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Roman - Page 63

  • Hamoutal la convertie

    Après Guerre et térébenthine, Stefan Hertmans s’est lancé dans une aventure romanesque dont le sujet a croisé sa route : Le cœur converti (De bekeerlinge, 2016, traduit par Isabelle Rosselin, 2018), inspiré par une histoire vraie, « est le fruit à la fois de recherches approfondies et d’une empathie créative » (S. H.)

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    Tour de guet au-dessus du village de Monieux (Photo Marianne Casamance, Wikimedia Commons)

    Son héroïne inoubliable est épuisée lorsqu’un matin du printemps 1092, le rabbin Obadiah de Moniou, l’aperçoit de sa maison qui descend de la colline avec son mari, un autre homme et une mule : « Je sais qui ils sont. Je sais qui ils fuient. » Fuir : c’est le maître mot du roman. Monieux, dans le Vaucluse, a souvent accueilli des gens de passage et des fugitifs.

    Hamoutal et David Todros, fils du grand rabbin de Narbonne, ont été envoyés là pour échapper aux chevaliers chrétiens chargés de ramener la jeune femme chez son père normand. Stefan Hertmans, qui a passé « des étés à lire » sans se douter de rien dans ce village (où il a acheté une maison en 1994) et où il s’est senti « plus heureux que nulle part ailleurs en ce bas monde », cherche à présent les traces de l’ancien quartier juif où vivait le rabbin qui a accueilli la jeune « juive séfarade » de vingt ans, enceinte, une blonde aux yeux bleus qui ne passait pas inaperçue.

    La nuit, réveillée par la douleur, elle sort de la maison pour accoucher toute seule d’un garçon, Yaakov, entre arbustes et rochers. Durant les premières saisons passées à Moniou, la jeune mère doute parfois du chemin choisi ; on la traite en étrangère, même si elle apprend à parler le vieux provençal.

    A l’automne 1070, c’est elle qui naissait à Rouen, dans une famille fortunée. Baptisée du nom de Vigdis (« déesse du combat ») Adélaïs, elle a appris à lire et à écrire et grandi entre un père critique par rapport au pape Grégoire VII qu’il accusait d’attiser la haine des juifs et une mère qui défendait l’Eglise. Un jour, la fillette a vu un jeune juif voleur massacré en pleine rue et vomi d’horreur.

    A dix-sept ans, elle remarque David, vingt ans, près de la synagogue de Rouen ; il porte le petit chapeau jaune pointu imposé aux juifs. Son père l’a envoyé à l’école rabbinique de la ville qui compte alors cinq mille habitants juifs. Leurs quartiers sont contigus. Malgré les interdits, Vigdis se rend à de discrets rendez-vous. David la présente comme une prosélyte, les juifs l’accueillent et elle apprend ce qui lui paraît « une alternative religieuse à l’agitation et à la violence du monde ».

    Quand elle refuse d’expliquer pourquoi elle préfère des tenues sobres à ses beaux vêtements élégants, elle s’attire les foudres de sa mère. Ses parents la cloîtrent chez eux. Dans les ruines du quartier juif de Rouen et de la « yeshiva » (école religieuse incendiée lors du pogrom de 1096), l’auteur imagine l’audace de Vigdis et David quittant Rouen en secret – un voyage de neuf cents kilomètres vers Narbonne, à leurs risques et périls. Quel chemin ont-ils pris ? Comment ont-ils traversé les cours d’eau ? Où ont-ils dormi ?

    Hamoutal (« chaleur de la rosée », nom que David donne à Vigdis) découvre les coutumes et rituels juifs et se convertit à la religion de David avant de l’épouser. De Rouen à Narbonne (1090), puis de Narbonne à Moniou (1091), Stefan Hertmans raconte les péripéties de leur fuite, mêlées aux troubles de l’époque. Au village, ils retrouvent une vie paisible. Après Yaakov leur naît une fille, Justa, puis un autre fils.

    En 1095, le pape Urbain II donne le coup d’envoi de la première croisade contre les Sarrasins pour libérer le tombeau du Christ à Jérusalem. L’armée recrutée par Raymond de Toulouse, qui se dirige vers l’Italie, arrive aux portes de Moniou. Les croisés exigent d’être ravitaillés et logés ; ils veulent occuper la synagogue, les juifs s’y opposent et proposent leurs propres maisons. Un carnage s’ensuit, David Todros y perd la vie.

