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Roman - Page 219

  • Un être ordinaire

    Haruki Murakami est né à Kyoto en 1949. Hajime, en 1951 – c’est le narrateur du roman Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil (1992). Celui-ci fait la rencontre de sa vie à douze ans – il ne le sait pas encore. Shimamoto-san, enfant unique elle aussi, traîne légèrement la jambe, séquelle d’une polio. Comme elle habite depuis peu près de chez lui, on les a mis l’un à côté de l’autre en classe et il la raccompagne tous les jours. Très vite, derrière son attitude posée, il devine chaleur et sensibilité, « un trésor vivant caché au fond d’elle ».

     

    Hajime et Shimamoto-San se découvrent des goûts communs pour les livres, la musique et les chats, et la même difficulté à exprimer leurs émotions. Chez elle, sur une chaîne stéréo dernier cri, ils aiment écouter parfois Liszt, parfois Nat King Cole dans Pretend ou South of the Border. « Il s’agissait du Mexique, bien sûr, mais je ne le savais pas. (…) Chaque fois que j’écoutais cette chanson, je me demandais ce qu’il pouvait bien y avoir au « sud de la frontière ». » Un jour où elle lui prend la main, quelques secondes, le garçon ressent qu’il existe bel et bien « un lieu de plénitude au cœur même de la réalité ».

     

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    Un déménagement les sépare. A seize ans, Hajime, « abandonnant l’espoir d’être un jour quelqu’un de spécial » se transforme en un être ordinaire. Son corps se muscle à force de nager régulièrement, sa personnalité se modifie, s’affirme – « je me réjouissais de la disparition de mon ancien moi ». Izumi devient sa petite amie au lycée. Il l’embrasse, puis veut aller plus loin, mais elle demande du temps. « J’ai peur, dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ces temps-ci, il m’arrive de me sentir comme un escargot privé de sa coquille. – Moi aussi, j’ai peur, répliquai-je. Je ne sais pas pourquoi, il m’arrive de me sentir comme une grenouille privée de ses palmes. » Et de rire ensemble, soulagés. Mais Hajime rencontre la cousine d’Izumi, plus âgée, dont le désir s’accorde avec le sien. Lorsque Izumi le découvre et en souffre, Hajime comprend que comme les autres, il peut faire du mal.

     

    Après l’université, son emploi dans l’édition scolaire l’ennuie, quelques amourettes
    l’en distraient, sans plus. « Ce furent des années glacées, au cours desquelles je ne rencontrai pratiquement personne qui me paraisse en accord avec mon cœur. » Aucune femme n’arrive à la cheville de Shimamoto-San dont il n’a pas de nouvelles. Un jour, dans la foule, il aperçoit une élégante en manteau rouge qui traîne la jambe exactement comme elle. Il la prend en filature jusqu’au salon de thé où elle s’installe un moment. Il n’ose se rapprocher, alors qu’il brûle de vérifier s’il s’agit bien d’elle. Et puis, elle lui échappe.

     

    A trente ans, il épouse Yukiko, la fille d’un entrepreneur. Son beau-père le pousse à se lancer : Hajime ouvre un club de jazz « assez chic », puis un second. A la joie de monter une affaire, de l’améliorer, de réussir, s’ajoute la satisfaction d’une vie très confortable pour sa famille. Mais il ne peut s’empêcher, lui qui a été un étudiant idéaliste, d’écouter le Winterreise de Schubert en pensant que le monde l’a récupéré, un peu à son insu : « On dirait que tout ça n’est pas ma vie ».

     

    La fêlure intérieure palpite lorsque Hajime apprend d’un ancien camarade de lycée qu’Izumi, la petite amie trompée, vit si seule dans un immeuble que les enfants ont
    peur d’elle. L’autre le rassure : « Chacun sa vie, la vie d’autrui n’appartient qu’à lui. » La comparaison que fait cet homme entre le monde et le désert, où tout ce qui vit finit par se dessécher et mourir, continue longtemps à résonner en lui – « Et il ne reste que le désert. »

     

    Shimamoto-San, un soir, s’installe au comptoir du club, sans qu’il la reconnaisse. C’est elle qui vient vers lui et le complimente. C’était bien elle qu’il avait suivie et qui s’est demandé pourquoi il ne l’avait pas abordée, lui, « le seul ami qu’elle ait jamais eu ». Entretemps, elle s’est fait opérer et ne boite plus. Dorénavant, Hajime ne vivra plus que dans l’attente de son apparition, de temps à autre, dans son club de jazz. Au milieu du roman, son amour d’enfance se réinstalle au cœur de la vie d’Hajime, marié et père de deux enfants. Qu’en feront-ils ?

