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Roman - Page 218

  • Au vent

    « La face du monde bouleversée ! J’ai toujours trouvé un peu risible l’importance que la plupart des humains attachent à ces choses. Selon que la terre est à eux ou à d’autres, ils ont une façon toute différente de la regarder et même de s’y mouvoir. Et pourtant, dans les faits, à qui est-elle vraiment ? Si on me le demandait, je dirais : au vent, qui brasse bien plus d’arpents que n’en possédèrent jamais les Radziwill ou les Zamoyski, courbe les blés en longues ondes dans la plaine, renverse des arbres, prélève sa dîme d’ardoises. Qui, de tout homme, fait un manant obligé de se découvrir sur son passage, de toute femme une serve dont il dénude les jambes et fouit les cheveux à son caprice. »

     

    Diane Meur, Les Vivants et les Ombres 

    Olga Boznanska, vers 1900.jpg
  • La maison Pologne

    Plusieurs fois primé (Rossel 2007, Prix du roman historique 2008), Les Vivants et les Ombres, un roman de Diane Meur (née à Bruxelles en 1970) frappe d’emblée par le point de vue choisi : une maison raconte ce qu’elle a vu, entendu, senti, pendant à peu près un siècle. « Je suis née dans le premier tiers du XVIIIe siècle, en Pologne, du caprice somptuaire d’un comte Ponarski (…). Soixante ans plus tard, la Pologne, dépecée par ses trois voisins, avait disparu de la carte d’Europe. »

     

    En 1820, Jozef Zemka est introduit par son oncle – « un petit-fils du comte Fryderyk qui, depuis l’âge mûr, fait office d’intendant sur l’ancien domaine de sa famille » - chez le baron von Kotz à qui sa bonne allure inspire confiance. S’il néglige au premier abord l’héritière sans beauté, Clara, Jozef éveille l’intérêt de la jeune femme. Ils se marient l’été suivant : « Le sucre épouse le sel ! » (Zemka possède le brevet des « Pastilles de la Vierge », Clara von Kotz est la fille de l’administrateur des Salines). « Avec les mois, les vertus dont elle le parait
    tombent comme autant d’écailles, elle ne le voit plus que tel qu’il est : beau, méchant, volontaire. »
     

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    Heureux de la naissance de son premier enfant, Maria, Jozef s’exaspère ensuite de n’engendrer que des filles : Urszula, Wioletta, qui seront suivies de Jadwiga et Zozia.
    Il s’entoure d’hommes dévoués pour faire prospérer le domaine, règne en autocrate sur ses terres comme dans sa maison – « Il aime établir l’ordre et l’ordre l’ennuie, il aime conquérir et la possession le lasse. »

    Quand le couple Zemka hérite de tout, en 1829, Jozef est bouleversé : « Il a repris
    sa terre : pour lui, c’est une victoire de tous les Polonais sur leurs occupants, et dans son bonheur privé, il voit en rose le destin de sa nation entière. »
    La jeune révolution belge de 1830 nourrit son rêve de liberté pour la Pologne. Son frère Adam lui envoie des lettres enflammées depuis Varsovie, mais le vent tourne et celui-ci doit s’exiler en France avec sa famille. Jozef s’entiche alors de son neveu, Jean, dont il place le portrait en vue dans la bibliothèque. Il rêve d’en faire son héritier en le mariant avec son aînée, sa cousine.

     

    Le jeune homme, invité au domaine, exprime bientôt des idées libérales : « Des serfs ? Des Polonais, mon oncle. Qu’importe l’inégalité quand la patrie est en jeu ? Ils chérissent autant que nous la liberté, et la liberté est une : il n’y aura plus, un jour prochain, ni serfs ni maîtres, mais un peuple d’êtres libres, forts et solidaires. » Tandis que ses fiançailles avec Maria se prolongent, il reste d’autres filles à marier, et d’abord à instruire. On engage un jeune précepteur, Zygmunt Borowski. La princesse Dubinska, en visite, exprime sa défiance envers l’individu, d’esprit trop libre, mais Clara prend sa défense – pressent-elle, déjà, le rôle qu’il va jouer dans sa vie d’épouse délaissée, trop souvent humiliée ?