    Hamoutal est arrêtée, on lui arrache Yaakov et Justa. Quand on la relâche, elle est un « fantôme aux yeux brûlants » qui n’a plus que son enfant de vingt mois avec elle. Elle veut absolument retrouver les deux autres et part à leur recherche. Marseille, Gênes, Palerme, l’Egypte… Tantôt secourue, tantôt abusée, la convertie arrive au Caire anéantie. Elle reprendra vie à Fustat (vieux Caire), mais elle n’en a pas encore fini de s’enfuir.

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    Parmi les deux cent mille documents juifs de la synagogue de Fustat figure l’histoire d’une prosélyte venue de Provence. Hertmans a suivi sa trace, exploré l’espace et le temps qu’elle a traversés. Cette histoire terrible, l’écrivain la raconte dans Le coeur converti avec un grand respect pour ceux qui en ont souffert et une attention constante à la nature, aux lieux où il pose lui-même le pied pour mieux imaginer ce que ses personnages ont pu ressentir dans ce chaos. Son récit est à la fois spectaculaire et émouvant.

  • Comment

    Hesse Le loup des steppes.jpg« Comment ne pas devenir un loup des steppes et un ermite sans manières dans un monde dont je ne partage aucune des aspirations, dont je ne comprends aucun des enthousiasmes ? Je ne puis tenir longtemps dans un théâtre ou dans un cinéma ; je lis à peine le journal et rarement un livre contemporain ; je suis incapable de comprendre quels plaisirs et quelles joies les hommes recherchent dans les trains et les hôtels bondés, dans les cafés combles où résonne une musique oppressante et tapageuse, dans les bars et les music-halls des villes déployant un luxe élégant, dans les expositions universelles, dans les grandes avenues, dans les conférences destinées aux assoiffés de culture, dans les grands stades. Non, je ne suis pas capable de comprendre et de partager toutes ces joies qui sont à ma portée et auxquelles des milliers de gens s’efforcent d’accéder en se bousculant les uns les autres. »

    Hermann Hesse, Le loup des steppes            

    Couverture : Anton von Webern (détail) par Max Oppenheimer, 1909

  • Le Loup des steppes

    Il y a presque un siècle que Le Loup des steppes de Hermann Hesse (1877-1962) a été publié, en 1927. L’écrivain suisse de langue allemande, qui prête ses initiales à Harry Haller, l’homme-loup, y exprime entre autres sa haine du nationalisme – pour lui, un ferment de guerre : l’histoire lui a donné raison.

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    La traduction française du roman (ici par Alexandra Cade) est précédée d’une réponse en 1931 à la critique de « R. B. » : « […] il n’est pas exact de dire que l’on ne peut pas vivre d’après les principes dont je me suis fait le défenseur. Je ne prends fait et cause pour aucune doctrine constituée dont les formules seraient définitives, je suis l’homme du devenir et des métamorphoses […]. »

    Dans une longue préface, « l’éditeur » présente des carnets que lui a laissés un homme dit « le Loup des steppes », la cinquantaine, locataire d’une mansarde chez sa tante. Il l’a rencontré, ils se sont parlé, ce qui permet à l’éditeur-neveu de décrire le décor particulier de son logement : tableaux, dessins, illustrations de journaux, livres débordant d’une grande bibliothèque, posés partout, cendriers, bouteilles, bref « un désordre pittoresque ».

    Sous « Les carnets de Harry Haller », un récit à la première personne, figure une mention : « Réservé aux insensés », dont la signification apparaîtra plus loin. « J’avais passé le temps, je l’avais doucement tué grâce à mon art de vivre primitif et farouche » : ni exaltante ni mauvaise comme quand il souffre de la goutte, sa journée médiocre éveille en lui « un désir sauvage d’éprouver des sentiments intenses, des sensations ». Aussi, plutôt que de se coucher, il préfère enfiler son manteau pour aller boire « un petit verre de vin » à la taverne.

