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Roman - Page 216

  • Courir

    « La plupart des adultes partent du principe que les émotions de l’adolescence ne comptent pas vraiment, que ces violents accès de rage et de haine, ces moments atroces de gêne et d’horreur, ces élans d’amour abject et désespéré passeront avec l’âge, qu’ils font partie de la puberté, qu’ils ne sont rien qu’une sorte de répétition avant le vrai spectacle. Ce n’est pas vrai. A treize ans, tout compte. Tout a des bords tranchants. Tout vous blesse. » (Pion) 

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    « Moi aussi j’avais couru comme ça, je m’en souvenais parfaitement, et il n’y avait pas si longtemps non plus, à l’époque où les week-ends avaient la longueur du terrain de foot. De nos jours, ils passent comme l’éclair. Semaines, mois, années
    se bousculent et disparaissent comme dans le chapeau d’un prestidigitateur.
    Je m’interroge encore pourtant : pourquoi les garçons courent-ils toujours ?
    Et moi, quand ai-je cessé de courir ? »
    (Roi)

     

    Joanne Harris, Classe à part.

  • Suspense garanti

    Qui a vécu au sein d’une école prestigieuse, ancienne, traditionnelle, se retrouvera
    chez lui dans le roman de Joanne Harris, Classe à part, un titre qui lui correspond bien même s’il ne traduit pas littéralement Gentlemen and Players (2005). La romancière anglaise, dont le troisième roman, Chocolat, a connu un beau succès au cinéma, a pris au jeu d’échecs les rôles de ses personnages : un pion et un roi, en alternance, plus tard un cavalier et une reine.

     

    Il y a des lignes qu’on n’est pas censé franchir – « Entrée interdite au-delà de cette limite » – et qui donnent envie de le faire : « La limite qui sépare le criminel de la société des honnêtes gens est une frontière aussi arbitraire et insensée que les autres, une simple ligne tracée par quelqu’un dans la poussière. » Voilà ce que ressent déjà à neuf ans le rejeton de John Snyde, devenu le « porter » de Saint Oswald. Son père est très fier de son emploi dans ce lycée réputé dont ils occupent la Vieille Loge. 

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    Quelle frustration pour l’enfant d’habiter un tel endroit sans pouvoir s’y inscrire ! Les élèves de Saint Oswald semblent « d’une autre race » que ceux de l’école populaire où celui qui aime les livres est un bouc émissaire : « Ils me paraissaient non seulement dorés par le soleil et par la vie qu’ils menaient dans un cadre aussi beau mais aussi par quelque chose de moins tangible, par une assurance naturelle, un vernis mystérieux qui les revêtait tout entiers. » (On se croirait avec Emma Bovary au Château de la Vaubyessard.)

     

    A la rentrée de septembre, Straitley songe aux trente-trois ans passés là à enseigner le latin, il va sur ses soixante-cinq ans. « Encore un trimestre et, comme au cricket, j’aurait fait une Centaine. Mon nom sera inscrit au tableau d’honneur du personnel. » Très attaché à la salle 59, dans le clocheton, il observe que comme les chiens et leurs propriétaires, salles de classe et enseignants finissent par avoir un air de famille. « Territoire souvent concédé mais jamais cédé », avec son vieux bureau et ses pupitres de bois maintenus malgré la vogue des tables modernes, la sienne a le même charme que sa vieille veste de tweed, malgré les souris. Mais la réunion de professeurs jette vite une ombre sur cette rentrée : les salles reçoivent une nouvelle numérotation, de nouvelles occupations. Non seulement on prive Straitley de son bureau, mais il devra partager « son » local avec d’autres.

