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amour - Page 51

  • Compagnie choisie

    « Si jamais je me trouvais dans une situation à être forcée de vivre dans le
    grand monde, je serais bien malheureuse. Je n’ai, toute ma vie, aimé que la société d’un petit nombre de personnes, et les malheurs personnels dont j’ai
    été accablée m’ont inspiré encore plus de goût pour la retraite. Je voudrais m’établir toute ma vie dans une campagne, dont la maison fût petite, propre et commode ; un jardin peu étendu, beaucoup de cultures, qui, je le sens, feront mon occupation un jour à venir, m’y trouver réunie avec un très petit nombre
    de personnes sur l’amitié desquelles je pourrais compter avec certitude, vous
    saurez aisément à quel rang vous placer, je n’ai pas besoin de l’indiquer. »

    (Ce jeudi 20 juin 1793)

     

    Lettres de la duchesse de La Rochefoucauld à William Short 

     

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  • Dangereux sentiment

    1789. Le duc de la Rochefoucauld reçoit l’ancien secrétaire d’ambassade de Jefferson, devenu ministre plénipotentiaire des Etats-Unis. Il s’appelle William Short, il a trente ans. La jeune duchesse en a vingt-six. Ils se plaisent aussitôt. Ils s’écrivent. Les Lettres de la duchesse de La Rochefoucald à William Short réunissent la plus grande part (du moins pour ce qui la concerne) d’une correspondance qui a duré de 1790 à 1838. Aux temps troublés de la Terreur, presque toutes les lettres de l’Américain ont été brûlées par précaution. Conservées à la bibliothèque de l’American Philosophical Society de Philadelphie, les lettres ici sélectionnées par Doina Pasca Harsanyi retracent une amitié amoureuse et une époque.

     

    « J’ai été charmée de recevoir de vos nouvelles, Monsieur, mais je regrette qu’elles ne m’apprennent pas que celles que vous attendiez d’Amérique vous permettent de rester parmi nous ; j’aurais voulu vous témoigner tout le plaisir qu’en auraient éprouvé les habitants de la Roche-Guyon dont l’intérêt doit vous être connu ; j’espère qu’elles ne tarderont pas à présent à arriver, et qu’elles seront telles que nous les désirons. » L’entrée en matière de cette première lettre envoyée du Château de La Roche-Guyon en octobre 1790 donne bien le ton des échanges. Outre la langue du XVIIIe siècle, un délice de lecture, on y entend la voix des sentiments, pudique mais assurée.

     

    Portrait de la duchesse par Perin-Salbreux, miniature, d'après la base Joconde.jpg

     

    La duchesse adore la campagne. Elle ne se rend dans son hôtel parisien, rue de Seine, que lorsque les circonstances l’y contraignent. Son mari, philosophe et grand libéral, s’enthousiasme pour la Révolution et fait partie du Comité des Finances. La duchesse suit aussi avec attention les événements à l’Assemblée. Dès 1791, William Short écrit d’Amsterdam être persuadé « qu’il est impossible de vous connaître aussi bien sans vous aimer, beaucoup même ». « Vous êtes bien aimable, Madame la duchesse, de répondre si régulièrement à mes lettres, ma reconnaissance égale le plaisir que j’en reçois qui est infini. » Commentant « la grande infamie » de 89 vis-à-vis du Club monarchique, il lui confie que « cette sorte de gens qu’on a crus des philosophes pendant longtemps et qui deviennent intolérants et persécuteurs à leur tour porte à croire que les hommes sont bien moins parfaits qu’on a voulu le croire », tout en précisant qu’il ne dirait pas cela à tout le monde.

     

    Mai 1791 - La duchesse : « Mais que voulez-vous que je puisse répondre à tout ce que vous me mandez d’aimable et de flatteur ? Mille considérations se présentent à moi pour empêcher mon cœur de répondre au vôtre, et vous ne pouvez me blâmer de chercher à empêcher de naître en moi un sentiment dangereux pour tous les deux. » Septembre 1791 - « Tantôt je me laissais aller à la douceur d’aimer et d’être aimée, et d’autres fois je prévoyais un avenir funeste, occasionné par ce même sentiment combiné avec des circonstances étrangères à lui, mais inséparables de moi. » Octobre 1791 – « Je suis si tourmentée de ne pas vous sentir heureux, quand le fond de mon cœur m’assure que vous avez tant sujet de l’être. Je suis tourmentée de ne pas l’être moi-même. »

     