    Lui, « le Loup des steppes apatride et l’adversaire solitaire du monde des philistins », a horreur du contentement bourgeois, bien qu’il apprécie ces foyers de propreté paisible pour y loger. Au premier étage, il s’arrête devant un araucaria sur une sellette : ce palier « plus impeccable » que les autres lui semble « un petit temple éclatant de l’ordre ». Mais il ne supporte pas le mode de vie, la mentalité, les distractions bourgeoises et se sent  comme « un animal égaré dans un monde qui lui est étranger et incompréhensible. »

    Harry le noctambule apprécie la tranquillité du quartier dans l’obscurité. Sur un vieux mur de l’autre côté de la ruelle, il remarque un « petit portail en ogive » auquel il n’a jamais prêté attention et traverse pour déchiffrer l’annonce de son panneau lumineux : « Théâtre magique / Tout le monde n’est pas autorisé à entrer » puis « Réservé----aux----insensés ! »

    La porte ne s’ouvrant pas, il continue son chemin vers le petit café vieillot dont il est un habitué depuis son premier séjour dans cette ville, vingt-cinq ans plus tôt. Un « havre de paix » pour une heure ou deux, à boire du vin d’Alsace et à manger, ce qui le met de bonne humeur et réveille les images accumulées dans son cerveau : des anges de Giotto, Hamlet et Ophélie, un temple…, comme s’il cherchait « à retrouver, sur les ruines de sa vie, un sens volatilisé ».

    Au retour, il croise une espèce d’homme sandwich. Sa pancarte promet une soirée anarchiste, du théâtre magique, en écho à l’annonce antérieure sur le portail ; quand il l’interpelle, l’homme se contente de lui donner un petit ouvrage. Rentré chez lui, Harry en découvre le titre sur la couverture : « Traité sur le Loup des steppes. Tout le monde n’est pas autorisé à lire. »

    C’est son portrait : un être « insatisfait », loup et homme, qui comme beaucoup d’artistes commence à vivre le soir, libre mais seul, suicidaire, antibourgeois menant une existence bourgeoise. Un homme divisé, dont le moi n’est pas un, mais cent, voire mille ! Lui qui adore Mozart et déteste le jazz, lui qui a perdu sa réputation, son argent, sa femme, ne voit presque plus sa maîtresse, guetté par l’hallucination voire la démence, s’est souvent promis dans le désespoir d’en finir un jour avec la vie – cette porte de sortie le rassure.

    Harry se révèle au lecteur lors des rencontres qu’il raconte ensuite : un dîner chez un ancien collègue, une conversation avec une jeune femme pâle et aimable à la taverne qui partage ses pensées sur la vanité de l’existence mais goûte la vie à pleines dents. C’est elle, Hermine, qui va l’entraîner dans son sillage au théâtre magique et l’initier au véritable jeu de la vie et de la mort.

    Le loup des steppes est le récit tourmenté d’un homme cultivé jadis idéaliste, qui rejette la société et souffre de ses propres contradictions, de l’absurdité de son existence, qui rejette toute morale imposée. Ce roman fantasmagorique et d’une mélancolie profonde n’a pas fini d’interpeller ses lecteurs. Toute l’œuvre de Hesse est une « variation sur un même thème » : « quelle est la clef de l’homme ? ou encore : l’homme n’a qu’une seule vie, qu’en faire ? » (Encyclopedia Universalis)

  • Une chute

    catherine meeùs,olga,ou la fragilité de l'insouciance,roman,littérature française,écrivain belge,culture« Ils squattaient un ancien entrepôt de tissus, c’était plutôt accueillant, après ce que j’avais connu au pensionnat. Il suffisait de se choisir une chute à son goût, couleurs, texture, et de se faire un petit coin douillet. J’étais heureuse de découvrir la vie à leurs côtés, c’était ça de pris sur mon programme, je méritais bien de commencer par les vacances, après mes années de douleur. Je m’inquiéterais de la suite à donner à mon existence quand je serais prête. »

    Catherine Meeùs, Olga, ou la fragilité de l’insouciance

  • Olga, une disparition

    « Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or quand ton regard pénètre aussi longtemps au fond d’un abîme, l’abîme lui aussi pénètre en toi. » (Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal) Avec l’épigraphe d’Olga, ou la fragilité de l’insouciance (2021), Catherine Meeùs, qui se partage entre la musique, l’édition et l’écriture, donne un avertissement à prendre au sérieux.

