Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

île maurice

  • Maude

    « Elle était toujours la même, un peu folle, mais amusante, énergique. Une survivante d’un temps révolu, et pourtant si vivante qu’on pouvait douter que
    ce temps fût vraiment terminé, imaginer que quelque part, loin de cette masure et de cette ville grise, de l’autre côté de l’horizon, à
    Mostaganem par exemple, les hommes et les femmes continuaient une histoire ancienne, s’amusaient au
    son du cake-walk et de la polka, recommençaient sans cesse la même fête, levaient le rideau rouge sur la première du
    Boléro ! Elle n’était coupable de rien, songeait Ethel. Il y avait une sorte d’innocence en elle, un appétit de vivre qui l’absolvait de ses excentricités et de ses erreurs passées. »

     

    Le Clézio, Ritournelle de la faim 

    Serov, Portrait d'Ida Rubenstein - sur Wikimedia Commons.jpg
    Serov, Portrait d'Ida Rubinstein

  • Ethel par Le Clézio

    J.M.G. Le Clézio, né à Nice en 1940, a reçu le prix Nobel de littérature en 2008, l’année où paraît Ritournelle de la faim, un roman inspiré par l’histoire de sa mère. L’auteur ouvre le récit sur sa propre expérience de la faim, associée aux goûts nouveaux découverts à la fin de la guerre, quand les Américains lancent à la volée chewing-gum, chocolat, pain blanc surtout, « à la mie aussi blanche que le papier » sur lequel il écrit – « Et à l’écrire, je sens l’eau à ma bouche, comme si le temps n’était pas passé et que j’étais directement relié à ma petite enfance. » 

    Pavillon de l'Inde française à l'exposition coloniale de 1931 sur Wikimedia Commons.jpg

     

    L’histoire d’Ethel se raconte en trois temps : La maison mauve, La chute, Le silence. Ethel a dix ans lorsqu’elle visite avec son grand-oncle l’Exposition coloniale. Celui-ci est pressé de lui montrer le pavillon de l’Inde française, une maison « très simple, en bois clair, entourée d’une véranda à colonnes. » Au centre, un patio, avec un bassin circulaire. Monsieur Soliman l’a achetée pour l’installer sur son terrain planté d’arbres exotiques. Ethel, émerveillée par la couleur « légère, irréelle comme une fumée, couleur d’hortensia, couleur de crépuscule au-dessus de la mer » diffusée par des barres électriques dans des niches de bois, la baptise « la Maison mauve », sans savoir encore que son grand-oncle la lui destine.

     

    L’oncle Soliman tombe malade. Avec sa nouvelle amie Xénia dont elle a fait la connaissance à la rentrée des classes – Ethel admire ses yeux bleu pâle, son regard lointain (sa mère a fui la Russie après la Révolution) –, elle se rend au terrain de la rue de l’Armorique pour lui montrer les planches de la maison protégées sous une bâche, un peu mal à l’aise en devinant la pauvreté des Chavirov (la mère de Xénia, comtesse, travaille dans un atelier de couture). Ethel décide d’apprendre le russe, Xénia se moque d’elle et clame son désir de faire table rase du passé pour « changer de vie ».

     

    Le Clézio interrompt à plusieurs reprises la narration pour nous faire entendre les « conversations de salon » chez les parents d’Ethel, Alexandre et Justine Brun, qui reçoivent tous les dimanches. Les souvenirs de l’Ile Maurice font résonner des noms de lieux qui excluent les non-Mauriciens. Quand Ethel demande à Monsieur Soliman pourquoi il a quitté son île, celui-ci répond : « Petit pays, petites gens ». Parmi les invités de son père, elle fuit un financier aux mains frôleuses pour se réfugier auprès de Laurent Feld, un Anglais qu’elle aime comme un grand frère. Alexandre Brun aime partager ses marottes : le Grand Soir des anarchistes, les avions, les dirigeables. On parle beaucoup aussi de l’actualité, de la Révolution russe, du prix de la vie, d’Hitler. Les « instants musicaux » font partie du rituel dominical : Ethel au piano, son père à la flûte ou au chant. Parfois on écoute la belle Maude (la maîtresse de son père,
    devine Ethel).

     

    La mort de Monsieur Soliman en 1934 coupe court aux rêves. Son père l’emmène chez le notaire, elle ne comprend pas immédiatement qu’il s’approprie tout l’héritage, ce dont son grand-oncle avait voulu la préserver, connaissant ses imprudentes foucades. C’est le début de « La Chute ». Ethel en prendra conscience trop tard, le jour où Xénia lui parle avec un certain mépris du chantier de la rue de l’Armorique, où l’on a creusé un énorme trou pour bâtir un immeuble de rapport. Feignant d’être au courant, Ethel s’informe alors de tous les aspects de la construction, voit l’architecte, vérifie les comptes. « Il fallait quitter l’enfance, devenir adulte. Commencer à vivre. » Les projets fumeux d’Alexandre sont en train de les ruiner. Ethel conclut un arrangement avec le notaire pour vendre tout ce qui peut l’être, régler les dettes, sauvegarder l’appartement parisien.

     

    Puis la guerre éclate. En 1942, les Brun se réfugient à Nice et y découvrent le dénuement. « On mourait petit à petit, de ne pas manger, de ne pas respirer, de ne pas être libre, de ne pas rêver. » Même la mer, qu’Ethel aime tant, devient « juste un trait bleu dans le lointain, entre les palmes, par-dessus les toits rouges ». Dans le sous-sol de la Villa Sivodnia, Ethel retrouve Maude vieillie, affamée, mais tenant le coup par la force de son imaginaire, même si elle doit ramasser les restes du marché ou chanter de cour en cour pour se nourrir. A ses parents, elle n’a plus grand-chose à dire : Alexandre, malade, ne quitte plus son fauteuil, Justine ne songe qu’à lui. Ethel renonce aux questions qu’elle pensait leur poser un jour sur leur passé, découvre qu’elle ne les aime pas, mais qu’elle a pour eux une « faiblesse ».
    A la fin de la guerre revient Laurent Feld, qui n’a cessé de lui écrire des lettres et des poèmes. Dans Paris qui renaît, Ethel va découvrir sa guerre à lui et entrer dans une autre vie.

    Roman un peu disparate, Ritournelle de la faim ne tient pas toujours la note. Tableau d’une société en perdition, d’une époque, d’une famille, c’est quand il explore les sentiments d’Ethel qu’il prend le plus de force, bien que les attaches profondes de la jeune fille, comme ses rêves, semblent parfois muselées. Peut-être, après tout, par la colère.