    Ecrire fait diversion à l’absence, ravive le plaisir d’avoir pu se voir quelque temps. On guette l’arrivée des lettres, on note la régularité ou l’inconstance de la poste. Alors qu’ils espèrent tous deux que les devoirs diplomatiques de William Short le gardent ou le ramènent en France, celui-ci est envoyé ailleurs en Europe, en Hollande surtout. Alors elle apprend l’anglais, pour se rapprocher de lui. Leur correspondance se ressent des tensions internationales, des difficultés du courrier et de la censure. « Je déteste l’absence, je voudrais m’entourer à jamais de tous ceux que j’aime, et ne jamais les quitter, et au lieu de cela je m’attache à des personnes dont le sort est de vivre loin de moi, et dans le nombre desquelles il y en a qui ne sont ici que passagèrement, vous comprendrez ce sentiment, puisque vous l’éprouvez aussi en sens contraire, mais cette idée est bien douloureuse et empoisonne bien souvent le bonheur que je trouve à aimer. »

     

    La duchesse de La Rochefoucauld n’est pas au bout de ses peines. L’un après l’autre, les hommes de sa famille vont être assassinés. Elle-même sera emprisonnée longuement. Devenue veuve, elle ne s’accroche qu’à l’espoir de partager enfin ses jours avec William Short. Trois ans de séparation – « autant de siècles » écrit-elle, et, dans les bonnes heures, « il est au monde un être qui me préfère à tout, qui me chérit par-dessus tout, et cela donne bien de la force. » Ce n'est pourtant pas avec lui qu'elle se remariera.

  • Un été new-yorkais

    Quand Sotheby’s se voit confier la vente aux enchères d’un lot de documents ayant appartenu à Truman Capote (1924-1984), l’écrivain américain est mort depuis vingt ans. Des manuscrits, lettres et photos avaient été abandonnés dans un appartement de Brooklyn Heights vers 1950, mais le concierge ne s’était pas résolu à les jeter comme l’en avait prié l’auteur. Dans ce trésor littéraire préservé, un roman inédit : La traversée de l’été. Commencé à l’âge de dix-neuf ans, abandonné, repris lors d’un séjour en Italie six ans plus tard, ce récit ne lui avait jamais semblé assez bon pour être publié.

     

    L’histoire est simple. Grady, une jeune fille de dix-sept ans, refuse d’accompagner ses parents en croisière. « Je n’ai jamais passé un été ici » répond-elle à sa sœur qui ne la comprend pas, lors d’un déjeuner familial au Plaza. Mrs. McNeil craint de laisser la plus jeune de ses filles tout à fait seule à New York, mais son mari est plus compréhensif. « Grady sentit un rire irrépressible monter en elle, une joyeuse agitation qui semblait envahir la blancheur du ciel d’été étendu devant elle comme une toile vierge sur laquelle elle pouvait dessiner les premiers élans imparables de la liberté. »

     

    Mondrian, Broadway Boogie Woogie, 1942-1943 (d’après le catalogue du MOMA, NY).jpg

     

    Peut-être l’arrivée de Peter Bell, « luxueusement vêtu mais avec une extravagance qui relevait du défi », rassure-t-elle les siens. Avec Grady, il accompagne les McNeil dans leur suite sur le Queen Mary avant leur départ. Lui aussi s’étonne que son amie refuse ce voyage en Europe. Il est amoureux d’elle, sans le lui dire, et ignore ce qu’elle lui cache.

     

    Dès que possible, Grady se rend à Broadway, où elle a laissé sa voiture sur un parking. « Il y a une sorte de magie à observer l’être aimé sans qu’il en ait conscience, comme si sans le toucher on lui prenait la main et que l’on lise dans son cœur. » Grady est amoureuse de Clyde Manzer, le gardien du parking, vingt ans, le teint hâlé, « vif et rustique ». Après l’atmosphère fitzgeraldienne du premier chapitre  – richesse, luxe et vie mondaine –, la conversation de Clyde détonne. Tantôt « poulette », tantôt « fillette », Grady passe après ses « potes ». La jeune fille n’en a cure et l’emmène déjeuner près du zoo à Central Park, presque en face de l’appartement des McNeil sur la Cinquième avenue.

     

    Le rendez-vous est écourté, Clyde devant assister à la bar-mitsva de son frère. Grady ignorait que Clyde était juif, mais ça lui est égal. Un ballon blanc en forme de chat aux yeux et aux moustaches grenat suffit à la rasséréner. Bientôt elle fait monter Clyde
    chez elle, dans la chambre avec balcon dont les portes-fenêtres s’ouvrent sur le parc.

     

    Peter Bell retrouve Grady lors d’une soirée. Un photographe demande à immortaliser leur couple. La fille McNeil appartient à une famille en vue ; quant à Peter, il prétend s’appeler Walt Whitman, « petit-fils du grand disparu ». « Ils dansèrent jusqu’à ce que soudain la musique expire et les étoiles s’éteignent. » Quand il découvre la photo dans la presse, Clyde, jaloux, demande à Grady si c’est son fiancé. Elle nie, explique que Peter et elle ont grandi ensemble, mais Clyde, à sa grande surprise, lui révèle que lui-même est fiancé pour de bon, avec une certaine Rebecca.