    Que faisons-nous de notre existence ? Les personnages de Murakami s’interrogent et gardent leur mystère. Quelles sont, dans nos choix de vie, la part du moi véritable, la part de l’influence ou du hasard ? Ils sont rares, les êtres avec qui partager vraiment ces questions intimes – ceux avec qui notre vie bascule.

  • Cette lumière

    « C’était un automne ambré, somptueux, le monde autour de nous semblait en fête. Les branches des arbres croulaient sous le poids des fruits dorés. L’air était vaporeux, odorant, il sentait la fleur fanée. Les touristes riches et insouciants – des Américains prenant le soleil qui embaumait le moût, des Françaises élancées comme des sauterelles, des Anglais prudents et circonspects – évoluaient, comme autant de guêpes repues, dans cette lumière chaude et pesante. Le monde ne s’était pas encore barricadé comme aujourd’hui, l’Europe – et la vie – brillaient de tous leurs feux… mais les gens, qui savaient ce qui les attendait, s’empressaient de jouir de tout dans une hâte éperdue. »

     

    Sándor Márai, Métamorphoses d’un mariage

     

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  • Tout d'un mariage

    Sándor Márai est né en 1900, comme Julien Green. Quel bonheur de découvrir ce grand écrivain hongrois à travers Métamorphoses d’un mariage, un roman fascinant, et de le refermer en sachant qu’il y a toute une œuvre à découvrir, à côté de laquelle je suis passée sans le savoir jusqu’à maintenant. Il est vrai qu’il n’a été traduit en français que dans les années 1990. Du pouvoir d’un titre et d’une couverture (Livre de Poche), un beau détail d’un tableau de Vilhelm Hammershoi, Intérieur – Une fille au piano (des liens improbables se tissent d’une lecture à l’autre, mystères du hasard). 

    La première à nous raconter son histoire, c’est Ilonka. Dans un salon de thé, elle aperçoit un homme qu’elle a aimé et le montre à une amie. « Regarde cet homme, là-bas. Non, non, pas tout de suite, retourne-toi… parle-moi. Je ne veux pas qu’il me voie, je ne veux pas qu’il me salue. Voilà, ça y est, tu peux le regarder maintenant… » Elle a été sa femme, ils ont divorcé, et il fut hors de question pour elle de rester en bons termes : « Oui, je suis devenue son ennemie et je le resterai jusqu’à la fin de mes jours. » Ilonka raconte alors, dans un monologue qui constitue la première partie du roman, leur histoire, l’histoire d’un grand bourgeois et d’une femme pauvre qui a découvert que chez les riches, « tout était différent ». 

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    Péter se présente comme « un artiste sans aucune spécialité », il lit beaucoup et joue à des jeux étranges avec son ami Lazar, un écrivain, parfois même aux dépens d’Ilonka. Il considère Lazar comme le « témoin de sa vie » et son épouse comprend très vite qu’elle ne sera jamais sa véritable confidente. Elle s’en accommode. Il y a
    pire douleur, comme celle de perdre un enfant d’à peine deux ans – « la seule douleur authentique qu’on puisse éprouver dans une vie ». Il était leur seul lien, même si les apparences de leur vie mondaine, très réussie, de leur intérieur, parfaitement aménagé, de leur mode de vie policé donnent le change.
     

    Ilonka aime Péter, éperdument. Lorsqu’elle sent que son amour le gêne, ne le rend pas heureux, elle cherche à savoir d’où viennent ses silences, sa froideur. Elle va jusqu’à fouiller le portefeuille qu’un jour, son mari a oublié à la maison, pour trouver quoi que ce soit qui la mette sur la voie. Elle y trouve, près de la photo de leur fils, un morceau de ruban violet soigneusement découpé. Voilà le seul indice troublant chez cet homme qui contrôle tout à la perfection : son usine, sa maison, ses sentiments. Elle n’aura de cesse d’élucider ce mystère. Elle y arrivera. Sa belle-mère ne lui a-t-elle pas confié, un jour où elle l’interrogeait, qu’ « il existe toujours une femme, la vraie, qui vit quelque part » ? 