     

    Quaz, comme le surnomment ses élèves (pour Quasimodo), jauge rapidement les nouveaux collègues. Lui-même se range parmi les Tweedys, des solitaires très
    attachés à leur territoire, leur tasse à thé, leurs plantes vertes. Il repère deux personnalités a priori sympathiques : miss Dare, une linguiste, et Chris Keane, le nouvel angliciste. Mais ni lui ni personne ne se doute qu’une Taupe vient de s’introduire à Saint Oswald, quelqu’un qui n’a jamais supporté l’humiliation ni le
    renvoi de son père, le gardien John Snyde. Quelqu’un qui connaît déjà par cœur tous les recoins de cette école qu’il a explorée clandestinement pendant son enfance, toits compris. Quelqu’un qui, à treize ans, s’est même mêlé régulièrement aux élèves, sans que personne ne remarque jamais Julien Dutoc, l’élève invisible - à part pour un garçon rebelle avec qui s’est nouée une amitié très particulière. Un des nouveaux professeurs n’est pas celui qu’on croit. Avec la même facilité qu’alors, il s’est fait une place dans ce monde insupportablement interdit.

     

    Classe à part distille une vengeance habile, sournoise, machiavélique. Il s’agit de faire s’écrouler le bel édifice. Tous les coups sont permis contre les élèves, les collègues, la direction, la réputation même de l’établissement de prestige où personne, jamais, n’a eu la moindre idée de ce que signifie, pour un enfant, d’être exclu d’emblée de ce paradis, à cause de son origine sociale.

     

    Le suspense est donc garanti. En même temps, Joanne Harris nous plonge dans l’atmosphère si particulière d’une année scolaire, avec les motivations diverses, les rivalités et les alliances, à tous les niveaux. « Le domaine vestimentaire, écrit l’auteur avec humour à propos de l’uniforme, est le champ-de-mars des jeunes ». Le vieux Straitley connaît la chanson. S’il sait jouer la comédie en classe, faire régner l’ordre, s’insurger contre les vaines nouveautés pédagogiques ou administratives, il est plein d’affection pour ses élèves. Dès que les choses commencent à mal tourner, il pressent derrière ces événements une intelligence impitoyable. Nous partagerons ses soupçons mais, comme lui, alors que le pion nous a mis tout le long dans la confidence, le dénouement nous surprendra, alors que nous croyions avoir tout deviné.
    « Audere, agere, auferre », c’est la devise de Saint Oswald. Oser, agir, triompher.

  • Presque rien

    « Un regard, ce n’est presque rien. Sans signification particulière, sans conséquence. Et c’est ce qui continue à me stupéfier, encore aujourd’hui : que l’existence d’un être puisse être bouleversée par quelque chose d’aussi éphémère, d’aussi périssable. Chaque jour, nous croisons des centaines de regards, dans la rue, dans le métro, au supermarché. C’est une réaction instinctive : vous remarquez quelqu’un en face de vous sur le trottoir, vos yeux se rencontrent une seconde et vous continuez votre chemin l’un et l’autre, et c’est terminé. Alors pourquoi ? Pourquoi ce regard-là aurait-il dû tant compter ? Il n’y avait aucune raison, et cependant… Il a tout changé, irrévocablement. Sauf qu’aucun d’entre nous ne s’en doutait, au moment où il s’est produit.
    Parce que ce n’était qu’un regard, après tout. »

     

    Douglas Kennedy, La poursuite du bonheur.

     

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  • Pour l'histoire

    La poursuite du bonheur, titre qui annonce bien des drames, est signé de l’auteur à succès Douglas Kennedy. Recommandé par une amie, ce roman américain publié en 2001 dépeint les milieux culturels new-yorkais dans la seconde moitié du vingtième siècle.

     

    Kate Malone enterre sa mère. Elle confie son fils à son ex-mari pour parler à son frère, arrivé à la dernière minute. Le « fils indigne » qui n’a pas cherché à revoir sa mère avant la fin est visiblement mal à l’aise. C’est Kate qui s’est occupée d’elle,
    Kate qui va ranger le petit appartement dans lequel leur mère vivait chichement à Manhattan. Et c’est à Kate que s’adresse une inconnue, Sara Smythe, dans une lettre de condoléances où elle affirme la connaître depuis son enfance. Elle souhaite la rencontrer, mais Kate, en deuil, n’en a aucune envie. Jusqu’au jour où lui arrive par la poste un album de photos ; elle y reconnaît ses parents et toutes les étapes de sa propre vie. Alors elle se décide à rencontrer cette Sara, âgée de soixante-dix ans :
    le père de Kate, mort peu après sa naissance, a été « le grand amour de sa vie ».
     

