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Roman - Page 62

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    héloïse guay de bellissen,le dernier inventeur,roman,littérature française,montignac,altamira,simon coencas,rencontre,histoire,drancy,juifs,grotte de lascaux,préhistoire,culture« Il ne faut pas croire, ce n’est pas une chose facile de recevoir une histoire, même si on est là pour ça.
    Quand je quitte l’appartement de Gisèle et Simon, sur le palier, il me dit « la grotte elle est là » en me désignant son crâne, « elle est dans ma tête ».
    Dans l’ascenseur, je prends conscience que je viens de rencontrer une autre grotte. La grotte intérieure d’un petit garçon de quatre-vingt-onze piges qui vient de se rouvrir. Je ne sais toujours pas pourquoi Lascaux m’a emmenée vers une autre cavité, mais au fond c’est cette découverte-là que j’attendais. La vie de Simon Coencas sur une paroi, que j’allais calquer comme l’avaient fait avant moi les préhistoriens avec les dessins de Lascaux. »

    Héloïse Guay de Bellissen, Le dernier inventeur

  • Le dernier inventeur

    Publié en 2020, Le dernier inventeur est un roman fort attachant signé Héloïse Guay de Bellissen. Projetant d’écrire sur les quatre jeunes découvreurs de la grotte de Lascaux, elle entend une voix au téléphone lui répondre : « J’ai eu une vie incroyable ». Simon Coencas, « le dernier inventeur » (comme on nomme les découvreurs), l’invite chez lui. Il a disparu en février 2020, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Tous les dialogues du livre ont été tirés de leurs entretiens enregistrés.

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    Source : Simon Coencas, dernier inventeur de Lascaux, s’est éteint - Dordogne Libre

    L’entrée en matière est magnifique : « Quand j’étais môme, deux choses me semblaient nécessaires : la désobéissance et l’émerveillement. » Stupéfaction de la narratrice quand elle apprend, à huit ans, l’existence de María Sanz de Sautuola (1871-1946) qui, lorsqu’elle avait son âge, a « non seulement désobéi à son père, mais déclenché un émerveillement d’une brutalité sans précédent » en voyant la première « les taureaux sur la paroi des grottes d’Altamira en Espagne » !

    Plus tard, son père lui a raconté l’histoire des adolescents qui ont trouvé la grotte de Lascaux : « Le plus jeune avait ton âge, treize ans, il s’appelait Simon. » Et la voilà, en avril 2018, qui sonne à la porte d’entrée de Simon Coencas, 91 ans. Sa femme Gisèle et lui l’accueillent dans leur bel appartement parisien. 

    « Ici, tout est suspendu. Le temps d’abord, et l’amour. Y a des gens comme ça qui se complètent. » Simon parle en appuyant sur le pansement à sa gorge (trachéotomie), faisant vibrer des cordes vocales « caverneuses ». La première chose qu’il lui montre, tirée d’un tiroir, c’est une photocopie de l’attestation du camp de Drancy où il a été interné un mois à quinze ans, heureusement libéré – comme tous les moins de seize ans ayant une famille en France.

    Avant de l’interroger, son invitée s’est documentée, a vu le film « Les enfants de Lascaux » où Simon avait choisi d’apparaître sous le nom de Victor. La chance qu’elle a de rencontrer ce « héros de roman vivant » l’oblige, écrit-elle, à « recueillir sa mythologie personnelle » imbriquée dans deux « grands moments de l’humanité » : Lascaux, Drancy. Ce sera le sujet de son livre.

    « Je suis l’enfance de l’art, comme le sont toutes les grottes ornées. » Une autre voix parle au début de chaque chapitre : Héloïse Guay de Bellissen donne la parole à la grotte de Lascaux comme à un personnage, en italiques.  Elle commence par raconter à Simon comment María Sanz de Sautuola a montré les taureaux à son père et puis le questionne sur sa propre enfance. Son père avait un magasin de prêt-à-porter aux Champs-Elysées. Simon aimait observer le ballet des femmes devant la vitrine puis à l’intérieur de la boutique.

    Trop âgés pour se déplacer, les Coencas préfèrent que « l’écrivain » revienne chez eux, ils se parlent autour de la table du salon. Elle va fumer sur le petit balcon où elle a vu, la première fois, Simon donner à manger aux pigeons. Il lui montre une photo de ses parents, Victorine et Michel – un mariage arrangé et heureux. Simon se décrit comme un garçon calme qui aimait bien « faire des bricoles », jouer avec une vieille malle qui devenait sa « bagnole ». Il l’a encore.

