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Roman - Page 218

  • Brésil de Roblès

    Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil, prix Goncourt 2001. Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux, prix Médicis 2008. Le Brésil inspire aux romanciers français des briques de papier qui demandent aux lecteurs souffle et persévérance. Blas de Roblès, autour de la figure du père jésuite Athanase Kircher (1601-1680), développe une somme baroque où s’entrecroisent des personnages contemporains : Eléazard von Wogau, un correspondant de presse français installé dans le Nordeste à qui l’on a confié l’examen d’un manuscrit inédit, la vie de Kircher relatée par Caspar Schott ; Elaine, la « professora » von Wogau, son épouse qui vient de demander le divorce et part en expédition dans le Mato Grosso avec des collègues paléontologues à la recherche de fossiles précambriens ; Moéma, leur fille, en rupture avec l’un et l’autre, réfugiée dans l’amour de son amie Thaïs et dans la cocaïne ; Nelson, le mendiant de Fortaleza qui a perdu ses jambes. 

    Salto_en_el_Parque_Nacional_de_Ybycui sur Wikimedia commons.jpg

     

    Chaque chapitre s’ouvre sur une étape de la vie du brillant Kircher doté « d’incroyables dons de mémoire en sus d’un génie inventif & d’une habileté mécanique hors du commun ». A son bagage philosophique s'ajoute l’étude des sciences et de tout ce qui s’offre à son esprit d’une curiosité universelle. Tout au long de ses recherches, il publiera des ouvrages majeurs, une quarantaine en tout. Un tel génie à la gloire de Dieu ne pouvait se fixer qu’à Rome, ce qui ne l’a pas empêché de voyager. Eléazard, la quarantaine, installé depuis deux ans sur la presqu’île d’Alcântara, n’a jamais ternminé la thèse qu’il projetait de lui consacrer. Le voilà très surpris quand une Italienne, Loredana, échouée là pour des raisons obscures, lui dit connaître cette « espèce de polygraphe qui a écrit absolument sur tout, et en prétendant à chaque fois et sur chaque sujet au summum de la connaissance ». Sinologue, elle a lu les travaux de Kircher sur la Chine. Les Carnets d’Eléazard, des notes brèves sur son sujet d’étude, ses lectures, ses observations, ponctuent régulièrement la marche des chapitres.

     

    Blas de Roblès, à l’instar du Jésuite encyclopédiste dont la devise est « Omnia in omnibus », brasse dans ce récit foisonnant une formidable collection d’informations et de situations en tous genres. Voyageur et archéologue, érudit, l’auteur prend plaisir à détailler les plus extravagantes aventures de ses personnages : Kircher au bord d’un volcan, Nelson mêlé aux pillards d’un Boeing abîmé dans la jungle, les plongées de Moéma, Thaïs et Roetgen, un jeune professeur assistant, dans les excès de l’alcool, de la drogue et du sexe, sous le prétexte de remonter aux origines indiennes du Brésil. L’expédition universitaire sur le fleuve Paraguay, quant à elle, tourne au cauchemar en empiétant sur le territoire de trafiquants de peaux de crocodiles. Seul Eléazard échappe à cette frénésie du mouvement physique, requis par une autre quête – « La VERITE n’est ni un chemin de traverse ni même cette clairière où la lumière se confond avec l’obscurité. Elle est la jungle même et son foisonnement trouble, son impénétrabilité. » (Carnets d’Eléazard)

     

    Loredana tombe amoureuse de lui, mais repousse ses avances. « Je porte le deuil de mon amour, de ma jeunesse, d’un monde inadéquat », pense de son côté Eléazard, qui vit en seule compagnie de son perroquet Heidegger et de Soledade, sa cuisinière. Son ami le Dr Euclides les emmène tous les deux à une grande réception chez le gouverneur Moreira. Celui-ci ne supporte son épouse Carlotta de Souza qu’à cause de sa fortune dont il se sert pour acheter clandestinement presque toute la presqu’île d’Alcântara en vue d’une gigantesque opération immobilière. Exaspéré, Eléazard met fin aux mondanités de deux invités américains envoyés par le Pentagone qui feignent ne rien savoir du projet de base militaire : « Je crois que la misère n’est pas une fatalité, mais un phénomène entretenu, géré rationnellement, une abjection indispensable à la seule prospérité d’un petit groupe sans scrupules… » Quant à Loredana, qui attire la sympathie de Carlotta et les égards machistes de son époux, elle prendra sa revanche sur l’arrogant colonel Moreira à sa manière.