     

    De jour en jour, la canicule s’installe. « Grady qui n’avait jamais passé un été à New York ignorait qu’il existât des nuits pareilles. La chaleur ouvre le crâne de la ville, exposant au jour une cervelle blanche et des nœuds de nerfs vibrant comme les fils des ampoules électriques. » Les jeunes gens ne peuvent se passer l’un de l’autre. Bien des jours se succèdent avant que la question « Mais qu’ai-je fait ? » ne se fraie un chemin dans les pensées de Grady. « Tu es un mystère, ma chérie » lui avait dit sa mère avant de partir.

     

    Un chien qui louche, un poudrier dans une boîte à gants, un tatouage… Comédie dramatique, La traversée de l'été de Truman Capote évoque avec sensibilité les rêves adolescents, les tâtonnements sentimentaux, la soif d’absolu, tout en décrivant avec réalisme les différences sociales à New York au milieu du vingtième siècle. Le temps d’une saison, et parfois, la vie est passée.

  • Trois regards

    Retour à la littérature japonaise avec Le Fusil de chasse, de Yasushi Inoué (1949), une œuvre très originale, recommandée par une bonne conseillère. En quelques pages, le narrateur y explique d’abord dans quelles circonstances il a écrit pour une revue cynégétique un poème intitulé Le Fusil de chasse, lui qui n’est pourtant pas chasseur et n’a jamais tenu d’arme entre les mains. Quelques mois après la publication, une lettre lui arrive. Il s’attendait à une protestation quelconque, mais au contraire, un certain Josuke Misugi lui adresse ses remerciements et lui confie même trois lettres dont il n’a jamais eu le courage de se débarrasser, pour qu’il les lise avant de les détruire.

    Ce sont trois lettres de femmes, trois regards sur un homme qu’elles ont connu à divers titres. La première, la « Lettre de Shoko », lui a été envoyée par la fille d’une femme qu’il a aimée en secret.  Le jour où celle-ci est morte, en cachette, Shoko a lu le Journal que sa mère lui demandait de brûler. Elle espérait y trouver la raison du divorce de ses parents, sur lequel sa mère n’avait jamais voulu s’expliquer. La découverte de leur liaison la bouleverse. Que tout cela se soit passé à son insu, mais aussi à l’insu de Midori, la cousine et l’amie de sa mère, l’épouse de Josuke, la scandalise.

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    La « Lettre de Midori » éclaire tout autrement la situation. « Quand nous jetons un regard sur le passé, notre mariage, qui n’existe que de nom, semble avoir duré très longtemps, n’est-ce pas ? Alors, n’as-tu pas envie d’en finir une fois pour toutes ? Certes, il est assez triste d’en arriver là, mais, si tu n’y vois pas d’objection, prenons tous deux les mesures propres à recouvrer notre liberté. » Midori elle-même s’est entichée d’autres hommes, avec insouciance. Sans faux-fuyant, elle compose une lettre d’adieu et demande le divorce. Elle raconte à son mari sa dernière entrevue cruciale avec Saïko, sans rien épargner à l’homme qui se tint entre elles deux.

    Saïko est l’auteur de la troisième missive, « Lettre de Saïko », un message posthume. « Comme si tu entendais ma voix, cette lettre te dira mes pensées, mes sentiments, des choses que tu ignores. Ce sera comme si nous bavardions, comme si tu entendais ma voix. Tu vas être bien étonné, et sans doute affligé, et tu vas m’en vouloir. » La maîtresse de Josuke dit à quel point l'ont obsédée les mots « amour », « péché » et « mort ».

    La force du roman, dont l’intensité croît de lettre en lettre, réside dans le biais choisi pour raconter cette tragédie d’amour. Chacune des femmes y exprime ce qu’elle ressent mais pas seulement. Chaque lettre évoque des moments forts, des lieux précis, des vêtements particuliers, des gestes uniques, avec poésie bien que dans une langue économe. A travers ces confidences, le lecteur entre dans l’intimité des personnages, qu’ils aient choisi de vivre pleinement leurs sentiments ou d’y renoncer.