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    Flash-back en 1945. Soirée new-yorkaise, à la veille de Thanksgiving, dans l’appartement d’Eric Smythe, le grand frère de Sara. Pour lui, elle est simplement S., « S. pour "Sara" ou pour "Soeurette" ». Etudiant brillant, il a déçu leurs parents en préférant à une carrière classique la vie de bohème à Greenwich Village. Sara aussi s’est rebellée, a repoussé un prétendant bien sous tous rapports. Elle tente sa chance comme journaliste à New York, où Life lui accorde un stage. Ce soir-là chez son frère, son regard croise celui d’un bel Irlandais, Jack Malone. Coup de foudre à Manhattan. Jack repart avec l’armée le lendemain, ils n’ont qu’une nuit devant eux. « Il savait parler, oui, mais aussi écouter. Et les hommes sont toujours dix fois plus séduisants quand ils ont le don de mettre une femme en veine de confidences. »

     

    Jack et Sara se racontent leur vie, se donnent rendez-vous neuf mois plus tard, à son retour, et promettent de s’écrire entre-temps. Jack manque terriblement à Sara, qui lui envoie lettre sur lettre mais n’en reçoit aucune. Leur histoire d'amour, riche en péripéties, n’est pas toujours à la hauteur de la formule de Puccini citée par l’auteur :
    « Du sentiment, oui, mais pas de sentimentalité. » Un coup de foudre fait-il forcément le bonheur ?

     

    Une belle affection lie Eric et Sara, c’est un autre fil du récit. Le frère et la sœur se soucient beaucoup l’un de l’autre, s’encouragent dans la voie qu’ils ont choisie à contre-courant de leur éducation. Après la publication d’une nouvelle jugée prometteuse, Sara se consacre surtout à “Tranches de vie”, sa chronique hebdomadaire pour Saturday/Sunday. « Oui, je découvrais pas à pas qu’écrire est d’abord un étrange défi lancé à soi-même. » Eric, qui travaille pour le théâtre, n’arrive pas à terminer la pièce de ses rêves. Sympathisant communiste, libertaire, il se retrouve sur la liste noire des maccarthystes qui menacent de révéler son homosexualité s’il ne veut pas lui-même leur livrer des noms. Cèdera-t-il ou non ? « C’est par nos choix que nous nous définissons. » Et l'on comprendra pourquoi Sara Smythe et Kate Malone devaient absolument se rencontrer un jour.

     

    Un roman à lire donc surtout pour l’histoire et son contexte. Conflits professionnels, affaires de famille, espoirs déçus, réussites, surprises bonnes ou mauvaises de l’existence, la description du quotidien (argent, sommeil, alcool...), souvent réaliste, cède parfois aux arrangements providentiels. Avec une écriture factuelle, des
    dialogues surabondants, un style plutôt cinématographique, Douglas Kennedy déroule La poursuite du bonheur sur quelque huit cents pages. « Et puis vous disparaissez, et plus personne ne se souvient du roman qu’a été votre vie. »

  • Cottages d'artistes

    Esther Freud, née en 1963, est la fille du peintre Lucian Freud, l’arrière-petite-fille de Sigmund Freud. La romancière anglaise s’est inspirée d’archives familiales pour écrire La maison mer (The Sea House, 2003), une double histoire dont les cottages de Steerborough, dans le Suffolk, sont plus que le décor. Une histoire d’artistes.