    « Ce n’est pas impunément qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les éléphants et les tigres sont chez eux » : la phrase des Affinités électives de Goethe, placée en épigraphe, avertit des dangers
    qui guettent tous les protagonistes de ce roman quasi feuilletonesque et délibérément orgiaque. Les dix-septième et vingtième siècles s’y renvoient leurs préoccupations, de même les terres d’ailleurs et l’Europe, les mythes indiens et les religions monothéistes. Violence, questionnement, métamorphoses, quête de l’origine, voilà quelques thèmes de Là où les tigres sont chez eux, où se joue aussi la bataille du vrai et du faux. Blas de Roblès a mis dix ans à l’écrire, dix ans de plus à le faire accepter par un éditeur. Trop gros, trop riche, – il a fallu couper – le roman de presque huit cents pages n’a pas obtenu le Goncourt, mais a trouvé ses lecteurs.

  • Compassion

    « Des voix chuchotées d’enfants arrêtèrent le cri. En se détournant, elle les aperçut groupés devant le wagon. Ils étaient une dizaine ; des petites filles, des petits garçons, quelques mères. Ils tenaient des bouquets de fleurs à la main.
    Des fleurs des champs qui venaient d’être cueillies, encore humides de rosée.
    Sur tous ces visages tendus vers elle se lisaient le chagrin et la compassion. Une femme lui tendit une bougie allumée. Puis elle se signa et s’agenouilla. Les autres l’imitèrent ; Nathalie et le jeune soldat, dans le wagon, firent de même.
    « C’est à eux que je dois de ne pas être devenue folle », dira Nathalie. »

     

    Anne Wiazemsky, Une poignée de gens  

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  • Retour en Russie

    Les récits d’AnneWiazemsky, comme Jeune fille, sa première expérience cinématographique avec Bresson, commencent en douceur, par des phrases qui n’ont l’air de rien : « Je m’appelle Marie Belgorodsky, j’ai quarante ans, je suis française. » Et puis, au fil des pages, quelque chose prend forme, l’énoncé des faits se colore d’émotion, on est pris. Une poignée de gens, Grand prix du roman de l’Académie française en 1998,  naît d’une lettre envoyée de Moscou, en février 1994, par un cousin éloigné de Marie, ami de sa grand-tante Nathalie, l’épouse du prince Wladimir Belgorodsky assassiné en 1917.

     

    Ou plutôt le roman naît d’un journal, le Livre des Destins, tenu par le prince en 1916 et 1917 – « la vie d’une propriété au quotidien et la montée du bolchevisme. » Marie doit son nom russe à son père, mort quand elle avait quinze ans, mais ne sait quasi rien de lui ni de sa famille. A son exemple, elle a tourné le dos au passé pour aller de l’avant, sans nostalgie. Marie se souvient des mots qui la faisaient rêver quand elle était enfant : « les étés à Baïgora », « les canaux gelés de Petrograd », « les bains de mer à Yalta ». Sans plus. « L’expression « chercher ses racines » m’exaspérait. Moi, ce que je voulais, c’était les inventer dans mon propre sol. Mes racines, ce serait mon travail. »

     

    Dans les jardins de Kouskovo (propriété des Cheremetiev).JPG

     

    Au rendez-vous proposé par son cousin de passage à Paris, Marie a décidé de ne pas s’attarder, ignorant tout des gens dont il lui parle, de « Nathalie et Adichka », les maîtres de Baïgora (« en Russie centrale, à huit ou dix heures en voiture de Moscou »), et de l’assassinat du prince. Mais ce que lui raconte son interlocuteur à propos de la pianiste renommée qu’était sa grand-tante et surtout le cahier de bord d’Adichka dont il lui offre une copie touchent le cœur de Marie, prête désormais à découvrir leur histoire.