    Le dernier inventeur, pas à pas, se raconte. En 1940, il s’est retrouvé à Montignac avec sa mère, ses frères et sa grand-mère – le Périgord était en zone libre. La fenêtre de sa chambre faisait face à celle de Jacques, dont la mère tenait un café. Le gamin du bistrot et le Parisien sont devenus amis. La romancière imagine leurs conversations, leurs jeux.  

    Puis viendront les circonstances dans lesquelles ils ont ensemble pénétré pour la première fois dans le « trou » du bois de Lascaux, le 12 septembre 1940, avec Georges et Marcel. Etait-ce le souterrain où on disait un trésor caché ? A la lumière d’une lampe sont apparus des troupeaux : « Chevaux, cerfs, biches, aurochs, bisons, félins, bouquetins, hyènes, ours, renne, oiseau, rhinocéros, ovibos, gravés, peints, aimés, adorés, tranquilles et beaux, immortels […] ».

    En janvier 1941, Paris où ils sont revenus « s’est coloré de pancartes » et de slogans antijuifs. Simon, plein de rage en découvrant « entreprise juive » sur la vitrine du magasin, apprend qu’il est juif. Ses parents ne le lui avaient jamais dit. Il ne porte pas l’étoile jaune. Il raconte son arrestation, Drancy, la suite…

    Héloïse Guay de Bellissen, fascinée par Lascaux, a trouvé un ton juste pour parler de ses rencontres avec Simon Coencas. Son fils, dans un entretien sur RCJ, rend hommage à la justesse du portrait, à l’écoute de la romancière – Le dernier inventeur lui a révélé des choses qu’il ignorait sur son père. Avec simplicité et respect, elle écrit un récit qui n’est pas uniquement témoignage : s’y déploie une interrogation sur l’histoire, la grande et celle qu’on vit, et sur ces lieux fascinants de notre préhistoire.

  • Insupportable

    Op de-beeck-bien-des-ciels.jpgJOS

    « Je fume et j’observe. Je vois les ciels gris, les oiseaux qui gazouillent tout là-haut, les toits bas des maisonnettes du quartier, toutes aussi petites. La mangeoire du pigeonnier chez le voisin, fabriquée de travers avec des bouts de bois. Soudain, toutes les images ressurgissent. Lentement, dans des couleurs vives. Je n’arriverai jamais à me les sortir de la tête.
    Prends une profonde inspiration. Reste calme.
    Garder des secrets, ce n’est pas difficile, c’est les supporter jour après jour qui est insupportable. »

    Griet Op de Beeck, Bien des ciels au-dessus du septième

  • Bien des ciels

    Bien des ciels au-dessus du septième (2013) est le premier roman de Griet Op de Beeck, née en 1973. Publié avec le concours du Fonds flamand des Lettres, il a été traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin pour les éditions Héloïse d’Ormesson en 2017. Depuis qu’elle a osé passer des cours de théâtre et des chroniques dans la presse à l’écriture de romans, Griet Op de Beeck enchaîne les succès : prix, traductions, théâtre, film...

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    La seconde épigraphe du roman – « Peut-être que lorsque nous voulons tout avoir, c’est que nous sommes dangereusement près de ne rien vouloir » (Sylvia Plath) – me semble après lecture un avertissement à ne pas prendre à la légère ce récit à plusieurs voix. Eva, 36 ans, aime observer les autres et les écouter, mais n’a pas encore vraiment compris comment vivre, sinon d’espoir. En revanche, elle sait réconforter sa nièce, Lou, pour qui douze ans est un âge épouvantable.

    Lou se sent si peu de chose par rapport à Vanessa la blonde, fille de footballeur connu, admirée par tous au collège. « Eva dit que je dois chercher les armes pour me défendre contre le monde. Eva dit que nous nous ressemblons un peu. Qu’elle n’a pas trouvé, elle non plus, que c’était une partie de plaisir, ces années de collège, mais qu’après ça s’arrange. »

    C’est grâce à Eva que Casper, un ami peintre (46 ans, marié) rencontre lors d’un vernissage sa séduisante sœur Elsie (42 ans, mariée) qui l’accompagne. Longtemps un adolescent rebelle, Casper est tout de même arrivé à faire ce dont il a besoin pour supporter la vie, à savoir peindre. Son père s’y opposait, il a fait des études de psychologie, avant d’oser faire le pas et de travailler dans son atelier. Quand il a, contrairement à ses habitudes, demandé à Elsie ce qu’elle pensait de sa peinture, elle a dit qu’elle le lui écrirait. Une lettre a suivi, délicieuse et magnifique, qu’il trouve d’une « justesse » bouleversante.

