lui fait visiter son nouveau domaine, un ancien appartement communautaire dont elle a réussi à reloger tous les locataires sauf un, et qu’elle aménage luxueusement, à l’occidentale. Son fils Vlad a l’allure que pourrait avoir un jeune homme de vingt ans « à Londres, à Amsterdam ou dans une série télévisée américaine ». Quand Choutov confie qu’il écrit ses livres à la main et les retape à la machine, Iana et Vlad rient de concert, y voient un trait d’humour. Seul le vieillard à qui Iana réexplique en sa présence qu’on viendra le chercher le lendemain pour l’installer dans une maison de repos rappelle à Choutov la Russie qui a été la sienne : « En reculant, il remarque un livre abandonné sur le lit : la main du vieillard touche le volume comme si c’était un être vivant. »

     

    Ce sont alors les retrouvailles avec la ville, la Nevski, les rues pleines de musique tonitruante et d’animations diverses, le Palais d’Hiver. Au restaurant bruyant où Iana lui a donné rendez-vous, Choutov comprend par bribes ce qu’a vécu Iana « après leur bref amour inavoué » : le travail, un mariage et un fils, le divorce et le retour dans sa ville. Choutov n’est pas assez bien habillé pour cet endroit où les regards le jaugent rapidement, où l’on vient saluer son amie, où un bel homme de « cet âge lisse et bronzé que ceux qui en ont les moyens savent figer » fait s’éclairer le visage de Iana, son amant sans doute.

     

    L’histoire d’un homme inconnu prend un nouveau départ au milieu du roman avec
    la demande que fait à Choutov le fils d’Iana : sa mère l’a chargé de surveiller ce soir le vieux locataire muet, de crainte qu’il ne lui arrive quoi que ce soit de fâcheux avant le déménagement, mais il souhaite s’absenter. Choutov accepte de le veiller. Tandis qu’il fulmine devant le spectacle affligeant des chaînes télévisées russes – « venu en pèlerin nostalgique, le voilà au milieu d’une modernité en délire » –, il entend tousser le vieillard qui ne dort pas et sur un coup de tête, décide de lui installer le téléviseur dans sa chambre, pour le distraire. On passe un reportage sur des constructions de « haut standing » à proximité de Saint-Pétersbourg lorsque Choutov entend « C’est exactement à cet endroit qu’on s’est battus à mort. Pour la mère patrie, comme on disait à l’époque… » Le vieil homme qui ne parlait jamais se présente, il s’appelle Volski.

    La suite, c’est le récit d’une vie, ou plutôt de deux, celles de Volski et de Mila qui se sont rencontrés à la veille de la guerre, que la vie a séparés et réunis plus d’une fois. C’est le récit du terrible siège de Leningrad, de la famine, des morts innombrables, dans l’absurdité de la guerre, puis l'arbitraire du totalitarisme. Choutov, venu en Russie pour une femme, écoute le cœur battant cette voix qui lui rend sa Russie au cœur. Il a pris conscience « qu’il n’appartiendra jamais à ce monde russe qui renaît maintenant » et qu’il restera jusqu’à la fin d’une époque « qu’il sait indéfendable et où pourtant vivaient quelques êtres qu’il faudra coûte que coûte sauver de l’oubli. »

  • Idéaux

    « J’avais besoin de ses certitudes, qui pour une fois repoussaient la solitude que je ressentais depuis mon enfance ; j’avais besoin de l’image revalorisée qu’il me renvoyait de moi-même ; j’avais besoin de ses idéaux, parce que je n’en avais jamais eu en propre.

    C’était une constatation pathétique, car je découvrais pour la première fois combien est trouble le tissu qui unit une personne à une autre, ce tissu que nous dissimulons sous des mots aussi mythologiques qu’amitié et amour. »

     