     

    Le récit bascule alors en mai 1916. Nathalie passe sa première nuit à Baïgora, chez Adichka, le prince Wladimir Belgorodsky, qu’elle va épouser le surlendemain. Elle a dix-huit ans, lui trente et un. Francophile au point d’avoir abandonné « Natacha » pour « Nathalie », la fiancée est charmante, parfois puérile. Joyeuse. Adichka acquiesce quand elle souhaite ne pas avoir d’enfants tout de suite – elle a élevé ses quatre frères et sœurs et voudrait « de longues vacances ». Ses belles-sœurs sont choquées de la voir, la veille de son mariage, couper court ses cheveux, ce qu’elle avait « de plus beau ». Mais Adichka et son frère Micha en prennent chacun une mèche pour la mettre dans un médaillon, en guise de porte-bonheur.

     

    Autour d’eux, il y a Maya, la mère, la sœur et les frères du prince : Olga et Leonid avec leurs quatre enfants, Igor et Catherine dont le couple bat de l’aile, Micha et Xénia, et leur petite fille Hélène. Adichka, le fils aîné, aime la poésie. Il voudrait que sa femme lise Pouchkine, Blok, Essenine, Akhmatova, mais Nathalie ne s’intéresse qu’aux romans français. L’émotion les étreint en entendant, la veille de leurs noces, le chœur d’hommes et d’enfants répéter les chants du mariage, après le travail aux champs, dans l’église non loin du manoir où le père d’Adichka repose dans la crypte.

     

    Quelque temps après, un accident trouble l’harmonie du domaine. Un pan de mur s’est effondré sur un homme, mortellement blessé. Nathalie s’évanouit à sa vue, puis, revenue à elle, s’enfuit de peur devant la « colère rentrée, muette » qu’elle ressent autour d’elle. Plus tard, elle se reprochera son manque de compassion et de présence d’esprit ce jour-là : elle ne s’est pas souciée de la famille du blessé, a négligé d’enquêter sur les causes de l’accident.

     

    Anne Wiazemsky alterne tout au long d'Une poignée de gens des extraits du journal d’Adichka, qui voudrait consacrer une partie de ses terres à une réserve naturelle pour les plantes, les oiseaux et les animaux menacés par l’extension des cultures, et le récit de moments choisis dans la vie à Baïgora. En famille, on échange des nouvelles de la guerre ou des révoltes paysannes et ouvrières. Adichka se montre attentif aux demandes des paysans, les écoute, suscite chez tous le respect de son autorité loyale. Nathalie est loin de ce genre de préoccupations. En cachette de son mari, elle aménage une roseraie près du potager principal, sans s’inquiéter de supprimer ainsi le chemin que les paysans utilisaient pour se rendre au village le plus proche.

     

    Tous deux aiment la musique. Adichka joue du violon, Nathalie du piano. Ensemble, un soir, ils interprètent pour leurs invités la sonate Le Printemps de Beethoven. Mais Adichka s’inquiète de la situation du pays, de plus en plus désorganisé, secoué par la poussée du bolchevisme. Puis c’est l’assassinat de Raspoutine, dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916. En mars 1917, un télégramme annonce la mort d’Igor, blessé à Petrograd alors qu’il accompagnait le ministre de la guerre. « Notre civilisation bascule », note Adichka.

     

    Les funérailles de son frère Igor, que sa famille veut enterrer dans la crypte de l’église, provoquent les premières tensions sérieuses à Baïgora – des hommes se souviennent que tout jeune soldat, Igor y a participé à la sanglante répression de 1905. De nouveaux venus se mêlent aux paysans et menacent : « Maintenant plus rien n’est à vous. » Les Belgorodsky tiennent bon, mais le temps des grands propriétaires est révolu, tous le pressentent. Le pire est à venir.

  • Dans un trou

    « Il voyait beaucoup de choses. On aurait dit qu’il vivait seul dans un trou dont
    il sortait à la recherche d’informations qu’il y rapportait et contemplait dans l’ombre avec une mélancolique intensité. En cela, elle se sentait semblable à lui. »

     

    Paula Fox, Côte ouest

    Léger Fernand, Femme et plante.jpg