     

    En 1953, le peintre Max Meyer se rend sur la Côte à la demande de Gertrude Jilks, une psychanalyste pour enfants, l’amie de sa sœur Kaethe. Max est sourd depuis l’âge de treize ans. Gertrude remplit une promesse faite à son amie récemment disparue en demandant à Max de venir peindre sa maison, Marsh End, pour l’occuper. Cinquante ans plus tard, Lily Brannan s’installe à son tour à Steerborough. Etudiante en architecture, elle veut découvrir de près ce village où a vécu l’architecte Klaus Lehmann. Pour son travail de fin d’études, elle lit les lettres qu’Elsa Lehmann, son épouse, a conservées, une correspondance de vingt ans que lui a confiée un parent. Nick, son fiancé, resté à Londres, ne comprend pas son refus d’un téléphone portable. La cabine téléphonique locale fonctionne mal. Dès le premier jour, Lily se promène pour prendre ses repères : « La mer roulait ses vagues, juste derrière la ligne d’horizon, elle semblait appeler Lily de son grondement magnétique. » 

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    Cette double histoire, celle de Max, celle de Lily, appelle la lumière et les couleurs. « Le paysage dans son ensemble était déjà une aquarelle qui n’avait nul besoin de ses coups de pinceau » se dit Max au début. Le soleil « donnait à l’herbe un vert surnaturel, aux flaques un bleu alpestre, et rappelait à Max les ciels de la peinture religieuse italienne qu’il avait étudiés, les chérubins potelés, les doigts de la lumière divine. » Lui aussi relit des lettres d’autrefois, celles de son maître en peinture, Cuthbert Henry. Le père de Max avait rétribué celui-ci pour conseiller son fils dont on lui envoyait les dessins, et puis ces échanges s’étaient mués en une véritable amitié. « Un peu sourd ? Qui vous dit que vous avez besoin de vos oreilles pour peindre ? » lui avait-il écrit un jour. Et une autre fois, « « Et si vous attendez de savoir dessiner à la perfection, alors vous pouvez aussi bien attendre jusqu’à l’heure de votre mort. »

     

    Quand Gertrude invite les Lehmann, Klaus et sa femme, pour qu’il fasse leur connaissance, Max est ébloui par la beauté d’Elsa. A sa grande surprise, celle-ci se souvient de lui, du temps des vacances d’été à Hiddensee. Enfant, elle avait observé le beau couple qu’il formait avec une jeune fille en robe verte – « C’était ma première rencontre avec l’amour », dit-elle. Max se met à peindre, une maison après l’autre, sur un rouleau de papier d’apprêt trouvé chez Gertrude. Par tous les temps, on le voit sur son tabouret, croquant les architectures, les détails, les gens aussi. « Une large frise composée de verts, de briques et de fenêtres, d’oiseaux, de chats, de ciel. » On découvre par petites touches le passé de Max, son départ d’Allemagne, l’histoire de sa famille. La rencontre avec les Lehmann – l’architecte juif allemand a fui les nazis lui aussi -  fait affluer les souvenirs. Elsa, un jour, l’emmène dans la maison mer, une cabane blanche sur pilotis, où l’amour et le drame se donneront rendez-vous.

     

    Lily, un demi-siècle après, tombe littéralement sous le charme de l’endroit et de ses habitants. Sa voisine Ethel prend chaque jour un bain de mer à quatre-vingts ans passés. A côté, Grae, qu’elle entend se disputer avec sa femme, a deux fillettes, Em et Arrie, qui suivent Lily partout ou bien l’emmènent sur des chemins inattendus. Lily voudrait partager son enthousiasme avec Nick, mais il y a toujours quelque chose d’urgent qui le retient à Londres. Et les mots d’amour qu’il ne lui a jamais dits lui manquent terriblement, si loin de ceux qu’écrivait Klaus à Elsa.

    La maison mer d’Esther Freud parle des choses de la vie, au dehors comme au dedans. Les rapports entre les êtres, la création, la vie au village, la nature et les demeures des hommes, leurs élans et leurs hésitations… Un roman palpitant.