    Carla Guelfenbein, Ma femme de ta vie 

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  • Amis et amoureux

    Entre deux lectures successives apparaissent parfois d’étranges liens : dans Chaos calme, un homme perd sa femme au moment où il en sauve une autre de la noyade ; dans Ma femme de ta vie (La mujer de mi vida, 2005), la chilienne Carla Guelfenbein réunit deux amis qui ne se sont plus vus depuis quinze ans au bord d’un lac de montagne au Chili pour Noël. En invitant Theo, Antonio n’avait pas mentionné la présence de Clara, Theo ne serait sans doute pas venu. Revoir « sa » Clara qui a renoncé à la danse pour illustrer des contes pour enfants, Theo n’y est pas préparé. Correspondant de guerre, il n’a qu’une seule attache stable : sa fille Sophie, qui vit avec sa mère aux Etats-Unis. Pourquoi l’a-t-on invité ? Ni Antonio ni Clara ne répondent clairement à cette question. Quelques jours après s’être réconcilié avec Theo, Antonio trouve la mort en se jetant à l’eau pour sauver une fillette. A ses funérailles, son ami, qui l’a « trahi » autrefois, est bouleversé du désespoir de Clara : l'épouse d’Antonio a été pour Theo la femme de sa vie et l’est peut-être encore. 

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    « Les certitudes qui m’habitent ne sont pas nombreuses, mais je suis convaincue d’une chose, nous sommes trois et ce capital de temps qui s’étale devant nous dans toute sa plénitude est puissant et nous appartient » : voilà ce qu’écrit Clara en juillet 1986 dans le cahier à couverture rouge qui ne la quitte pas. A cette époque, Theo est devenu l’ami d’Antonio, un étudiant chilien en troisième année de sciences politiques à l’université d’Essex. Lui n’est qu’en deuxième, mais ils ont un cours commun, où les confrontations entre un professeur et Antonio à propos du marxisme révèlent l’aura que procure à celui-ci la réputation de son frère, un dirigeant étudiant en pointe dans la résistance à la dictature chilienne. L’assurance d’Antonio, sa personnalité fascinent Theo. Le jour où ils se découvrent la même date d’anniversaire, à un an près, ils font vraiment connaissance.

     

    A la surprise de Theo, qu’une angine cloue au lit peu après, Antonio vient alors s’occuper de lui, lire dans sa chambre pour lui tenir compagnie – personne à part sa mère ne s’est jamais soucié de lui de cette manière. Puis un jour, Antonio l’emmène chez son père, qui parle mal l’anglais, mais Theo a appris l’espagnol. Jour de drame : un coup de téléphone informe sa famille de la mort de Cristóbal, le frère d’Antonio, tué dans une manifestation. Après cela, Antonio n’a qu’une obsession : rentrer au pays, se préparer à la guerre. En attendant, Théo lui est devenu aussi indispensable qu’un frère.

     

    Au début des vacances d’été, les deux amis se rendent à Edimbourg, chez un professeur de littérature latino-américaine dont la fille, Clara, suit des cours de danse à Londres. Son père est un « disparu » chilien. Quand Clara apparaît, avec sa façon « typique des danseuses de se déplacer », ses yeux clairs font à Theo « l’effet
    d’une lumière qui soudain vous brûle ».
    Il est submergé de désir et Antonio le voit. Pour lui, dit-il, Clara est « comme une sœur ». Theo pressent qu’il y a davantage entre eux, même après que son amour pour Clara est devenu une réalité visible : « il essayait de nous montrer qu’il n’était en rien affecté par ma relation avec Clara, et plus encore que, quoi que nous fassions, nous lui appartenions tous les deux. »

     

    Déprimé de voir le parti envoyer quelqu’un d’autre au Chili, Antonio sombre dans la dépression. Clara se charge de lui, lui fait remonter la pente. Il faut de l’argent à Antonio pour financer par lui-même son retour au pays. Theo s’en procure en écrivant des articles qu’un ami, admiratif de sa plume, l’aide à faire éditer dans une revue. Clara, avec son groupe de danse, prépare un spectacle pour une fête de solidarité chilienne. Mais les choses ne se passeront pas comme prévu – ni sur le plan politique, ni dans ce trio amoureux et ami.

    La vie étudiante, avec tous ses possibles, et le regard qu’on porte plus tard sur sa jeunesse, Carla Guelfenbein les dépeint dans Ma femme de ta vie à travers les liens puissants et parfois troubles entre ces trois personnages. Relatée par Theo, leur histoire est régulièrement interrompue par des extraits du « Journal de Clara », en contrepoint. A la fin du roman, un an après le drame, Theo et Clara se retrouvent au bord du lac où Antonio s’est ouvert à son ami une dernière fois, sans tout lui dire cependant. Dans quelle mesure la vie les a-t-elle changés ?