    On est loin du banal adultère. Péter ne s’est jamais risqué à aimer vraiment. Ilonka décide de le reconquérir, en vain. Pour Lazar, son ami est un des derniers bourgeois garants d’une grande culture, d’une civilisation même. « Si un homme comme lui,
    qui est le gardien, l’expression du sens même d’une culture… si un homme pareil s’effondre, il entraîne avec lui tout un pan d’un monde dans lequel la vie vaut encore la peine d’être vécue. »
    Un matin, Ilonka se réveille de ce rêve impossible et recommence à vivre, sans lui.
     

    Péter offre un autre éclairage sur l’échec du couple (deuxième partie). « Seuls
    les faits sont certains. A vrai dire, toutes les interprétations de la réalité ne sont que littérature. »
    Convaincu d’appartenir à « la couche supérieure de la bourgeoisie – celle des artistes et des créateurs », Péter, à son tour, fait le récit de sa vie, de son mariage, d’une éducation reçue : « Car le cérémonial qui présidait au travail, au mariage ou à la mort avait un sens profond – le maintien et la conservation de la famille et de l’ordre bourgeois. » S’il n’a pas épousé celle qu’il aimait, c’est parce que celle-ci l’a refusé. Il s’en est consolé en voyageant, puis s’est marié avec Ilonka, en tous points irréprochable, mais sans consentir à recevoir son amour. Après leur divorce, il s’est remarié, un nouvel échec.
     

    Le ton change dans la troisième partie, réservée à « l’autre ». D’origine très modeste, la seconde épouse de Péter dévoile sa stratégie : pour rendre cet homme fou d’elle, il fallait « l’affamer ». Son mariage sera une vengeance contre lui et ce qu’il représente, les bonnes manières, le luxe, et par-dessus tout, cette culture à jamais intouchable, comme disait Péter : « Mais les hommes ayant vraiment de la culture périront. On n’aura plus que des connaissances – ce qui n’est pas la même chose. La culture, ma chère, est une expérience vécue ».

    En toile de fond de toute l’œuvre de Sándor Márai, Budapest, et l’histoire de la Hongrie au XXe siècle. C’est passionnant. Un épilogue new-yorkais conclut ce roman hors du commun. L’intensité des sentiments, la volonté de les décrypter, la dissection des mentalités, tout cela est charrié dans un style oral très persuasif. Détails concrets et réflexions philosophiques, parfois misogynes, y font bon ménage. J’ai refermé Métamorphoses d’un mariage en songeant à tous les autres éclairages envisageables pour dire tout d’un mariage, si la chose était possible. Ces trois voix, en tout cas, sont le cœur battant de ces Métamorphoses.

  • Retard sonore

    « J’ai rebroussé chemin. Je n’entrerais plus au lycée. Je n’étais pas enseignante. J’étais pianiste. Je ne devais pas transmettre des règles arbitraires, je devais diffuser des évidences sonores. Il me fallait trouver un clavier, quel qu’il fût, dans une académie ou un salon, avant qu’il ne fût trop tard, que les démons qui avaient recueilli ma promesse ne revinssent me traquer, m’infliger les punitions prescrites, cette chaîne de punitions qui ne ferait que croître, vers les pires châtiments, si je n’en rompais pas le cours, si je ne récupérais pas dignement le retard sonore que j’avais accumulé depuis mes vingt-deux ans, âge où la promesse eût dû être accomplie, âge où j’eusse dû interpréter de deuxième concerto de Prokofiev, qui m’avait à présent quittée, mais que je retrouverais, parce qu’il avait été ma vie, parce qu’il devait être ma vie, parce que je ne pouvais, sur cette terre, n’adhérer qu’à lui. »

     

    Marie Delos, L'immédiat  

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  • Dans la fièvre

    Après un préambule abrupt – « contre la trace », « contre la folie » –, Marie Delos (née à Namur en 1977) place son premier roman, L’immédiat (Seuil, 2009), sous le signe de la musique : « Je suis arrivée à Séville avec Prokofiev dans les tempes. » S’il y a bien quelque chose dont le récit ne manque pas, c’est de rythme.