     

    Les cinq filles Zemka connaîtront des destins fort divers, et parmi elles, Wioletta est la figure la plus marquante. Lire, rêver, peindre, voilà ce qui suffit au bonheur de la plus belle fille de Jozef. Le spectacle de Noël 1845 secoue la maisonnée : à la fin du récit de la Nativité, la marionnette de la Mort revient sur scène et lance un Appel au peuple des campagnes : « Reprenez donc vos terres et chassez-en vos maîtres, et Dieu vous bénira, car c’est sa volonté ! » Jozef Zemka, furieux, n’arrive pas à identifier le coupable. Des temps agités s’annoncent en Galicie. Routes barrées, incendies, charretées de cadavres, impossible de quitter le domaine. Jozef voit son univers s’écrouler quand on lui annonce la mort de Jean, parti se battre pour la justice. Il comprend que « c’en est fini de la féodalité ».

     

    De l’abolition des corvées à la fin du domaine, il y aura bien des péripéties politiques que Diane Meur intègre sans peser dans l’histoire des Zemka. Sous le regard d’une maison vénérable, les générations se succèdent, des liens se nouent, publics ou secrets. La maison connaît encore des fêtes, mais de moins en moins éblouissantes. Le scandale même s’y fait une place : Wioletta, enceinte, refuse de donner le nom du père, un homme marié. On l’éloigne, on lui arrache son nouveau-né. Comme Clara, sa mère, Wioletta a du caractère, et résiste au mauvais sort. Le temps viendra où elle sera le seul soutien de son vieux père, et elle aura son heure. La romancière tisse sa toile à son gré, mêle les saisons, anticipe, réveille un souvenir, jusqu’à ce que les ombres, finalement, soient plus nombreuses que les vivants entre les murs de la maison qui n’est elle-même plus que l’ombre de ce qu’elle a été.

  • Vendre

    « Frank, peut-être est-ce le vieux vendeur qui vit en moi, mais je n’ai jamais eu qu’une seule conviction, et la voici : si vous essayez de vendre une idée, et peu importe qu’elle soit plus ou moins compliquée, vous ne trouverez jamais meilleur instrument de persuasion que la voix d’un être vivant. »

     

    Richard Yates, La fenêtre panoramique

     

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  • Trouver sa voie

    La fenêtre panoramique (Revolutionary road, 1961), de Richard Yates (1926-1992),  a été récemment porté à l’écran par Sam Mendes (Les noces rebelles, 2009). Dans ce Madame Bovary de la littérature américaine (selon Douglas Kennedy chez Busnel), les allusions à Flaubert sont une piste de lecture très intéressante, mais on peut lire ce roman sans y penser, pour sa peinture magistrale d’une descente aux enfers conjugale en banlieue, non loin du Domaine de la Révolution, vers 1955.

     

    April, la « charmante » épouse de Frank Wheeler, a étudié l’art dramatique, ce qui a poussé leurs amis, Milly et Shep Campbell, à les enrôler dans la Compagnie du Laurier, une troupe d’amateurs. « Longtemps après la date fixée par le directeur pour ce qu’il appelait « enlever la pièce réellement au-dessus du sol, la faire vivre pour de bon », elle demeura une masse statique, inhumainement lourde, informe, inanimée (…) » Une bonne répétition générale a ranimé leur espoir d’éblouir, mais la première est un échec. April qui semblait pouvoir y récolter un succès personnel finit par perdre ses moyens elle aussi – « Quand le rideau tomba enfin, ce fut une vraie miséricorde. » 

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    Frank retrouve sa femme dans la loge, prêt à lui témoigner amour et compassion. « Mais un recul imperceptible de ses épaules lui apprit qu’elle ne tenait pas à ses caresses ». Bien qu’ils aient prévu de sortir ensuite avec les Campbell, April oblige Frank à prétexter un problème de baby-sitter pour pouvoir rentrer – « le premier mensonge de ce genre depuis deux ans qu’ils étaient amis ». Cette petite comédie annonce la thématique du roman : mascarade conjugale, obsession des convenances, insatisfaction profonde.