    Le titre, Le fusil de chasse, semble éloigné du sujet, mais ce fusil a sa place dans le récit, et on comprend finalement pourquoi Josuke Misugi, le destinataire des trois lettres, affirme dans le prologue sa conviction d’être le personnage du poème éponyme : « Que diriez-vous si je vous avouais que l’homme dont vous avez parlé dans votre poème n’est personne d’autre que moi ? »

  • Avec ou sans amour

    L’Amour et rien d’autre (paru anonymement en 1903), sous-titré Correspondance Kempton-Wace, est né d’un pacte original entre Jack London et Anna Strunsky au début du siècle dernier. Le romancier américain, après des années de petits boulots et de vagabondage, avait dû abandonner sa formation universitaire, faute d’argent, et avait rejoint les rangs du parti socialiste. Anna Strunsky, dont les parents, opposés au régime tsariste, s’étaient installés à San Francisco, étudiait la littérature et la sociologie. Militante socialiste, elle rencontrait Jack London aux réunions du parti. Leur amitié, déclare Anna Strunsky dans un avant-propos, « fut une longue lutte intellectuelle. » En 1900, il lui avait proposé le mariage, mais elle n’y était pas encore prête et par dépit, London se maria avec Bess Maddern. Sa première femme était jalouse de la relation entre son mari et Anne Strunsky, avec qui il échangea réellement, par voie postale, cette correspondance imaginaire.

    Jack rédigeait les lettres qu’un jeune professeur d’économie californien, Herbert Wace, envoie à Londres à son père adoptif, Dane Kempton, dont les lettres étaient écrites par Anna. Le premier défend une vision du couple basée sur la raison, nourrie des théories matérialistes et évolutionnistes. L’autre lui oppose l’enthousiasme du sentiment amoureux et de la création poétique. Voilà les rôles qu’ils s’étaient attribués. Mais derrière leur discussion, de lettre en lettre, nul doute que London et Strunsky se parlent aussi d’eux-mêmes, de leur relation, de leurs divergences. Correspondance masquée, en quelque sorte. Un vers de Dante, l’épigraphe, donna le titre : « Et nos discussions auraient pour sujet l’amour et rien d’autre. » 

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    La première lettre part de Londres : Dane Kampton se réjouit d’apprendre qu’Herbert va se marier, mais lui reproche de ne pas lui avoir confié plus tôt qu’il était amoureux – « Il est toujours beaucoup plus important d’aimer que d’être aimé. » Herbert Wace lui répond que ses fiançailles avec Hester seront longues, puisqu’il a encore deux ans d’études avant d’obtenir son doctorat, mais que sa fiancée est raisonnable, chacun continuera à mener sa vie en attendant. Barbara, la sœur d’Herbert, à qui Dane a lu cette lettre pleine de considérations pratiques mais sans aucun sentiment, en a conclu qu’Herbert n’aime pas vraiment. Elle, au contraire, s’épanouit dans l’amour d’Earl, un homme infirme mais profondément amoureux.

    Alors Herbert commence son réquisitoire contre l’amour, préjugé terrible et pathétique selon lui. Il reproche à Dane d’évoluer dans « un monde idéal, éthéré, inaccessible » alors que lui se situe dans le monde réel, « constitué de choses concrètes et de faits tangibles ». Pragmatique, il rejette toute poésie dans le monde d’aujourd’hui, choisissant de « travailler » alors que Dane ne fait que « rêver ». Et quand son père adoptif lui rétorque que son discours révèle clairement qu’il n’est pas amoureux, il le revendique : « Non, je ne suis pas amoureux, et je suis bien content de ne pas l’être ; j’en suis même fier. » L’amour est ce qui sème le désordre, il n’en veut pas dans sa vie d’homme actif et non contemplatif, rationaliste et non romanesque.

    L’affrontement se durcit. Chacun défend ses valeurs, réfute les arguments de l’autre, même s’ils ont soin de ne pas toucher pour autant à leur affection l’un pour l’autre. Herbert se veut différent, clairvoyant. Dane tâche de l’éclairer sur lui-même - « C’est une faute grossière de respecter le seul fait tangible aux dépens de l’ineffable et du sentiment » - et sur l’amour – « L’amour n’est pas un dérangement mais une croissance, aussi bien spirituelle que physique. (…) L’amour est l’éveil de notre personnalité à la beauté et à la valeur d’un autre être. »

    Herbert / Jack continue à procéder par oppositions, entre la femme amoureuse qui n’analyse pas ses émotions et l’homme qui raisonne « comme seuls savent le faire les hommes » ! Entre l’intelligence et le cœur. Entre le mariage de raison, utile à la perpétuation de l’espèce, et la passion amoureuse. « Plus nous aimons et plus nous vivons » lui rétorque Dane / Anna.

    Les deux dernières lettres sont d’Hester, la fiancée, qui écrit à l’un et à l’autre. Deux lettres pour mettre un point final à cette correspondance qui, d’une manière plus vivante qu’un essai, tâche de clarifier ce qu’ont les hommes en tête quand ils parlent d’amour.