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    Ce premier roman a de quoi troubler. Il aurait pu s’intituler Olga ou la lutte contre les monstres. Catherine Meeùs le dédie à la mémoire de sa grand-mère féministe, Marie Denis, dont elle a par ailleurs adapté le roman Des jours trop longs au théâtre, avec Eléonore Meeùs et Stéphanie Van Vyve, sur le thème des sentiments contradictoires que peut susciter une grossesse. Dans le roman de Marie Denis, chez une mère de famille nombreuse qui se découvre enceinte à trente-deux ans, en 1961 ; dans la pièce, chez une femme de trente-deux ans qui ne veut pas d’enfant, en 2011. Ce sera aussi le choix d’Olga.

    Dans le prologue (à lire en ligne), Hanne découvre dans le journal l’avis de disparition depuis deux mois d’Olga, 24 ans, et reconnaît immédiatement sur la photo celle qu’elle appelait intérieurement Blandine, « ce petit être éthéré, ce paquet d’os emballé dans du papier à cigarettes, cet oisillon tombé du nid » dont elle n’aurait pu donner l’âge et dont elle ne savait rien, sauf qu’elle avait fait « irruption dans sa vie à plusieurs reprises ».

    « Hanne avait toujours été préoccupée par ce qui nous survit. Notre vie n’a de sens que si elle jette ses amarres au-delà du temps qui nous est imparti (…) » A chaque apparition fortuite de Blandine-Olga, « sa vie avait ensuite pris un nouveau tournant. » Aussi décide-t-elle de conter son histoire, de lui offrir « une trace ». « Mieux valait avoir une histoire que l’on n’avait pas vécue que pas d’histoire du tout » pour continuer à exister « dans la mémoire collective ».

    L’histoire d’Olga se déroule en quatre actes et trois intermèdes. Le premier se déroule au village de son enfance – où le vétérinaire l’a mise au monde, faute de médecin dans les environs. Dans ce village « perdu dans les montagnes », on vit loin de toute modernisation : on mange ce qu’on cultive, seul le directeur de l’école a le téléphone. L’épicier y est un peu le « chef de tribu », se rend en ville avec sa camionnette, un homme « gentil, doux et modeste ».

    Olga vit avec sa mère qui cultive des pommes de terre – leur nourriture quasi exclusive – et sa grand-mère mutique ; elles portent toutes les trois le même prénom. Elle ne connaît pas son père, a juste des soupçons. Seuls les magazines féminins entassés à l’étage lui donnent une idée de la vie ailleurs, des émotions, de la mer qu’elle rêve de voir en vrai. Elle aimerait devenir infirmière « ou bien ange du ciel ». « Un jour, il m’apparaîtrait que la vie avait choisi pour moi et que le ciel m’attendrait encore un moment. » A l’école, Olga Faucheleux découvre que sa drôle de voix fait hurler de rire. Ce n’est pas encourageant pour ce « petit animal farouche ».

    Un jeune homme apparaît dans sa vie, Emilio – rêve ou réalité ? La frontière entre les deux n’est pas claire dans ce roman. Olga ira dans un pensionnat sordide tenu par « quelques femmes perdues pour l’amour » et y fera connaissance avec l’insomnie, les démons qui l’assaillent la nuit. Puis viendront les premières expériences sexuelles et on devine qu’Olga, bien que résolue à ne pas avoir de descendance, risque fort de se retrouver enceinte tôt ou tard. « Mon enfance est remplie de peut-être. Ma tête aussi. De questions restées ouvertes qui font comme un gouffre béant au creux de mon ventre, un hurlement silencieux qui s’écrase sur le mur qui se dresse au bout de mes pieds. »

    Catherine Meeùs laisse dans le flou bien des aspects de la vie d’Olga – telle que Hanne l’imagine – et met en relief sa solitude, le danger de mauvaises rencontres, de « forces obscures » menant à la déchéance. On finira par comprendre en quoi consiste sa « disparition ». La fragile Olga a-t-elle jamais connu « l’insouciance » qu’elle pleurera un jour ? Elle paraît si désarmée. Ce premier roman parfois déroutant a des tonalités très sombres, il montre aussi à quel point la bonté d’un regard peut compter, pour qui a grandi sans « chaleur humaine ».