     

    Sur le trajet du retour, April refuse de parler de cette soirée ratée, s’exaspère de l’insistance de son mari. Une fois rentrée, elle se couche sur le canapé du séjour pour qu’il la laisse tranquille. Le lendemain, quand Frank se lève, elle est déjà occupée à tondre la pelouse, ce qui surprend Mrs Givings, l’agent immobilier de la région, venue leur offrir un plant de sedum. Cette femme bavarde et curieuse est tout de même assez observatrice pour deviner que les Wheeler ne sont pas disponibles pour écouter ce qu’elle a en tête.

     

    Jennifer et Michael, les enfants, s’inquiètent. La tension est palpable. April « s’était toujours tenue sur le bout d’une branche, prête à s’envoler : prête, toujours, à partir à la minute même où elle aurait envie de partir (« Ne me parle pas sur ce ton, Frank, ou alors je pars ; et je le ferais ! ») ou à la minute où entre eux quelque chose clocherait sérieusement. » Tout le week-end, elle reste sur la défensive, au désespoir de Frank qui cherche à se réconcilier tout en pensant à « la seule et unique chose au monde dont il avait envie réellement, sincèrement : s’emparer d’une chaise et la lancer à toute volée dans la fenêtre panoramique. » Et puis, le dimanche soir, les Campbell arrivent comme prévu et pour la première fois, les regards s’évitent, les amis se font des politesses, ne trouvent rien à se dire – « C’était une expérience nouvelle. »

     

    Depuis longtemps, les deux couples s’entendent à déplorer la médiocrité générale, le conformisme. Ce soir, à court d’idées, Milly raconte ce qu’elle vient d’apprendre : le fils de Mrs Givings, présenté par sa mère comme un « merveilleux » mathématicien enseignant dans l’Ouest, se trouve tout près de chez eux, enfermé dans un hôpital psychiatrique depuis qu’il a enfermé et terrorisé ses parents. Cette nouvelle « excitante » détend un peu l’atmosphère. Frank, à la veille de ses trente ans, se lance dans le récit de son vingtième anniversaire à la fin de la guerre. Mais il se rappelle le leur avoir déjà raconté, il y a un an, et capte le regard écœuré d’April, un regard qui le hante encore le lendemain matin, dans le train, où il a  « l’air d’un homme condamné à une mort très lente, sans douleurs. »

     

    L’espoir renaît quand après avoir tout pesé, April convainc Frank de laisser tout tomber, emploi, maison, pour commencer une nouvelle vie en Europe, où elle trouverait du travail, le temps que Frank trouve sa voie, une activité qui lui corresponde mieux que sa situation actuelle. Ils annoncent leur départ aux proches, mais acceptent tout de même, à la demande de Mrs Givings, de recevoir leur fils John, de temps à autre, malgré les risques.

     

    Et puis April tombe enceinte. Elle ne veut pas de cet enfant. Frank ne veut pas qu’elle avorte. Derrière leur façade bienveillante – que seul John Givings, « le fou », ose démasquer –, leurs désirs divergent. Frank n’ose parler d’un entretien professionnel prometteur, se console avec une secrétaire. Il décide que le temps sera son allié – « Notre capacité à mesurer et à répartir le temps est une source presque intarissable de soulagements. » Frank se force à être gai, attentif, séduisant. « L’ennui, c’est que la vie ordinaire devait cependant continuer. » La comédie tourne au tragique. Comme chez Flaubert, les rêves se fracassent. Il n’y a parfois rien de plus cruel que les rapports quotidiens où la souffrance fait son nid.

  • Pour le mieux

    « Personne ne se consacre à une activité en cherchant dès le départ à accomplir quelque chose de merveilleux. Même quand c’est au-delà de nos capacités, on avance vers un but en s’efforçant de faire pour le mieux, c’est ainsi que les gens progressent. Et c’est ça qui fait avancer le monde. Je me demande si l’art, ce n’est pas ça aussi. »

     

    Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil

     

    Vitrail du mémorial Kongolo à Gentinnes (détail).JPG