    Elsie, qui travaille dans un théâtre, et Walter, néphrologue, ont deux enfants, Lou  et Jack. La sœur d’Eva trouve important d’être aussi belle que possible, elle confie ses cuisses à la chirurgie esthétique. Casper lui propose par sms de dîner ensemble ; elle est tentée, mais elle hésite. Jos, 71 ans, le père d’Elsie et d’Eva – Jeanne et lui ont aussi un fils, Ben, le chouchou de sa mère, qui habite loin et a « réussi » – est le cinquième protagoniste du roman.

    Un an plus tôt, Jos tenait encore un restaurant. Depuis toujours, il boit trop. Il vient d’une famille de treize enfants. Eva passe chaque semaine chez ses parents et joue les réconciliatrices entre eux. Ils préféreraient qu’elle se case comme les deux aînés, « mais bon, chacun ses choix ». La philosophie de Jos, c’est que « certaines choses surviennent d’elles-mêmes, et déterminent presque tout ce qui suit. »

    De séquence en séquence, on découvre la vie des personnages, leur situation, leurs problèmes, leur façon de réagir. Eva est toujours disponible quand on l’appelle. Elle travaille comme psychothérapeute en prison. Parmi ceux dont elle s’occupe, elle s’intéresse particulièrement à Henri, « un beau Congolais qui possède à lui seul le charisme de plusieurs leaders mondiaux ».

    La première « catastrophe », pour Lou, se produit un jour en revenant des toilettes : un ruban de sa jupe s’est coincée dans sa culotte et ses camarades découvrent qu’elle porte une culotte « Kitty », tous se moquent d’elle. Un jour, sans que Vanessa la voie, Lou la surprend à voler dans un magasin. Peut-être a-t-elle désormais de quoi l’affronter si nécessaire ; en attendant, elle garde ce secret pour elle.

    Toujours à se plaindre, la mère d’Eva ne cesse de lui faire des remarques sur ses kilos en trop, peu propices à la séduction. Les bonnes résolutions ne tiennent pas longtemps quand on a le blues. Les rendez-vous d’Eva tournent souvent au fiasco. En revanche, elle encourage Elsie à revoir Casper. Pour Eva, Walter, souvent absent et peu attentionné,  n’est pas à la hauteur du bonheur que mérite Elsie.

    Griet Op de Beeck n’a pas l’ampleur littéraire d’un Stefan Hertmans. Dans Bien des ciels au-dessus du septième (une réponse d’Eva à Lou), elle passe d’un personnage à l’autre et, sous la description du quotidien, laisse apparaître des failles, des drames. Elle raconte simplement leurs rencontres, leurs dialogues, leur rumination intérieure. A chacun va se poser la question d’un choix important à faire, un choix personnel qui aura forcément des répercussions sur les autres.

    Bien que je prise peu cette construction du récit en très courtes séquences qui ressemble à celle de certains feuilletons télévisés, je me suis laissé captiver par le suivi de ces personnages, des relations entre les uns et les autres. La douceur des dessins de couverture (en français) est à la fois juste et trompeuse : au sein d’une famille, on peut se sentir très seul. Et encore davantage quand on ne se parle pas vraiment et qu’on fait semblant.

  • Expression

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    stefan hertmans,le coeur converti,roman,littérature néerlandaise,écrivain belge,xie siècle,juifs,chrétiens,croisade,antisémitisme,pogroms,conversion,judaïsme,rouen,narbonne,monieux,egypte,fuite,religion,amour,cultureLe marbre de son vêtement est peint de motifs délicats ; ses petits seins sont élégamment mis en valeur par un plissé raffiné ; le marbre non peint représentant les manchettes de sa chemise en dentelle est d’un grand raffinement. Les mains sont jointes fermement et sereinement ; les pouces fins pressés l’un contre l’autre suggèrent la concentration dans la prière. »

    Stefan Hertmans, Le cœur converti

    A gauche : Jeanne de Boulogne priant (cathédrale de Bourges)