    « J’ai beaucoup marché en musique, je me suis perdue pour laisser l’air jaune me brûler les bras. La lumière devenait verticale et j’étais obsédée par Prokofiev, dont le deuxième concerto retentissait en boucle dans mes écouteurs. » L’installation dans un appartement, un « attique (…) flanqué d’une immense terrasse », les déplacements dans Séville pour donner des cours de français langue étrangère, tout se met vite en place, en cadence. 

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    « Et puisque je n’étais pas pianiste, je fus prof. » Anne pour ses collègues, Mlle T. pour ses élèves, n’a pas quitté la Belgique par vocation. « Une telle tâche, neuf ans plus tôt, lorsque j’avais choisi d’étudier les lettres pour la grandeur intransitive de la littérature, n’eût suscité en moi que du dédain et de la honte. » Toujours sous tension, elle se met sur la défensive quand sa collègue Imma, un jour,  l’interroge sur ce qu’elle écoute. Ulcérée par son insistance – « de la musique classique » ne suffit pas à sa curiosité , Anne n’ose lui refuser de prendre son lecteur. Rien n’est pire pour elle que d’entendre Imma, qui a reconnu le morceau, déclarer qu’elle prend des cours de piano depuis dix ans et qu’elle a des doigts de pianiste, comme son grand-père.

     

    Intuitivement, Anne sait qu’Imma ne peut être pianiste, au sens élevé qu’elle donne à ce terme, mais elle est néanmoins mordue de jalousie. Alors elle s’enfuit, marche et marche encore, envahie par la tristesse. Elle reconnaît le désir de mort qu’elle a déjà ressenti, enfant, quand ses parents l’emmenaient à Annevoie et l’obligeaient à « aller
    à l’étang »
    , son cauchemar. La voilà qui replonge.

     

    Anne renonce alors au lycée, évite Imma. L’obsession de se procurer un clavier, des partitions de Prokofiev, l’accapare tout entière, au point qu’elle refuse d’ouvrir sa porte à l’intrus qui a loué la deuxième chambre de l’appartement au propriétaire. Comme elle n’arrive pas à se débarrasser de lui, elle finit par prétendre qu’il s’agit d’une erreur, qu’elle a de la famille à loger. « Va au diable, bourgeoise ! », lâche-t-il avant de partir et elle s’écroule de honte, aussitôt après décidée à le retrouver dans Séville, ce qui lui semble maintenant une absolue nécessité. Des rues, des places, et puis, sur un pont, elle l’aperçoit. Anne le ramène, le saoule de paroles, elle, la taiseuse, dans une connivence immédiate.

     

    Horacio, qui est Colombien, arrive de Barcelone. Il est étudiant en Sciences Po. Lorsqu’il interroge Anne sur ses activités, elle tait l’enseignement qu’elle a abandonné pour le seul travail qui lui importe – « le deuxième concerto de Prokofiev était le sauf-conduit grâce auquel je pouvais traverser la vie sans honte et sans haine. » Elle dit écrire « une sorte de récit », le regarde installer ses affaires. Lui est à la recherche d’une fille, une gitane à qui il a proposé le mariage, mais qui est rentrée chez elle à Séville. Horacio s’étonne qu’Anne ne soit là que pour écrire, mais il a « l’élégance » de ne pas lui en demander davantage et elle lui en est infiniment reconnaissante.

     

    L’histoire d’Anne à Séville, retranscrivant la partition introuvable, se fabriquant un clavier en carton pour s’exercer en secret, l’histoire d’Horacio qui retrouve sa gitane au moment même où Anne semble tomber amoureuse de lui, les retrouvailles avec Imma qui va offrir à sa collègue de la loger chez elle, toute l’intrigue se poursuit dans la fièvre. Anne fuit ses juges – ceux de sa conscience ? Le rêve musical, la difficulté à se dire – elle se réfugie dans la fumée d’une cigarette plutôt que de prendre part aux conversations –, une culpabilité exacerbée la consument nuit et jour. Quand elle retrouve, grâce à sa collègue, quelques cours à donner, elle souffre encore devant les élèves à « affronter leurs visages clos, leurs regards méprisants et leurs jugements silencieux. »

     

    La langue de Marie Delos est forte, véhémente, racée. Le caractère de son héroïne qu’elle pousse « jusqu’à la gloire et jusqu’à la ruine » est d’une grande violence intérieure. On n’est pas sûre de l’avoir toujours comprise, mais on a marché dans ses pas brûlants et entendu un peu de la musique de son âme.